1.2. L’effet monologue.

Ensuite, viennent les monologues au sein des différents dialogues. Il s’agit alors non de monologues au sens strict, mais plutôt de créer « un effet monologue » qui peut s’obtenir par des techniques variées.

Tout d’abord, l’allocutaire peut ne pas répondre ni même écouter. Comme le vice-consul quand le directeur lui parle des Indes :

‘- Il y a vingt ans que je suis arrivé ici, dit le directeur, eh bien je regrette de ne pas savoir écrire... quel roman cela ferait ce que j’ai vu... ce que j’ai entendu...
Le vice-consul regarde le Gange et, comme d’habitude, il ne répond pas.
- ... Ces pays, continue le directeur, ils ont un charme... on ne les oublie plus. En Europe, ensuite, on s’ennuie. Ici, toujours l’été, dur bien sûr... mais cette habitude de la chaleur... ah... la chaleur... le souvenir, là-bas, de la chaleur... de cet énorme été... fantastique saison (Consul : 74).’

Le texte comprend des indicateurs monologiques : les points de suspension en fin de première réplique et en début de seconde indiquent la non-interruption du monologue, malgré la coupure narrative. Le verbe « continuer » fonctionne en redondance par rapport aux marques graphiques. Le monologue du directeur du Cercle ne correspond pas à un autisme de sa part, mais a comme finalité avouée par le texte de déclencher les confidences :

‘Le directeur du Cercle sait s’y prendre avec le vice-consul : il raconte des choses anodines que le vice-consul n’écoute pas mais qui, quelquefois, à la fin, déclenchent sa voix sifflante (Consul : 75).’

Cette attitude est profondément différente de celle du vice-consul qui ne s’occupe aucunement de l’effet produit par son discours :

‘Le vice-consul raconte de sa voix sifflante au directeur qui somnole, se réveille, rit, se rendort, se réveille - mais peu importe au vice-consul d’ennuyer son interlocuteur, semble-t-il -, le vice-consul raconte le bonheur gai de Montfort (Consul : 83).’

En fait, c’est au sein du dilogue que le monologue apparaît mais Duras nous en livre ici deux statuts complètement différents. Dans le premier cas, il a le statut de fausses confidences censées provoquer les vraies. Dans le deuxième, il reflète le caractère autistique du vice-consul.

Ensuite, l’auteur peut juxtaposer des interventions qui n’ont aucun rapport l’une avec l’autre. C’est ce qui se produit dans le cadre du dilogue Anne-Chauvin et dans celui de Sara et de son amant où, à certains moments, chacun poursuit son propos sans embrayer sur celui de l’autre :

‘- Je voudrais pour cet enfant tant de choses à la fois que je ne sais pas comment commencer. Et je m’y prends très mal. Il faut que je rentre parce qu’il est tard.
- Je vous ai vue souvent. Je n’imaginais pas qu’un jour vous arriveriez jusqu’ici avec votre enfant (Moderato : 32-33).
- C’est curieux, dit l’homme, quand je suis arrivé je ne vous ai pas du tout remarquée.
Sara versa du vin dans les deux verres, posa la bouteille de chianti sur le rebord de la fenêtre et s’assit près de lui.
- J’en ai quand même assez, dit-elle, de cette bonne, je peux passer sur tout, mais pas sur cette histoire de fenêtre.
- Ce que j’ai remarqué, dit l’homme, c’est votre amour pour votre enfant, j’en ai même été agacé.
- Tout le monde, dit Sara.
- Et puis ensuite les extraordinaires rapports que vous avez avec cette bonne.
- Il faut que j’en trouve une autre, dit Sara.
- Mais vous, non, je ne vous ai pas remarquée (Chevaux : 110).’

Les deux hommes poursuivent leur quête personnelle, celle de la femme aimée ou admirée. Les propos ne s’enchaînent donc pas linéairement, ce qui a pour résultat de créer un effet monologue, comme si chacun poursuivait ses propres pensées. Le « mais vous, non » de la dernière réplique du deuxième extrait indique bien cet embrayage sur sa propre pensée. C’est à propos de ce genre d’enchaînements que Barbéris (1992 : 22) dira qu’« en réalité, les deux interlocuteurs paraissent poursuivre deux monologues, révélateurs de leurs personnalités et de leurs obsessions ». Elle a, pour en arriver à cette conclusion, observé que « les répliques s’enchaînent parfois sans aucune pertinence créant un effet de coq-à-l’âne », qu’« à plusieurs remarques de l’homme sur ses promenades Anne répond par des allusions au meurtre ou par l’évocation des leçons de piano données à son enfant ».

Enfin, le narrateur peut créer un effet monologue au sein d’un dilogue, d’un trilogue ou d’un polylogue :

‘- C'est une femme, Élisabeth, qui ne pouvait pas rester seule... du tout... quand je partais... et il le faut pour mon travail... c'était chaque fois un petit drame... - il lui sourit -, n'est-ce pas, Elisa ?
Elisa, murmure Max Thor.
Je deviens folle, dit doucement Élisabeth Alione.
- Et elle l'est souvent ? demande Alissa, seule ?
- Vous voulez dire : sans son mari ? (Détruire : 109 ; nous soulignons).’

L'effet monologue est produit par l'absence d'intervention réactive aux répliques soulignées qui, par ailleurs, se succèdent sans aucun principe de cohérence sémantique ou pragmatique. Il est confirmé par des notations paraverbales indiquant, dans les deux cas, la faiblesse du ton. Les effets littéraires du procédé sont multiples, puisque l'embrayage de Max Thor sur le diminutif d'Élisabeth, qui unit dans une même consonance les deux femmes qu'il aime, Alissa et Élisabeth, dit mieux que n'importe quel mot l'état amoureux de Max Thor. La réplique d'Élisabeth Alione la place dans ces héroïnes songeuses, à la limite de la folie, que Duras affectionne tout particulièrement. Cet effet monologue crée donc deux personnages perdus dans leurs pensées, deux êtres de marge. En outre, cette insertion de deux interventions monologales permet à Duras de jouer, pour le lecteur cette fois, sur l'enchaînement des répliques. Le « elle l'est souvent ? », accompagné d'une forte dislocation du « seule », permet à la fois de considérer cette intervention comme une réplique réactive à ce qu’Élisabeth vient de dire, et comme une réaction aux propos du mari. Il y aurait ici une variante du trope communicationnel, dans la mesure où l'aspect ludique du procédé est destiné au lecteur, lui confirmant par là même la folie d'Élisabeth. Cette superposition de niveau est une caractéristique du dialogue littéraire qui est toujours doublement adressé. Mais cette variante du trope communicationnel global est construite, au plan de la microstructure, sur un fonctionnement inverse : ce n’est pas la réplique initiative qui est doublement adressée, c'est ici la réplique réactive qui l'est, puisqu'en apparence Alissa répond à B. Alione, alors qu'en fait elle réagit sur le propos d'Élisabeth.

Parfois l'intervention monologale fait l'objet de tout un métadiscours qui explicite alors clairement que le propos est auto-adressé :

‘Mademoiselle Giraud haussa les épaules, ne répondit pas directement à cette femme, ne répondit à personne en particulier, reprit son calme et dit pour elle seule :
- C’est curieux, les enfants finiraient par vous faire devenir méchants (Moderato : 73 ; nous soulignons).’

En fait, dans ces deux exemples, il serait plus judicieux de parler de soliloque dans la mesure où le personnage se parle à lui-même à voix haute. Le dernier exemple, quant à lui, relève clairement de ce que Lane-Mercier (1989 : 228-232) appelle « l'aparté romanesque » et qu'elle définit comme suit :

‘[...] l'aparté romanesque, calqué de toute évidence sur son homologue théâtral, et défini comme une réplique unique, non enchaînante, parfaitement monologique et non communicable, qu'un sujet parlant désire soustraire à la circulation normale des informations pour le cloisonner à l'intérieur de son univers de discours personnel, revêt un rôle purement conventionnel à référent « littéraire » (Lane-Mercier 1989 : 228).’

Elle montre alors que, dérogeant au circuit communicationnel entre personnages, elle joue un rôle dans « le circuit énonciatif supérieur » qui va du « texte au lecteur » :

‘[...] il me semble que la fonction première [...] de tout aparté romanesque, dérive surtout du fait que, rebelles à l'enchaînement discursif intratextuel normal, en général à cause de la valeur tabou de leur contenu sémantique et/ou idéologique au sein de l'univers de discours où ils détonnent [...], ces apartés s'accrochent à un circuit énonciatif supérieur, qui va du texte au lecteur (Lane-Mercier 1989 : 230).’

L'aparté de Mademoiselle Giraud comporte bien en son sein un tabou : l'association de l'enfance à la méchanceté. Il fonctionne aussi au niveau de l'information apportée au lecteur puisqu'il signale l'état d'exaspération atteint par le professeur de musique, exaspération qu'elle contrôle intellectuellement conformément aux obligations de sa fonction.

Dans les deux exemples suivants, nous sommes plutôt dans le strict domaine du monologue, dans la mesure où - deuxième acception du terme donnée par Le Petit Robert - il s'agira d'« un long discours d'une personne qui ne laisse pas parler ses interlocuteurs ou à qui ses interlocuteurs ne donnent pas la répartie ». L'exemple de Détruire illustre cette absence de répartie, que le narrateur ne manque pas de souligner :

‘Bernard Alione cesse de manger. Ils le regardent. Ils ont tous trois le même air paisible.
- Nous allons partir à la mer bientôt et Élisabeth se remettra complètement. Je croyais la trouver en meilleure forme. Elle a encore besoin de se reposer.
Ils se taisent. Ils le regardent en se taisant.
- Elle vous en a parlé sans doute... un accident idiot...
Aucun signe d'aucun.
- Au fond, c'était plus moral qu'autre chose chez Élisabeth... Une femme ressent ces choses-là comme des échecs. Nous ne pouvons pas tout à fait comprendre, nous les hommes...
Il se remue sur sa chaise, se soulève, cherche autour de lui.
- Bon... eh bien, il est temps de filer... Je vais aller la chercher... le temps de descendre les valises...
Il regarde vers le parc.
- ... de payer l'hôtel...
Silence (Détruire : 113 ; nous soulignons).’

En fait, l'effet monologue, ici au sein d'un polylogue, émane de l'absence d'intervention réactive et donc de l'impossibilité pour B. Alione de susciter l'échange à quelque niveau que ce soit. Le « Aucun signe d'aucun » traduit la conscience qu’a Duras du fait qu'un échange n'est pas nécessairement verbal. Cette absence de réaction des allocutaires est généralement très blessante pour la face positive du locuteur et provoque un profond malaise chez lui. Le cas est totalement différent lorsque c'est le locuteur qui monopolise la parole, comme dans l'exemple suivant où le narrateur ne fait parler qu’un des deux personnages, en répétant d'ailleurs les verbes introducteurs :

‘Elle, la femme du Captain, elle attendait toujours, ici comme ailleurs. Vous dites qu’elle a dû attendre toute sa vie quelque chose comme ce qu’elle attendait là à ce bar, la délivrance d’on ne savait quelle insupportabilité. Vous dites :
- La solution du voyage sur la mer doit tenir à quelque chose comme cette impatience que vous dites, intenable.
Vous dites aussi :
- Quand on la voit, même à travers cet âge incroyable, on peut apercevoir les raisons qu’on aurait eues de l’aimer (Émily : 54-55 ; nous soulignons).’

La répétition du verbe « dire », alors que c’est toujours la même personne qui parle, met l’accent sur l’énonciation monologale où l’un monopolise la parole sans que la réponse de l’autre ait pour lui une importance. Ce procédé très durassien consiste une fois encore à dénoncer, comme le signalait Sarraute, en les soulignant, les mécanismes conventionnels des discours littéraires.

Cet exemple nous conduit directement à l’énonciation monologale qui peut être un discours adressé, mais qui ne présuppose pas la réponse de l’autre et n’entraîne donc pas une co-énonciation. Ce sont tous les cas de récits oraux qui émaillent un roman comme La pluie. Ernesto raconte la création du monde ou les aventures du roi d’Israël, sous la forme d’un récit mythique ; sa mère raconte sa jeunesse. Ces récits se font en présence de la famille, mais ne supposent nullement son intervention pour se construire. Ils sont, chez Duras, les discours de la mémoire, comme le marquent d’ailleurs ces propos de J. Hold dans Le ravissement :

‘- C’est l’avant-dernière gare avant T. Beach, dit-elle.
Elle parle, se parle. J’écoute attentivement un monologue un peu incohérent, sans importance quant à moi. J’écoute sa mémoire se mettre en marche, s’appréhender des formes creuses qu’elle juxtapose les unes aux autres comme dans un jeu aux règles perdues.
- Il y avait du blé là. Du blé mûr. - Elle ajoute. - Quelle patience (Ravissement : 173-174 ; nous soulignons).’

Ce type d’énonciation est aussi celui du discours littéraire à la première personne dans sa totalité et qui se présente tout à la fois comme mémoire, comme discours adressé et comme énonciation monologique. Duras souligne très fortement cette énonciation surtout quand le narrateur est homodiégétique, comme dans Le ravissement. De nombreuses marques l’indiquent comme les « et », les interjections, les « oui » ou les « non » qui soulignent le phénomène d’auto-réflexion par rapport à son discours et enfin les interrogations oratoires qui mettent en doute le savoir même du narrateur :

‘Dès que Lol le vit, elle le reconnut. [...]
Ressemblait-il à son fiancé de T. Beach ? Non, il ne lui ressemblait en rien. Avait-il quelque chose dans les manières de cet amant disparu ? Sans doute, oui, dans les regards qu’il avait pour les femmes. Il devait courir, celui-là aussi, après toutes les femmes, ne supporter qu’avec elles ce corps difficile, qui pourtant réclamait encore, à chaque regard. Oui, il y avait en lui, décida Lol, il sortait de lui, ce premier regard de Michael Richardson, celui que Lol avait connu avant le bal.
[...]
Je vois ceci :
La chaleur d’un été qu’elle a distraitement subie jusqu’à ce jour éclate et se répand. Lol en est submergée. Tout l’est, la rue, la ville, cet inconnu. Quelle chaleur, quelle est cette fatigue ? Ce n’est pas la première fois. [...] Ah quel est ce corps tout à coup dont elle se sent pourvue ? Où est-il celui d’alouette infatigable qu’elle avait porté jusqu’à ces temps-ci ?
Il se décida : ce fut vers le haut du boulevard qu’il se dirigea. Hésita-t-il ? Oui. Il regarda sa montre et se décida pour cette direction. Lol savait-elle déjà nommer celle qu’il allait rencontrer ? Pas tout à fait encore (Ravissement : 52-53 ; nous soulignons).’

Duras fait entendre la voix de celui qui raconte et cette voix est donc essentiellement monologale avec « effet de soliloque », dans la mesure où l'écriture narrative donne l'impression que le narrateur parle ou pense pour lui seul.

En conclusion, nous pouvons affirmer que les personnages durassiens sont toujours présentés au sein d’une structure relationnelle, une des structures privilégiées étant d’ailleurs la structure familiale. La monade, c’est-à-dire l’espace interactionnel occupé par un seul personnage, est extrêmement rare, et seuls deux romans la présentent, encore que partiellement. Cette rareté est à mettre en liaison avec le choix majoritaire, chez Duras, de la focalisation externe qui exclut des plongées dans l’intériorité de l’être. Dès lors, peu de monologues stricts ou de soliloques. À ce niveau, intervient déjà le rôle interactionnel d’« intrus », de celui qui vient troubler la solitude et peut transformer l’échange monologal en échange dyadique et donc le monologue en dilogue. Il reste alors les faux monologues, ceux qui interviennent dans un dialogue. Ils résultent d’un effet monologue qui est créé par des techniques variées qui vont de l’assoupissement de l’un des interactants, au récit oral quasiment mythique en passant par des ruptures d’enchaînements où chacun donne l’impression de poursuivre sa propre intériorité sans écouter l’autre. Cette technique est très utilisée par Duras. Peut-être aurait-il été nécessaire de profiter beaucoup plus de l'existence d'une double terminologie et de spécifier l'emploi de chaque terme en réservant le terme de soliloque au monologue au sein de la monade et garder le terme monologue pour le discours qui ne s'élabore pas en co-énonciation. Une telle division aurait présenté de nombreux avantages. Elle aurait permis tout d'abord de faire une différence entre discours auto-adressé et discours auto-énoncé. Cette différence a toute son importance pour le discours littéraire qui, dès lors, serait toujours monologal mais pourrait, comme c'est le cas chez Duras, revêtir la forme d'un soliloque dans le cadre d'un auto-récit ou d'une autobiographie. Elle permettrait aussi de résoudre le problème posé par Kerbrat-Orecchioni lorsqu'elle s'interroge sur les limites entre le monologue et le trope communicationnel. Cette différence permettrait également de tenir compte de la réaction différente qu'une personne éprouve face à quelqu'un qui soliloque ou qui monologue. Celui qui soliloque est rapidement considéré comme un fou, alors que quelqu'un qui monologue provoque plutôt une lassitude ou une exaspération vu son inaptitude à communiquer, donc à échanger et à co-énoncer son discours. Si nous avons renoncé à recourir à cette spécification (que nous réservons pour la conclusion), c'est uniquement parce qu'elle s'oppose trop au langage littéraire et linguistique en cours.