1. Les monologues durassiens.

Si les linguistes définissent le monologue comme « un discours auto-adressé », cette acception stricte est loin de recouvrir, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1990 : 15), tous les emplois de ce terme dans la langue courante et est loin aussi de pouvoir nous permettre de décrire la totalité du fonctionnement monologal apparaissant dans les romans durassiens.

En partant des acceptions données par Le Petit Robert, nous constatons que le point commun entre toutes est le fait que « le locuteur parle seul » soit parce qu’il est seul sur scène ou dans l’espace interactionnel, soit parce qu’il ne veut pas laisser parler les autres ou que les autres ne lui donnent pas la répartie. Ceci présuppose qu’il se trouve alors dans un espace interactionnel partagé avec d’autres. Nous distinguerons donc l’espace à un interactant où, si discours il y a, il ne peut être qu’auto-adressé. Nous l’appellerons monade par opposition à la dyade, de la triade etc., à l’intérieur desquelles, cependant, peut apparaître un monologue.

Au sein d’une monade, la personne ou le personnage romanesque peut, conformément aux indications du dictionnaire, soit être en proie à ses pensées, soit même parler tout seul. Ces activités de pensées ou de paroles donneront lieu dans un cadre romanesque à ce qu'on appelle des récits de paroles ou de pensées.

En fait, la définition stricte des linguistes semble plutôt correspondre au « soliloque » qui, selon Le Petit Robert, se définit comme un discours auto-adressé soit réellement si la personne est seule, soit en apparence si le cadre interactif est pluriel.

Ces précisions terminologiques étant apportées, nous recourrons à la tripartition annoncée entre le niveau relationnel, le niveau interactionnel et le niveau conversationnel pour examiner tous les éléments qui dans le texte durassien pourraient avoir trait au monologue conçu dans son acception la plus générale.

Les personnages durassiens, comme la plupart des personnages romanesques, ne sont jamais des individus isolés. À l’exception peut-être du vice-consul à qui personne ne parle si ce n’est le directeur du Cercle et qui, comme seul lien familial, n'a plus qu'une vieille tante, ils ont toujours au minimum un tissu relationnel. Mais fait plus rare dans les romans, chez Duras, même la monade est rarissime. Elle apparaît de manière stricte dans L’après-midi et dans Le consul, comme nous le verrons par la suite. En général, un personnage n’est pratiquement jamais présenté en solitaire : il apparaît dans un espace interactionnel avec au moins une personne, quand ce n’est pas dans un lieu public où il devient l’objet d’un regard. En outre, le parti pris fondamental d’une focalisation externe fait que l’intrusion dans la pensée de quelqu’un, à l’exception du personnage-narrateur, est quasiment exclue de ses romans. Les êtres ne nous sont connus que de l’extérieur au sein d’interactions ou de conversations. Les rares dérogations se situent sous forme de supputations au niveau des intentions de l’acte de langage. Ainsi chez Duras, n’avons-nous généralement pas de monologue intérieur.

La monade sera alors le résultat d’une « focalisation sur » pour reprendre l’expression de Bal (1977 : 29) qui, à partir du terme de « focalisation » créé par Genette, distinguait une focalisation par et une focalisation sur permettant ainsi d'opérer au sein du roman une division fondamentale entre le personnage qui voit et celui qui est vu. C'est la focalisation sur qui dans ce cadre nous intéressera tout particulièrement puisqu'elle permet de construire un micro-espace interactionnel au sein d’un espace plus vaste. Cette focalisation précédera alors la rencontre proprement dite et le dilogue qui la mettra en scène :

‘Lorsqu’il entre dans ce café au bord de la mer, elle est déjà là avec des gens.
Il ne la reconnaît pas. Il ne pourrait la reconnaître que si elle était arrivée dans ce café en compagnie du jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs. [...]
Il s’assied à une table. Davantage encore que lui elle ne l’a jamais vu.
Elle le regarde. C’est inévitable qu’on le fasse. Il est seul et beau et exténué d’être seul, aussi seul et beau que n’importe qui au moment de mourir. Il pleure.
Pour elle il est aussi inconnu que s’il n’était pas né.
Elle part des gens avec qui elle est. Elle va à la table de celui-ci qui vient d’entrer et qui pleure. Elle s’assied face à lui. Elle le regarde.
Lui ne voit rien d’elle (Yeux : 13-14 ; nous soulignons).’

Le début de Détruire étudié dans la première partie offre un cas très similaire. Le personnage se trouve dans un lieu public. Les autres sont nommés et la focalisation se fait peu à peu sur l’espace interactionnel réduit où seuls apparaissent, dans une dyade, la personne observée et l’observateur. La personne observée se retrouve dans un mini-espace protégé où elle ne rentre en interaction avec personne, d’où elle ne voit même pas les autres. L’espace interactionnel est donc plus psychologique que réel. L’observateur va alors jouer le rôle d’intrus en fracturant l’espace interactionnel privé. Ce type de présentation, où le héros ou l’héroïne se trouve seul, précède la scène de rencontre proprement dite. Mais jamais le narrateur ne fracture l’espace solitaire pour faire part au lecteur des pensées du héros ou de l’héroïne. Jamais non plus de séjours prolongés auprès d’un personnage qui sort de l’espace interactionnel. Bref, Duras renonce à la technique du monologue intérieur ou du monologue tout court (la différence recouvre celle du récit de pensées ou du récit de paroles) pour présenter un personnage. Seuls seront connus les éléments extérieurs de son être. Finalement, le lecteur se retrouvera, comme dans les interactions réelles, en présence d'un personnage connu uniquement de l’extérieur.