1.1. Le monologue dans la monade.

Les deux seuls romans durassiens qui fassent exception, parce qu’ils se construisent partiellement sur une monade, sont L’après-midi et Le consul. Dans Le consul, la monade apparaît dans le récit enchâssé : la mendiante accomplit une route solitaire. Dans L’après-midi, Monsieur Andesmas est présenté en homme solitaire sur sa terrasse. Il ne réagit même pas à l’arrivée du chien, seul interactant qui se présente à ce vieillard solitaire :

‘M. Andesmas ne bougea pas, il ne marqua au chien aucun signe d’inimitié, ou d’amitié.
Le chien le regarda peu de temps de cette façon contemplativement fixe. Intimidé par cette rencontre et se trouvant obligé d’en faire les frais, il baissa les oreilles, fit quelques pas vers M. Andesmas, en remuant la queue. Mais très vite, son effort n’étant récompensé par aucun signe de la part de cet homme, il renonça, s’arrêta net avant de l’atteindre.
Sa fatigue lui revient, il halète à nouveau, et repart à travers la forêt, cette fois en direction du village (Après-midi : 11).’

Cette monade n’est cependant pas pure, puisqu’un chien et ensuite la petite fille handicapée de Michel Arc viennent troubler la solitude du vieillard faisant place à une tentative d’interaction ratée et à quelques dilogues. En outre, elle ne concerne que le premier chapitre du roman. Cette situation interactionnelle est propre à faire ressentir la profonde solitude ainsi que l’attente de M. Andesmas. Toutefois, la structure relationnelle ne correspond pas à cette structure interactive et encore moins à la structure conversationnelle. M. Andesmas formera un trio avec sa fille, Valérie et l’amant de celle-ci, Michel Arc. Un lien privilégié relie chaque membre du trio : lien amoureux dans le cas de Valérie et de Michel Arc, lien filial entre le vieillard et sa fille, lien utilitaire entre M. Andesmas et Michel Arc, puisque ce dernier est chargé de lui construire une terrasse. Ces relations s’incarneront dans des conversations passées ou futures qui seront rendues par la mémoire ou l’imagination de ce vieillard méditatif.

Dans Le consul par contre, la structure relationnelle correspond beaucoup plus à une monade puisque la mendiante se fait expulser de chez ses parents et qu’elle donnera son enfant. Elle deviendra donc un personnage isolé qui préfigurera et dédoublera celui du vice-consul.

Dans les deux romans, la monade se transformera en monologue. Au sein d’une monade existent, selon Ubersfeld (1996 : 22-24), trois types de monologues : l’adresse à l’absent, l’adresse au moi, l’adresse à une instance supérieure. Seule la catégorie de l’adresse au moi est pertinente chez Duras puisque, dans le monologue durassien, les rôles de locuteur et d’allocutaire se confondent. Il peut revêtir deux formes : le monologue intérieur où le personnage pense et le monologue où le personnage pense à voix haute et qui se rapproche du soliloque. M. Andesmas est sur la terrasse de sa maison à attendre Michel Arc et sa fille, Valérie, qui n’arrivent pas. Il est en proie à ses pensées où lui reviennent des bribes de conversations anciennes :

‘Combien de temps dura ce répit de M. Andesmas ? Il ne sut jamais le dire non plus. Il dit qu’il rêva, le temps qu’il dura, à des satisfactions dérisoires qui se rapportèrent à ses conversations précédentes avec Michel Arc sur le devis de la terrasse future de Valérie, face à la mer de toutes les saisons (Après-midi : 42).’

Au sein de cet état fondamentalement méditatif, le vieillard se met à penser à voix haute. Il est alors surpris par sa propre voix, comme l’indique le texte :

‘Une série de craquements très brefs, secs, l’environnèrent tout à coup. Du vent passa sur la forêt.
- Eh, déjà, prononça tout haut M. Andesmas. Déjà...
Il s’entendit parler, il sursauta et il se tut (Après-midi : 20).’

L’accent est mis sur l’énonciatif. Le contenu des propos est vide de sens, seuls des mots détachés sans aucun rapport avec le contexte sont restitués. Par contre, sont clairement mis en évidence le circuit communicatif du discours auto-adressé, ainsi que la portée perlocutoire de l’acte. Ce soliloque est propre à camper un personnage de vieil homme. Un peu plus loin, le même procédé se répète, mais l’accent cette fois est mis tout à la fois sur l’énoncé et sur l’énonciation :

‘M. Andesmas essaie tout ce temps qu’elle est là et qu’elle dort d’affronter le souvenir de Valérie qui est là, en bas, sur le rectangle blanc de la place et qui l’a oublié.
- Je vais mourir, prononça tout haut M. Andesmas.
Mais cette fois il ne sursaute pas. Il entend sa voix de la même façon qu’il l’a entendue dire que le vent se levait, un moment avant, mais elle ne l’étonne pas du moment qu’elle est d’un homme qu’il ne reconnaît pas, impuissant à aimer cette enfant de l’étang (Après-midi : 38).’

Une mention explicite est faite du soliloque antérieur, lui conférant du même coup un sens. L’énoncé centré sur la mort est propre à rendre les pensées d’un vieillard. L’accent est, comme précédemment, mis sur le circuit communicatif, mais les rôles de locuteur-allocutaire s’accompagnent d’un autre dédoublement plus psychologique entre la personne présente et la personne passée. La divergence dans le perlocutoire est signalée. Le soliloque continue avec une progression dans l’effet produit. M. Andesmas passera de la frayeur suscitée par sa propre voix à la familiarité avec lui-même :

‘- Ah ! ce M. Arc, ah, cet homme, prononce M. Andesmas.
Sa voix lui est devenue familière (Après-midi : 53).’

Ces différents soliloques assurent donc une progression narrative. Le continuum est signalé par des expressions comme « cette fois » dans l’extrait de la page 38, ou comme « encore » dans cet extrait-ci :

‘- Pourquoi attendre Michel Arc qui d’ailleurs ne viendra pas ce soir ?
Il avait parlé tout haut encore. Décidément, il parlait haut. Et il lui parut que sa voix était interrogative. Il se répondit sans effroi parce que relativement à la découverte de la blondeur universelle de Valérie quel effroi, en effet, pouvait être comparé qu’il puisse ressentir ?
- Qui le ferait en effet ? se répondit-il. Qui, à ma place, ne se mettrait pas en colère ? (Après-midi : 40 ; nous soulignons).’

Une fois encore, l’accent est mis sur le circuit fermé de la communication et des peurs que cette fermeture pourrait engendrer.

Le reste du monologue sera reproduit soit par le style indirect libre, soit avec une mention de verbe de pensée :

‘Et, si cela était pensable, pourquoi cela se penserait-il avec cette douleur écrasante et non dans la douceur ? continue à penser M. Andesmas alors qu’il sait qu’il ment, que cela ne peut être tenté d’être pensé que dans une extrême douleur (Après-midi : 39-41).’

La mention du mensonge est en soi intéressante, car elle indique que le monologue est à considérer comme une catégorie du dialogue dans la mesure où il y a dédoublement de l’individu qui essaye de se convaincre lui-même. En ce sens, Duras ne se distingue pas des romanciers de la deuxième moitié du XXe siècle :

‘Chez les auteurs les plus récents, les mensonges du discours intérieur sont plus souvent cités tels quels et se trahissent d’eux-mêmes (Cohn 1978 : 100).’

Mais le mensonge que se fait M. Andesmas à lui-même n’est pas important pour la portée informationnelle de l’histoire. Dès lors, c’est plutôt le principe même d’une conscience se détournant de vérités gênantes que Duras met en évidence. C’est donc plus de la première catégorie des romanciers contemporains qu’elle se rapproche :

‘Mais si certains auteurs emploient le monologue intérieur pour montrer comment la conscience se détourne des vérités gênantes, d’autres le réservent aux circonstances exceptionnelles qui voient ce mécanisme de défense s’effondrer au cours d’une crise intérieure particulièrement grave (Cohn 1978 : 100).’

Toutefois, il semblerait que « les maximes conversationnelles » ne soient pas applicables au monologue, ce qui constitue une différence fondamentale avec les autres types de dialogue. Rien n’oblige à coopérer, ni à être pertinent, ni à informer dans les soucis de qualité, de quantité ou de modalité que nécessite le discours avec l’autre.

Le consul fait apparaître une utilisation particulière de verbes très éloignés des verbes déclaratifs et qui se trouvent, par l’existence des deux points, transformés en verbes de pensée :

‘Elle trouve : Je suis une jeune fille maigre, la peau de ce ventre se tend, elle commence à craquer, le ventre tombe sur mes cuisses maigres, je suis une jeune fille très maigre chassée qui va avoir un enfant.
Elle dort : Je suis quelqu’un qui dort (Consul : 18).’

Dans les deux romans, le monologue intérieur servira au report textuel d’informations. Des dilogues et trilogues anciens y seront reproduits. Ils permettront aux lecteurs de comprendre l’état dans lequel se trouve le personnage. Ce sont le passé composé ou le plus-que-parfait qui en sont la trace linguistique :

‘Des pêcheurs passent près de la carrière. Quelques-uns la voient. Pour la plupart ils ne se retournent pas. Le voisin de la famille avec lequel je suis allée dans la forêt était un pêcheur du Tonlé-Sap, je suis trop jeune pour comprendre. Elle mange les jeunes choses, les plus tendres pousses de bananier. [...]
La mère a dit : Ne va pas nous raconter que vous avez quatorze, dix-sept ans, nous les avons eus ces âges-là, mieux que vous ; taisez-vous, nous savons tout (Consul : 20).
- Une terrasse, avait dit Valérie. Michel Arc prétend que de la faire s’impose. Loin de toi. Mais je viendrai, chaque jour, chaque jour, chaque jour. Il est temps. Loin de toi.
Peut-être danse-t-elle sur la place ? M. Andesmas ne sait pas (Après-midi : 23).’

Dans les deux cas, des dialogues passés sont reproduits sans qu’il soit toutefois possible de savoir s’il faut les attribuer au souvenir du personnage ou au narrateur. C’est un des premiers problèmes que pose le report du monologue intérieur. La voix du narrateur et celle du personnage sont bien souvent entremêlées quand elles ne sont pas tout simplement confondues. Dans le premier extrait, la présence du « je » et du « elle » sont les traces matérielles de cet entremêlement. Dans le deuxième, la répétition de « chaque jour » reproduite comme un écho, l’interrogation qui se réfère plutôt aux préoccupations de M. Andesmas qu’à celle d’un narrateur et enfin le métadiscours de la page 42 semblent indiquer que ce sont les pensées du personnage qui sont livrées, alors que la mention du nom de M. Andesmas, c’est-à-dire l’utilisation de la troisième personne, nous ferait pencher pour le discours narratif. Mais cette indécision dans les voix rattache le monologue durassien à ce que Cohn appelle le « monologue narrativisé » en l’opposant ainsi au « psycho-récit » et au « monologue rapporté ».

Le deuxième problème est la « vraisemblablisation » du report textuel des pensées. Comment, si le personnage se distingue du narrateur, faire en sorte qu’il soit plausible que quelqu’un d’autre connaisse ses pensées ? Duras traitera le problème de deux manières littéralement opposées. Dans Le consul, elle forcera l’acte d’écriture en mettant dès les premiers mots du texte « écrit Peter Morgan ». Tout devient ainsi imagination du narrateur. Dans L’après-midi, elle mentionnera de nombreuses conversations futures (p. 36, 40, 41, 42, 54, 71) dont cette après-midi vécue en solitaire par le personnage principal sera le sujet. Le procédé est habile dans la mesure où, non seulement il rend plausible la restitution des pensées mais, en plus, il confère à cette après-midi d’attente pleine de vides et d’événements anodins une importance nouvelle, puisqu’elle sera digne d’être rapportée. C’est comme si elle était le préalable à un événement capital que le lecteur attend, comme M. Andesmas attend sa fille et Michel Arc ou la mort.