2.3. Les dilogues.

Duras nous en donne le script dans un de ses romans, comme elle le fait pour tous les types de dialogue. C'est l'extrait de La pluie, auquel nous avons déjà fait allusion à plusieurs reprises, qui le fournit :

‘Pourtant la mère se mettait quelquefois à raconter. C'était toujours inattendu ce qu'elle racontait. Ça s'était passé loin. Ça avait l'air de rien. Et pourtant ça retenait pour toujours. Les mots autant que l'histoire. La voix autant que les mots. C'était ainsi qu'une fois, en pleine nuit, au retour des cafés du centre-ville, la mère avait raconté à Jeanne et à Ernesto l'histoire d'une conversation. C'était, disait-elle, le souvenir le plus clair de sa vie, lumineux et auquel elle pensait encore maintenant, celui de cette conversation qu'elle avait entendue par hasard dans un train de nuit qui traversait la Sibérie Centrale, il y avait maintenant longtemps, elle avait dix-sept ans.
C'était deux hommes comme on en voit partout, d'un aspect ordinaire. Ils ne se connaissaient pas avant ce voyage, c'était évident, de même qu'ils ne se reverraient sans doute plus jamais de leur vie. Ils avaient découvert d'abord combien leurs villages étaient éloignés l'un de l'autre. Et puis le plus jeune avait commencé à parler de son travail d'Agent Public, et puis des choses de son existence présente, il avait aussi parlé de la nuit, du froid et de la beauté de l'Arctique. La conversation s'était ralentie tout à coup. L'homme jeune ne savait pas raconter ça, le bonheur qu'il vivait avec sa femme et ses deux enfants. L'homme moins jeune avait à son tour parlé de lui, il était aussi Agent Public comme tous les habitants de la plaine sibérienne, lui aussi avait parlé de la nuit continue de l'Arctique et du froid. Lui aussi avait des enfants. Et lui aussi avec timidité, comme si ces sujets n'étaient pas sérieux, il avait parlé du silence de la nuit polaire, de cette conjonction du silence et du froid. Moins soixante pendant trois mois de nuit. Le plus jeune avait parlé de l'étrange bonheur des enfants dans ce pays de traîneaux et de chiens.
C'était surtout la façon dont ils racontaient les choses qui avait été décisive pour la mère. Ils parlaient à voix basse de crainte de gêner les voyageurs, ils n'avaient pas remarqué que ceux-ci les écoutaient avec passion (Pluie : 45-46 ; nous soulignons).’

Tous les constituants des dilogues romanesques s’y retrouvent : les types de sujets évoqués, qui témoignent d'une limite bien nette entre ceux qui relèvent du domaine public sous forme de banalités et ceux qui relèveraient du domaine privé, risquant de transformer la conversation en confidence, le rapport interpersonnel entre les individus, le tempo de la conversation, l'importance du paraverbal et le cadre participatif qui légitime littérairement le report textuel de cette conversation. Cet extrait témoigne d’une capacité, chez Duras, d'analyser les mécanismes conversationnels qu’elle réalise dans ses romans. L'utilisation de la formule métalangagière « l'histoire d'une conversation », exprime clairement la conscience de ce travail d’analyste. La métaconversation est donc ici doublée.

Les frontières entre les trois niveaux qui nous avaient semblé opératoires pour analyser les dialogues romanesques sont très explicitement marquées. Le niveau relationnel est mentionné par un « Ils ne se connaissaient pas [...] de même qu'ils ne se reverraient sans doute plus jamais de leur vie ». Le cadre interactionnel global est celui d'une polyade. Les « témoins » sont très clairement présents. Le cadre conversationnel est marqué, comme distinct du cadre interactionnel. Mais, de surcroît, cet extrait nous place de plain-pied dans ce qui s'intitulerait une scène de rencontre sur laquelle, nous l'avons vu, la plupart des romans durassiens sont construits. Il indique que cette rencontre risque de basculer vers une forme de confidence, comme le prouvent les domaines privés abordés au sein de ce dilogue raconté.

Chez Duras, le dilogue est souvent la partie centrale de ses romans ; il se réalise entre le héros ou l'héroïne et celui que nous avons appelé l' « être à l'écoute », expression ne traduisant pas tant une attitude conversationnelle - parce qu'il parle lui aussi beaucoup - qu'une attitude relationnelle, dans la mesure où il est à l'écoute de l'être de la femme (ou du héros, dans le cas du vice-consul). Il prend la forme d’une conversation que certains aspects rapprochent de l'entretien psychanalytique, puisqu'il a pour but de nommer l'être de l'héroïne un court instant pressenti lors d'une scène fracturante, en parcourant avec elle et sous sa dictée un itinéraire fantasmatique, en acceptant de jouer avec elle dans son cinéma imaginaire. À la différence du psychanalyste, l'homme ne se contente pas d'une simple écoute ou d'une simple relance, il parle lui-même beaucoup et se lance lui aussi dans une course effrénée visant à connaître cet être fracturé dont il est même souvent amoureux. Il pourra, à l'instar de J. Hold, écrire l'histoire de cette quête. Mais, ce dilogue peut aussi s'apparenter à une longue confidence, nous y reviendrons. Les cas particuliers sont ceux du directeur du Cercle qui dans Le consul poursuivra une fin sociale et non personnelle et celui de l'intervieweur dans L'amante dont le but est purement littéraire. Ce dilogue est fréquemment reproduit au discours direct. Il se déroule entre personnages de rencontre dont le roman est l'histoire.