2. Les dilogues durassiens.

2.1. Les duos ou couples.

Sur le plan relationnel, le duo n’est pas vraiment une structure privilégiée chez Duras. La relation fondamentale sera d'ordre triangulaire, mais à l'intérieur de ces triangles se formeront des couples privilégiés. Parmi les grands duos des romans, c’est-à-dire ceux qui se marquent par des dyades et des dilogues, se trouvent ceux qui unissent la mère et l’enfant. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de la mère et du fils parce que les duos mère-fille sont extrêmement rares et toujours d'ordre conflictuel. Un deuxième type de duo suffisamment présent dans le texte durassien pour se traduire en dyades et en dilogues est le duo femme-femme, ou le duo frère-soeur qui sont des duos du « même et de l’autre ». Qu’il s’agisse d’Alissa et d’Élisabeth Alione ou de Tatiana et de Lol ou encore de ceux qui unissent Diana et Sara, Claire et Maria, il est toujours question d'un duo faussement amical, censé approcher l'essence même de la féminité. Mais le duo le plus important des romans durassiens est celui de l’héroïne et de l’« être à l’écoute ». Amant, ami ou simple intervieweur, il permet à la femme d’entreprendre la quête de son être. C’est ce duo qui se concrétisera en de nombreux dilogues où la scène primitive sera revécue. Le grand absent est le duo mari-femme. Il ne figure la plupart du temps que sous une simple mention, il ne se concrétise quasiment jamais par une dyade et encore moins par un dilogue - et quand il le fait, c'est sous forme de disputes comme dans Les chevaux ou La pluie, où les protagonistes apparaissent plus comme parents d'Ernesto que comme mari et femme. Les seules exceptions se trouvent dans Les chevaux où le couple Gina-Ludi ne cesse de « s’engueuler » et où le couple Jacques-Sara parvient parfois à se détacher des nombreux trios adultérins où ils figurent pour converser seul à seul, et dans Émily où le couple formé par Le Captain et sa femme forme tout à la fois un duo, une dyade et parvient à échanger quelques propos, mais où le dispositif narratif dédouble la structure par la présence du couple formé par la narratrice et son amant.

Finalement, les seuls duos qui soient susceptibles d'intéresser Duras sont ceux qui sont de l'ordre du passager, ceux qui sont en train de se former dans le roman. Les duos permanents, comme ceux que forment les maris et femmes, restent dans l'ombre.

On remarquera que dans le roman en général, ces duos ainsi formés se dénouent dans ce qu'on a coutume d'appeler une scène de rupture. Or, dans l'univers durassien, cette scène est totalement absente, ainsi d'ailleurs que la scène d'adieux, son acolyte conversationnel. Il faudra remonter au Marin pour en trouver une qui s'étend sur plusieurs pages (69-89) comprenant tous les topoï du genre : cris, pleurs, insultes, reproches de la part de la femme qui ne comprend pas le pourquoi de la séparation, annonce de la décision de rupture dans une froide indifférence de la part de l'homme.

L'absence de cette scène traditionnelle aura pour conséquence de gommer les fins de dyades et de dilogues. Les duos se dilueront d'eux-mêmes, avec de temps à autre de vagues « au revoir », plus qu'ils ne se sépareront et l'avenir très problématique du couple ainsi formé l'espace d'un roman restera dans le hors-texte. Les protagonistes ne s'aiment pas, ils se rencontrent, se désirent, revivent par phénomène de transfert l'histoire d'un autre couple suivant en tous points le scénario décrit par Duras elle-même dans La pluie :

‘Ils ne se connaissaient pas avant [...], c'était évident, de même qu'ils ne se reverraient sans doute plus jamais de leur vie (Pluie : 45).’

La plupart des duos décrits dans les romans durassiens se forment et se déforment sous ce rythme : ils passent un petit moment de leur vie ensemble, soit pour converser, soit pour vivre une courte histoire d'amour. Mais la sentimentalité de l'histoire d'amour est le plus souvent gommée pour laisser place au désir et à l'émotion (nous reviendrons sur cet aspect dans le chapitre consacré à l'émotion). Ce gommage de la sentimentalité aura des conséquences sur la scène de déclaration d'amour que nous étudierons dans la partie consacrée au dilogue.