conclusion

Un premier constat s’impose : les trois chapitres qui constituent cette partie, entretiennent un étroit rapport d’interdépendance, du moins dans le contexte durassien, alors que des notions telles que communication non verbale, politesse et émotion auraient pu sembler hétéroclites.

La communication non verbale témoigne assez fréquemment de la politesse et des différents affects des personnages. Quant aux notions de politesse et d’émotions, elles sont étroitement liées à la fois sous une forme de symétrie, sous une forme de variation proportionnelle et sous une forme d’opposition. En outre, ces notions conditionnent le statut profond du dialogue qui, chez la romancière, s’apparente beaucoup plus aux conversations qu’aux dialogues des interactions authentiques. Si ce n’était la crainte de contrevenir à l’usage communément répandu d’employer le terme de dialogue pour le domaine romanesque, il aurait d’ailleurs été peut-être plus judicieux de rebaptiser « conversations romanesques » les dialogues apparaissant à partir des romans de la deuxième période durassienne, tant c’est la conversation sous sa forme mondaine ou familière (voire intime) qui remplace en profondeur le dialogue au plein sens de logos. Ce passage du dialogue à la conversation est un des facteurs fondamentaux pour expliquer l’évolution de l’écriture de la romancière et son passage du roman traditionnel à une forme de nouveau roman. Un fait tout à fait similaire est à observer chez Dominique Rolin, romancière qui a suivi le même type d’itinéraire littéraire que Duras.

L’étude de la communication non verbale, par contre, nous a conduite beaucoup plus du côté de la narratologie et d’une « poétique » du dialogue. Elle nous a amenée au constat que, chez Duras, ce sont souvent les notations non verbales qui occupent la majorité de la partie narrative réduisant souvent la fonction narrative à une simple observation des signes conversationnels ou interactionnels (statiques, cinétiques, proxémie, gestuelle, indices paraverbaux) et plaçant narrateur et lecteur, par l’a priori d’extériorité, en situation de témoin (ou de voyeur) des interactions ainsi décrites. À partir des romans de la deuxième période, la réduction importante des commentaires sur les intentions du locuteur ou sur les discordances entre effet exprimé et effet réel, présentées alors simplement sous la forme de simples supputations, place le lecteur dans la même situation - sélection et hiérarchisation en moins - que s’il assistait comme témoin à des interactions réelles au hasard d’une rue, dans un café ou dans un quelconque lieu public.

En ce qui concerne la poétique, Durrer (1994 : 36) rappelle que « quatre aspects de la parole des personnages [...] ont été retenus par la tradition [...] ». Elle les cite sous cette forme :

  1. le lien entre la parole des personnages et le référent « non fictif » ; le degré d’oralisation du dialogue

  2. le mode de représentation des dialogues des personnages (direct, indirect, indirect libre)

  3. la participation à l’intrigue

  4. la dimension interactive du dialogue ; les types d’enchaînement dans les répliques

Mais elle signale que « seul le deuxième, à savoir la question du mode de discours, a fait l’objet d’études approfondies ». Toutefois ce deuxième point fait partie d’une problématique plus vaste qui concerne la notion de continuité ou de rupture entre paroles de personnages et narration et qui, elle, n’a été que peu étudiée dans les différents aspects qu’elle présente. Duras, nous l’avons dit, privilégie la continuité et les indications non verbales font partie des procédés utilisés pour l’assurer puisque, pour l’essentiel, elles sont à charge du narrateur mais décrivent les interactions qui se produisent entre les personnages. Elles assurent donc, par leur existence même, un lien entre la parole de personnages qu’elles commentent et la partie narrative pure. Sur le plan des techniques plus spécifiques de la romancière, les regards et les sourires occupent une place très particulière car ils peuvent passer du rôle de simples accompagnateurs de paroles à des rôles plus fonctionnels, comme désigner les partenaires de la communication ou indiquer à destination du lecteur des points de concordance entre les personnages ou la relation qui les unit. En outre, le continuum entre partie narrative et partie dialoguée provient également d’éléments plus particuliers comme le rythme unitaire qui transcende parole narrative et parole de personnages, mais surtout d’un phénomène que nous avons dénommé « la contamination narrative » puisque nous avons vu que la parole des personnages peut déteindre sur le narrateur et sur sa manière de s’exprimer. Cet effet de continuum atteste bien la présence d’un auteur inscrit.

Les notations non verbales jouent également un rôle sur le plan à la fois de la cohésion et de la cohérence des répliques - ce qui correspond au quatrième élément de la tradition poétique mentionnée par Durrer. Beaucoup de notations de silence ponctuent les échanges, fonctionnent en véritables marqueurs et les notations de regards, ainsi que celles de leur objet, assurent une cohésion entre certaines répliques.

Toujours pour rester dans le domaine de la poétique, mais cette fois pour nous centrer plus spécifiquement sur le rapport entre conversations authentiques et dialogues romanesques - premier point chez Durrer -, l’analyse a fait apparaître deux différences fondamentales. Premièrement, le fait que tout dialogue romanesque s’inscrit au sein de la communication avec le lecteur a pour conséquence que de nombreuses indications non verbales fonctionnent prioritairement à destination du lecteur et permettent d’associer des personnages en les réunissant dans des similitudes de posture, dans une chaîne de regards. Il résulte également de cette inscription au sein d’un autre circuit communicationnel que l’auteur inscrit opère des sélections et des hiérarchisations. Il les organise par rapport à son système de signification, parmi les nombreuses indications simultanées qu’un témoin aurait enregistrées s’il avait assisté à la même interaction dans la vie réelle. La troisième grande conséquence est la possibilité de décomposer linéairement à la fois les gestes et les actes de paroles et de créer un effet assimilable aux effets de ralenti au cinéma. Enfin, du fait du double circuit, il peut y avoir une discordance totale entre le posé et le représenté. Ainsi, les héroïnes durassiennes posées comme silencieuses se révèlent en fait très bavardes. Deuxièmement, apparaît fondamentalement une différence de codification que la problématique du silence, une nouvelle fois, illustre à merveille parce qu’elle montre tout le paradoxe de la représentation littéraire des interactions. Dans la conversation, le silence se définit comme un vide, une absence de bruit ou de parole (sans être pour autant dépourvu de sens) alors que dans le texte, le silence est un plein. Le vrai silence du texte littéraire est le blanc. Par contre, lorsqu’il y a des tentatives pour rendre le réel, comme le fait d’utiliser le sourire pour désigner le partenaire de la communication ou le fait de ne reproduire que les manifestations extérieures, et qu’il y a donc chez la romancière une « intention de vie », celle-ci s’oppose à tel point à la codification littéraire qu’il en résulte paradoxalement un effet de non réel, comme d’ailleurs les tentatives de reproduire mimétiquement l’oralisation des discours.

Communication non verbale, politesse et émotion s’articulent également pour définir les personnages romanesques durassiens, les caractériser et les répartir en types. Duras remplace la traditionnelle psychologie des personnages par une caractérisation interactionnelle et c’est leur attitude dans la communication qui définit leur être. Les expressions durassiennes comme « celle qui se tait » ou « celle qui regarde le sol » ou « celui qui ne répond pas » témoignent en profondeur du phénomène. En outre, la quasi-totalité des personnages principaux (héroïnes et êtres à l’écoute) se définissent au travers des interactions comme des êtres d’émotion en marge du logos, défini à la fois comme rationalité et comme langage. Leur sensibilité par rapport aux différentes faces qui entrent en jeu dans les interactions contribue à les catégoriser. Les héroïnes se définissent comme de véritables « envahisseuses territoriales », mais agressent rarement la face positive des autres ; par contre, en ce qui concerne leurs propres faces, elles laissent agresser en permanence leur face positive (ce qui correspond au sentiment de honte qu’elles portent profondément en elles-mêmes), mais protègent relativement bien leur territoire qu’elles ne laissent envahir qu’en apparence. À l’opposé, se trouvent les êtres sociaux qui agressent en permanence la face positive des autres, mais laissent envahir leur territoire. Dans les zones intermédiaires, se situent les êtres à l’écoute, assez proches des héroïnes et les êtres destructeurs qui, outre les agressions généralisées qu’ils commettent envers les faces des autres, protègent parfaitement leurs propres faces. C’est également le paramètre de comportement à l’intérieur du système de la politesse qui a fait apparaître deux sous-catégories de personnage : l’homme poli (qui disparaîtra lors de l’évolution de la romancière) et l’homme grossier qui se maintiendra dans les romans de famille sous les traits du frère aîné.

Sur un plan plus spécifiquement littéraire, le caractère très subversif de la romancière s’est vu confirmé au fil des trois chapitres. Mais si la communication non verbale continue plutôt la subversion du code littéraire - et par là de l’institution littéraire -, la gestion de la politesse et de l’émotion s’inscrit dans une subversion plus idéologique et plus politique en cherchant à argumenter l’indignation (et donc un devoir éprouver), en représentant majoritairement le mode de discours identifié comme féminin mais en ayant l’intelligence de ne pas l’enfermer dans un discours de femmes et en redonnant de la face à des personnages disqualifiés socialement, faisant ainsi primer les faces individuelles sur les faces sociales.

Les phénomènes de transtextualité se retrouvent également mais sous une forme plus technique : l’écriture par les décompositions du procès en ses différentes valeurs aspectuelles, par les décompositions des actes de langage (scission très marquée notamment par des inversions d’ordre entre l’illocutoire/contenu propositionnel/perlocutoire), par le choix du regard comme déclencheur s’apparente à une écriture plus visuelle, proche de l’écriture cinématographique. Quant au métadiscours, il s’apparente de plus en plus à un phénomène de métaconversation défini par Traverso (1999).

En ce qui concerne l’évolution littéraire de la romancière, les trois grands paramètres retenus ont fait apparaître non seulement l’évolution du commentaire narratif se cantonnant de plus en plus dans l’observation extérieure des manifestations interactionnelles, mais surtout le remplacement des dialogues visant à représenter un devoir agir ou un devoir penser où l’émotion figurait au rang de stratégies par un dialogue visant un devoir éprouver quand il ne s’agit pas tout simplement de conversations où les personnages parlent de leurs affects, où les interactants reconstruisent par le biais d’une co-narration ou de confidences l’événement foyer de l’émotionnel pur. Et l’articulation de ces conversations intimes aux conversations mondaines devient l’une des tensions de romans comme Moderato, Le ravissement, ou Le consul parce qu’elle définit deux comportements diamétralement opposés chez le héros ou l’héroïne.

Enfin sur le plan de l’étude des interactions réelles, c’est essentiellement sur le plan des observations de la gestion de la politesse faites par la romancière que l’analyse des représentations des dialogues durassiens renvoie une série de questions aux analystes des conversations authentiques. Elles concernent spécifiquement la confirmation de la liaison rire/sourire avec respectivement les faces positives et négatives, le rôle des formules de politesse et la suspicion de non-sincérité quand elles accompagnent la politesse positive, la nécessité d’affiner les modèles dans un contexte de polylogue et la pertinence qu’il y a de dédoubler les faces pour faire intervenir la dimension humaine et sociale au sein de l’image que l’individu a et donne de lui-même et par rapport à laquelle il positionne toute l’interaction qui en découle. Ce mécanisme pourrait alors rendre compte de l’évolution de la politesse au sein de l’histoire conversationnelle et pourrait également expliquer pourquoi des interactions apparemment polies se révèlent en fait fondamentalement impolies.