2.2. Les dyades.

Certains romans durassiens sont construits sur des dyades, c’est-à-dire des espaces interactionnels occupés par deux personnes uniquement, qui ne se connaissaient nullement avant leur rencontre et ne se situaient donc dans aucune structure relationnelle. Le square, par exemple, est en structure dyadique puisque l’espace interactionnel est occupé essentiellement par la rencontre de la bonne et du voyageur de commerce. La deuxième partie de L’après-midi fonctionne elle aussi sur ce mode puisqu’il s’agit d’une rencontre entre M. Andesmas et la femme de Michel Arc. Les yeux sont également construits sur le modèle de la dyade, mais cette fois de la dyade amoureuse qui constitue une sorte de huis clos. L’amante crée une succession de dyades puisque chaque chapitre est une interview sur le crime de Viorne. D’autres romans, comme Moderato, font apparaître une dyade au sein d’une polyade. En fait, c’est comme si la caméra réduisait de plus en plus son champ d’observation pour se focaliser sur un couple.

La dyade qui est, chez Duras, fortement liée aux relations amicales ou amoureuses, très peu aux relations maritales, donne naissance à deux grands types d’interaction : l’interaction érotique (ou son ersatz, la danse) comme dans Les yeux ou L’amant et les interactions verbales qui prennent la forme de conversations dilogales comme dans Le square ou d’interviews comme dans L’amante.

Ces différents constituants des dyades les placent en liaison directe avec la plupart des grandes scènes romanesques répertoriées dans le champ littéraire : la scène de rencontre, la scène de déclaration d’amour, la scène érotique, la scène de dispute, la scène de bagarre, la scène de rupture, la scène d’adieux... Il s’agit de ce que Genette appelle les « scènes dramatiques ». Elles marquent les relations inter-personnelles entre les protagonistes, et nomment des types d'interactions qui peuvent bien évidemment comporter des dilogues.

Auparavant, il conviendra d’envisager la manière dont elles se forment et la manière dont elles se rompent.

Dans la plupart des romans, les dyades alterneront avec les triades ou les polyades tantôt par un mécanisme d’entrées et de sorties de personnages, très proche du procédé théâtral, tantôt par alternance purement narrative comme dans La pluie, où la caméra se déplace d’une scène à l’autre. Il y aura donc soit une formation additionnelle, et la dyade naîtra alors d'une rencontre ou s'identifiera à la scène de rencontre, soit une formation réductionnelle, et la dyade proviendra de la sortie d'un ou plusieurs autres interactants, comme dans Les chevaux où les sorties des différents personnages imbriqués dans un espace polyadique forment triade d'abord, dyade ensuite. Sara, Jacques, Diana et l'homme sont en train de converser dans la salle de restaurant. Jacques sera le premier à sortir : « il se leva : je vais faire une sieste » (p. 161), laissant en place une structure interactionnelle triadique, qui se muera en trilogue d'ailleurs. Ensuite, c'est Diana qui s'en ira : « Diana s'en alla. L'homme et Sara restèrent seuls ». La dyade est ainsi constituée. Toute modification réductive de la structure interactionnelle aura des conséquences sur la conversation qui s’en suivra. Le départ d'un interactant peut mettre tout simplement fin à l'échange verbal correspondant, et les interactants qui restent opéreront un rituel de séparation ou devront redémarrer une conversation. Il peut alors y avoir un moment de gêne ou de malaise lorsque les personnages se trouvent dans un même espace interactionnel sans savoir quoi se dire, sans pouvoir le muer en espace conversationnel. Un des procédés commodes consiste à parler de celui qui vient de partir ou de l'interaction précédente. L'intervention souvent de type monologal a un rôle de pur embrayage : c'est à partir de cette volonté manifeste de renouer un échange conversationnel entre personnes présentes au même endroit que la conversation réduite pourra se produire. Dans les deux procédures réductionnelles figure ce type d'intervention :

‘Il s'en alla. Dès qu'il fut parti, Diana dit :
- Je commence toujours par être contre toi, puis à la fin, tout se retourne, je suis pour toi, même quand tu as tort.
Ni l'homme, ni Sara ne répondirent (Chevaux : 162).
- Je crois qu'ils ont renoncé à leur promenade dans votre bateau, dit Sara.
- Viens dans ma chambre.
- Les maisons sont de verre (Chevaux : 163-164).’

Le deuxième extrait montre de manière abrupte le caractère purement phatique de la première réplique. L'homme refuse de perdre son temps à ce type de rituel et veut en arriver directement à la raison d'être de cette dyade : la relation amoureuse. Un effet monologue est ainsi créé, à la limite du comique. Nous ne nous étendrons pas sur la procédure réductionnelle, dont le mécanisme une fois repéré revêt un caractère répétitif, pour nous consacrer aux procédures additionnelles qui se confondent avec la scène de rencontre, scène-clé des romans en général, surtout lorsqu'il s'agit d'une rencontre amoureuse.

Dans leur quasi-totalité, nous l’avons dit, les romans durassiens décrivent l'histoire d'une rencontre entre deux êtres qui partageront un bref moment de leur existence soit sous forme d'échanges conversationnels, soit sous forme d'échange érotique. Certains romans durassiens ne sont ainsi que l'histoire d'une rencontre. Ils ne racontent pas une vie, mais le moment de vie que constitue la rencontre. Que l'on songe au Square, qui pousse le procédé à son paroxysme, à Moderato où la trame narrative répète les rencontres Anne-Chauvin...

Rousset, dans Leurs yeux se rencontrèrent, a étudié les scènes de « première vue » dans le but d'en dégager la structure ou le script. Ces scènes parcourent tous les romans occidentaux depuis l'Antiquité. Elles y apparaissent comme une « forme fixe [...] liée à une situation fondamentale : le face à face qui joint les héros en couple principal » (1984 : 8). Traduite en termes linguistiques, cette définition met en évidence l'interaction dyadique (face à face) grâce à laquelle se forme le duo relationnel. Rousset (1984 : 41-46) dégage les composantes du « modèle », qu’à l'instar d'Adam (1996 : 19) nous avons préféré appeler « script ». Deux « classes de traits majeurs » regroupés sous les titres de « mise en place » et de « mise en scène » se dégagent de son étude. Sous l'intitulé « mise en place » se trouvent les traits suivants : les indicateurs de temps (âge, moment, saison, circonstances), de lieu avec une préférence accordée au cadre de fête, les positions des partenaires l'un par rapport à l'autre, l'apparence physique et vestimentaire des personnages et enfin leur nom. Sous l'intitulé « mise en scène » figure l'effet produit par la rencontre, avec les mentions de surprise, de saisissement, d'anéantissement, bref tout ce qui permet d'évoquer l'effet « coup de foudre ». Vient ensuite l'échange, c'est-à-dire la communication très souvent non verbale avec sa série d'indices marquant l'émotion : pâleur, rougeur, larmes, évanouissement, aphasie ou simple silence, regards. Enfin, se trouve « le franchissement » que Rousset (1984 : 44) définit comme « annulation de la distance qui est, par définition, toujours interposée ». Autrement dit, c'est le moment du contact physique ou de l'échange parlé. Cette codification des scènes de première rencontre permet, comme le signale d'ailleurs Rousset, de prendre conscience des transgressions. Qu'en est-il pour Duras ? Nous avons déjà vu, dans la partie consacrée à la stéréotypie, qu'elle ne respectait pas le script à la lettre, puisque la désignation des personnages était déjà fondamentalement modifiée.

Rousset signale qu'il faut distinguer les éléments de l'histoire constituant un véritable topos de la scène de rencontre et la mise en récit de ces éléments, niveau auquel se produisent la plupart des transgressions. Duras, comme elle le fait souvent pour tout ce qui relève de la stéréotypie, nous donne deux raccourcis de cette scène généralement diluée dans le roman puisqu'elle témoigne d'un gradus amoris. Tout d'abord, sous une forme purement diégétique : il s'agit de la rencontre entre Michael Richardson et Anne-Marie Stretter lors de la scène du bal. Tous les topoï de la scène y sont activés : pré-rencontre, lieu et moment exceptionnels, regards, soudaineté, émoi marqué par la pâleur de Michael Richardson, rapprochement des protagonistes et franchissement, sous la forme du contact physique de la danse. Le coup de foudre y est décrit dans toute son évidence. Néanmoins, ce n'est pas leur histoire que le roman décrira, mais celle de Lol, que l'absence de réalisation de l'histoire a laissée étrangère à elle-même et qui tente de faire rejouer aux autres la réalisation du désir dont elle a été à jamais dépossédée. Ensuite, sous la forme d'un sommaire narratif qui fonctionne en espèce de métadiscours sur le fonctionnement des romans :

‘La mère était déjà là lorsque cet homme était monté dans le train. Ils s'étaient aimés le temps du voyage. Elle avait dix-sept ans. Elle était alors aussi belle que Jeanne, disait-elle. Ils s'étaient dit qu'ils s'aimaient. Ils avaient pleuré ensemble. Il l'avait couchée dans son manteau. Le compartiment était resté vide, aucun voyageur n'y était entré. De toute la nuit leurs corps ne s'étaient pas quittés.
[...]
Peu avant l'aube, le train s'était arrêté dans une petite gare. L'homme s'était réveillé dans un cri, il avait pris ses affaires et il était descendu dans l'épouvante. Il n'était pas revenu sur ses pas.
Au moment où le train était reparti, il s'était retourné vers le train, vers cette femme à la portière claire. Ça avait duré quelques secondes. Puis le train avait écrasé son image sur le quai de la gare (Pluie : 49-50).’

Ce récit en raccourci nous donne le script des rencontres amoureuses : deux êtres ne se connaissent pas, se rencontrent dans un lieu public (ici, un train), vivent une histoire érotique avec ou non déclaration d'amour et se séparent à jamais sans scène de rupture pour ne rester qu'un souvenir douloureux. Cette histoire est en quelque sorte le résumé de romans comme L'amant, comme Les yeux, ou de l'histoire entre Sara et Jean, l'homme au bateau des Chevaux. En fait, chez Duras, il existe deux types de rencontre homme-femme : la rencontre amoureuse, érotisée, dont nous venons de voir en raccourci le déroulement, et la rencontre cérébrale, celle qui unira deux êtres qui converseront ensemble soit sans finalité préétablie, soit parce qu'ils poursuivent une même recherche, le mystère féminin.

Les rencontres dites cérébrales, dont Le square et Moderato offrent le prototype, ne fonctionnent pas comme les rencontres érotiques. Elles se font dans un lieu public, et c’est le protagoniste masculin qui les initiera en se servant d'un prétexte mais elles auront besoin d'un troisième élément qui opérera en catalyseur. Nous les retrouverons dans la partie consacrée au trilogue.

Les rencontres érotiques fonctionnent sur un schéma particulier. Elles sont très souvent laissées à l'initiative des femmes et comportent une pré-rencontre qui, toujours mentionnée par le texte, n'est cependant pas toujours décrite. La scène de rencontre entre Michael Richardson et Anne-Marie Stretter évoque à plusieurs reprises cette pré-rencontre :

‘- Elles étaient ce matin à la plage, dit le fiancé de Lol, Michael Richardson.
[...]
S'étaient-ils reconnus lorsqu'elle était passée près de lui ?
[...]
Tatiana l'avait bien vu agir avec sa nouvelle façon, avancer, comme au supplice, s'incliner, attendre. [...] L'avait-elle reconnu elle aussi pour l'avoir vu ce matin sur la plage et seulement pour cela ?
[...]
Alors elles virent : la femme entrouvrit les lèvres pour ne rien prononcer, dans la surprise émerveillée de voir le nouveau visage de cet homme aperçu le matin (Ravissement : 15-19).’

Il se fait alors que cette scène de « première vue » se transforme en « scène de reconnaissance », rendant ainsi la scène impure. La même chose se produit pour la rencontre entre Lol et J. Hold, qui est précédée d'autres rencontres, mais qui sont cette fois narrées par le texte. Lol a tout d'abord aperçu le couple Tatiana, Jacques Hold (p. 38), puis elle retombe sur J. Hold comme le montre cette phrase « Dès que Lol le vit, elle le reconnut. C'était celui qui était passé devant chez elle il y avait quelques semaines » (p. 52). Suit une esquisse de portrait, portant sur la non-ressemblance entre lui et Michael Richardson et sur son âge. Les protagonistes ne s'identifient pas puisque J. Hold ne voit pas Lol et qu'« il ne peut même pas entendre » (p. 56). Vient ensuite la visite que Lol rend à Tatiana Karl, en fait la première vraie rencontre entre Lol et J. Hold, et qui fait l'objet d'une véritable scénographie. Le chapitre se clôture par la désignation nominale des protagonistes et par la mention de la réduction de distance interpersonnelle, deux constituants indispensables, selon Rousset, des scènes de première vue :

‘Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi (Ravissement : 74).’

Les pré-rencontres se trouvent également dans Les chevaux, dans Dix heures et dans Les yeux. En fait, dans les deux premiers romans, le mécanisme est le même : l'héroïne entend d'abord parler du personnage avant de le voir. Dans Les chevaux, tout le groupe connaît l'homme au bateau, Sara l'aura repéré puis en aura entendu parler par le groupe, avant que ne se produise la rencontre proprement dite :

‘- Je voudrais aller dans un bateau à moteur, dit-il en voyant Sara.
Sara le lui promit. L'homme qui avait un bateau à moteur, celui dont parlait l'enfant, n'était arrivé que depuis trois jours et personne ne le connaissait encore très bien (Chevaux : 7).
- J'ai vu le type dans son bateau, dit Ludi. Il le nettoyait, le nettoyait, là juste devant l'hôtel.
Sara se mit à rire.
- Mais c'est vrai que j'aimerais me promener dans ce bateau, dit Ludi en riant mais pas tout seul, avec vous tous. Il ajouta : Au fait, maintenant, on le connaît ce type. Hier soir il s'est amené aux boules, comme ça tout d'un coup, il a joué avec nous.
- Et alors ? Tu lui as parlé de son bateau ?
- Quand même, dit Ludi, on vient juste de faire connaissance (Chevaux : 13).’

Le lecteur fait donc lui aussi connaissance du personnage, jouissant en plus d'informations émanant du narrateur.

Vient ensuite une première rencontre qui ne se place pas sous les auspices de la rencontre amoureuse mais simplement sous ceux d'une rencontre amicale :

‘Elle alla sur la terrasse. L'homme y était. Ils se dirent bonjour. Puis elle contourna l'hôtel, elle alla sous les fenêtres de Diana et l'appela. [...] Elle revint sous la tonnelle s'asseoir près de l'homme. Le garçon arriva. Elle commanda un expresso.
- J'ai vu passer Ludi, dit l'homme, avec votre mari et votre enfant.
- Et vous, dit-elle, pas de bain ?
- Plus tard. Maintenant je vais faire un peu de bateau.
- Ah ! oui ! Elle demanda : en bateau, il ne fait plus chaud du tout ?
- Plus du tout.
- Ça doit être extraordinaire.
Il y avait deux jours, le matin, à la même heure, alors qu'elle arrivait de la villa, il s'était aperçu qu'elle existait, brutalement. Elle l'avait compris à son regard. Et depuis deux jours, le matin, à cette même heure, elle avait avec lui des conversations de ce genre.
- C'est agréable, répondit-il.
Il la regarda, comme deux jours avant, avec une surprise pourtant moins contenue. Ils étaient seuls sous la tonnelle et entre leurs paroles le silence était presque aussi intense que dans la campagne. C'était un homme d'une trentaine d'années. Seul (Chevaux : 19-20 ; nous soulignons).’

C'est la narration qui active le topos de la rencontre amoureuse : soudaineté, regard, échange de propos banals. Elle signale les rencontres précédentes qui, sinon, seraient restées dans le hors-texte et transforme la rencontre amicale en rencontre amoureuse.

Un autre trait est assez récurrent dans les scènes de rencontre durassiennes sont les signes de richesse de l'élément masculin. Dans Les chevaux, l'homme possède un bateau à moteur et c'est la première chose qui est dite de lui. Dans L'amant, la première chose qui est vue, c'est la voiture puis le costume en tussor :

‘Sur le bac, à côté du car, il y a une grande limousine noire avec un chauffeur en livrée de coton blanc. Oui, c'est la grande auto funèbre de mes livres. C'est la Morris Léon-Bollée. [...]
Dans la limousine il y a un homme très élégant qui me regarde. Ce n'est pas un blanc. Il est vêtu à l'européenne, il porte le costume de tussor clair des banquiers de Saigon (Amant : 25). ’

De même, dans le Barrage (p. 35-36), où la première chose qui frappe les différents protagonistes sont les attributs de richesse qu'affiche le personnage masculin : la limousine, le costume en tussor grège et un magnifique diamant. Ce type de caractérisation dévie dès le départ la rencontre amoureuse vers la rencontre d'intérêt. En outre, c'est fréquemment l'élément féminin qui fait le premier pas, qu'il se produise sous la forme d'un simple regard comme c'était le cas pour Anne-Marie Stretter dans Le ravissement ou d'un sourire comme pour Suzanne :

‘« Pourquoi tu fais une tête d'enterrement ? dit la mère. Tu ne peux pas avoir une fois l'air aimable ? » 
Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne (Barrage : 36).’

L'attitude de drague féminine culmine avec Les yeux, où la jeune femme se lève pour s'installer à la table du jeune homme qui pleure. La scène de rencontre y est fortement marquée par l'intermédiaire d'une formule métanarrative : « ils se rencontrent ». Pourtant, les principaux protagonistes s'étaient déjà rencontrés dans le hall de l'hôtel, mais le regard avait été unilatéral. Seule la femme avait vu le jeune homme.

Ainsi, chez Duras, s'instituent deux types de scènes de rencontre. L'une aboutit à un échange conversationnel, se déroule grâce à un tiers et prend comme prétexte conversationnel un élément situationnel. La phase de « franchissement » dont parlait Rousset est assez rapidement atteinte parce que le but ne se situe pas dans les êtres qui se rencontrent mais dans un au-delà identitaire. L'autre aboutit à un acte érotique. Elle suit en tout point le script défini par Rousset, quand elle concerne des personnages secondaires. Duras connaît la stéréotypie littéraire de ce genre de rencontre. Pourtant, lorsqu'elle concerne les protagonistes principaux, le scénario modèle se trouve transgressé tant au niveau de la diégèse que de la mise en récit. Sur le plan de la diégèse, l'attribut masculin de richesse est souvent mis en exergue. Impossible donc d'interpréter la scène en coup de foudre. C'est le plus souvent la femme qui « invite »317. Sur le plan de la mise en récit, cette scène est souvent précédée d'une pré-rencontre unilatérale, puisqu'un des protagonistes n'aperçoit même pas l'autre. Cette pré-rencontre peut se faire par la rumeur ou par la vision d'une scène, mais elle peut provenir d'une simple ruse narrative. Ainsi, dans L'amant, le jeune chinois dans sa voiture est décrit à la page 25, mais le texte se perd dans une série de réflexions, d'éléments autobiographiques avant de revenir à la narration de la rencontre proprement dite qui n'aura lieu qu'aux pages 42-43. Dislocation donc de la scène par un simple jeu d'écriture. Une forme d'attente sera créée pour le lecteur à propos d’une scène qui a une double fonction : rencontre entre protagonistes, bien sûr, mais souvent aussi rencontre des personnages, désignés alors comme principaux, et du lecteur. Après un bref échange verbal comprenant généralement plutôt un compliment qu'une déclaration d'amour, les protagonistes passent assez rapidement à l'acte sexuel. Ce scénario est en tous points celui du train où la mère d'Ernesto vit une passion d'un soir avec un voyageur.

L'interaction érotique sera alors décrite dans le roman. Il faut cependant signaler que Duras a évolué sur ce plan vers un érotisme de plus en plus poussé. C'est à partir de L'amant que les textes durassiens décrivent de manière assez crue l'acte sexuel.

La scène érotique se passe généralement dans un lieu clos. Les amants sont enfermés dans un espace où la seule relation avec l'extérieur se fait par l'ouïe, que ce soit dans Les yeux ou dans L'amant. C'est par le bruit de la foule que l'extérieur pénètre. Cette scène sera fondamentalement différente de celle qui se passe au sein des triades où le couple est vu par l'intermédiaire d'une fenêtre par un observateur extérieur, qu'il s'agisse de Stein dans Détruire, de Lol dans Le ravissement ou même de Chauvin qui observe la chambre d'Anne Desbaresdes. Tout échange verbal y est théoriquement prohibé :

‘Elle lui dit qu'elle ne veut pas qu'il lui parle, que ce qu'elle veut c'est qu'il fasse comme d'habitude il fait avec les femmes qu'il emmène dans sa garçonnière. Elle le supplie de faire de cette façon-là.
Il a arraché la robe, il la jette, il a arraché le petit slip de coton blanc et il la porte ainsi nue jusqu'au lit. Et alors il se tourne de l'autre côté du lit et il pleure. [...]
La peau est d'une somptueuse douceur. Le corps. Le corps est maigre, sans force, sans muscles, il pourrait avoir été malade, être en convalescence, il est imberbe, sans virilité autre que celle du sexe, il est très faible, il paraît être à la merci d'une insulte, souffrant. Elle ne regarde pas au visage. Elle ne le regarde pas. Elle le touche. Elle touche la douceur du sexe, de la peau, elle caresse la couleur dorée, l'inconnue nouveauté. [...]
Je ne savais pas que l'on saignait. Il me demande si j'ai eu mal, je dis non, il dit qu'il est heureux.
Il essuie le sang, il me lave (Amant : 49-50 ; nous soulignons).’

Aucun terme n'est édulcoré. Les mots « sexe » et « sang » y figurent en première place. L'homme y apparaît tout à la fois violent (« arrache ») et fragile (« il pleure »). La femme est dominatrice, elle exige et transforme l'homme en objet sexuel apte à jouer dans son propre scénario, à réaliser ses fantasmes. En ce sens, la scène érotique ou la scène conversationnelle aura la même fonction, l'homme y sera instrumentalisé pour satisfaire le désir féminin, qu'il soit de l'ordre d'un érotisme concret ou d'un érotisme fantasmatique comme pour Lol et pour Anne Desbaresdes. Il nous faut bien constater que l’héroïne durassienne est alors très éloignée de cette figure évanescente d’absente silencieuse, dans laquelle une partie de la critique littéraire la confine au vu de son comportement lors des interactions sociales.

Quant à la déconstruction de la dyade, elle peut se produire soit par éclatement, ce seront alors les célèbres scènes d'adieux ou de séparation de la tradition littéraire qui se couplent parfois avec une scène de rupture, mais qui n’apparaissent pas chez Duras, ou alors de manière très ténue, soit par dissolution au sein de groupes plus vastes, comme c'est le cas dans cet extrait des Chevaux :

‘Ils [Sara et l'homme] ne dirent plus rien. Ils atteignirent très vite le groupe des autres. Jacques avait l'air calme, presque tranquille. Allongé près de Ludi, il fumait (Chevaux : 183).’

La fin du dilogue est indiquée par leur silence. Il y a un court moment de dyade pure qui prend fin au moment où ils arrivent auprès des autres pour former une polyade. Le procédé est littérairement avantageux, car il permet d'enchaîner les scènes sans rupture.Quand la dissolution de la dyade se fait par éclatement, elle sera marquée par la sortie d'un des personnages. C'est ce type de dissolution qui sera choisi pour mettre fin à la dyade finale, terme du duo et du roman. Dans le roman en général, cette scène qui mettrait fin au couple est très fortement marquée, parce qu'elle sert souvent aux différents rebondissements de la diégèse : vengeance, retrouvailles, nouvelle rencontre. Chez Duras, rien de tel. La dyade finale se clôt comme les autres, avec toutefois un regard profond tentant de maintenir l'espace interactionnel commun.

Ainsi, la fin du Square se réalise sous forme d'un vague « au revoir », qu'accompagne un regard jusqu'à la disparition de l'autre :

‘« On s'en va, lui dit la jeune fille et, - à l'adresse de l'homme - je vous dis au revoir, Monsieur, peut-être donc à ce samedi qui vient.
- Peut-être, oui, Mademoiselle, au revoir. » 
La jeune fille s'éloigna avec l'enfant, d'un pas rapide. L'homme la regarda partir, la regarda le plus qu'il put. Elle ne se retourna pas (Square : 149).’

L'adieu est, on s’en souvient, un peu plus dramatique dans L'amant, mais sans scène de rupture puisque les objets y remplaçent les êtres : le bateau dit adieu et seule l’automobile noire représente l’amant.

La dyade amoureuse s'est construite sur un regard, elle se déconstruit également par le regard. La symétrie est totale : ils se sont rencontrés par hasard, ils se séparent après une conversation ou un rapport amoureux, happés chacun par leur vie. Le dilogue se déconstruit donc un long moment avant la dyade que le regard maintient artificiellement, en étirant le plus possible l'espace interactionnel dans une volonté d'enserrer la relation duelle. Aucun mot n'a été échangé, aucune scène de rupture n'a eu lieu.

Parfois, comme c'est le cas pour Moderato, la dyade se déconstruit par une cohérence interne de l'échange conversationnel. Quand Chauvin aura reproduit symboliquement le meurtre d'Anne, ils se sépareront pour ne plus se revoir, sans un au revoir ni un adieu, par la simple sortie d'Anne :

‘- Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin.
- C'est fait, dit Anne Desbaresdes.
Anne Desbaresdes contourna sa chaise de telle façon qu'elle n'ait plus à faire le geste de s'y rasseoir. Puis elle fit un pas en arrière et se retourna sur elle-même. La main de Chauvin battit l'air et retomba sur la table. Mais elle ne le vit pas, ayant déjà quitté le champ où il se trouvait (Moderato : 123-124).’

C'est la sortie d'Anne, décrite avec une certaine minutie, qui sera tout à la fois chargée de mettre fin au dilogue, à la dyade et au duo ainsi d'ailleurs qu'au roman. En fait, Duras déplace le niveau d'action, ne marque pas la fin du dilogue et se contente de la simple fin de la dyade, qu'elle prolonge par une tension dramatique du regard, pour séparer ses couples et clore ainsi son roman qui racontait leur rencontre. La fin du dilogue n’étant pas marquée verbalement, il ne peut y avoir de scène de rupture avec ses cris, ses pleurs et ses trépignements, pas de scène d'adieux non plus avec son caractère plus dramatique. C'est cette seule fin dyadique qui empêche le roman de finir, comme on l'appelle communément, en « queue-de-poisson ». Elle laisse toutefois planer la possibilité de retrouvailles futures, qui parfois auront lieu, comme dans L'amant par téléphone ou comme pour L'amour, dont le sujet tout entier est les retrouvailles de personnages qu'on pourrait supposer être J. Hold, Michael Richardson et Lol V. Stein dans une mémoire abolie.

Notes
317.

Ce type de transgression est intéressante parce qu’elle se fait par rapport au scénario conventionnel imposé par le code social où en apparence c’est l’homme qui doit effectuer les manoeuvres d’approche explicites (adresser la parole, offrir un verre, inviter à danser...). Or Braconnier (1996 : 37) déclare : « Contrairement à ce que nous pensons habituellement, ce n’est pas à l’homme que revient le plus souvent l’initiative de la démarche de séduction ». Son affirmation repose sur l’étude de deux chercheurs américains qu’il résume en ces termes : « Ils ont alors constaté que les femmes faisaient le premier pas. Le signal est discret, le message non verbal. Un léger balancement du corps, un sourire, un regard ». Ce constat montre encore une fois le caractère subversif de la romancière qui rend explicite, le non-dit de la séduction féminine.