2.3.1. Les échanges dilogaux.

Au discours direct, chez Duras, les répliques sont généralement courtes, réduites à une ligne ou deux, même si elle peuvent être plus longues, comme dans Le square ou Moderato par exemple. En général toutefois, un personnage ne parle pas plus que l'autre et un certain équilibre des répliques existe, apparentant d'ailleurs l'écriture romanesque durassienne au théâtre où cet équilibre est présupposé. Les tirades ou les monologues sont, en effet, considérés comme des déviances de l'organisation habituelle de la scène théâtrale. Un autre fait confirme cette opinion et il est à trouver chez Duras elle-même. Lorsqu'elle passe, pour Le square, de la version romanesque à la version théâtrale, elle ne modifie réellement qu'un seul élément : la longueur de certaines répliques qu'elle ramène à un équilibre parfait entre les deux interactants.

Ces répliques se constituent en « échanges dilogaux ». Il faudra toutefois se garder de fusionner dilogue et échanges dilogaux. En fait, un dilogue peut comprendre des échanges dilogaux ou de simples interventions résultant d'une troncation, d'une prise en charge par le narrateur de l'une ou l'autre intervention de l'échange, ou encore d'une énonciation de type monologal. En outre, les échanges dilogaux peuvent se trouver au sein des trilogues et des polylogues.

Ces échanges sont composés, comme l'expose Kerbrat-Orecchioni (1990 : 236-237), au minimum d'une intervention « initiative » et d'une intervention « réactive » qui forment une « paire adjacente ». Mais certains interactionnistes, dont Roulet, considèrent que l'échange normal doit, en plus, comporter une intervention « évaluative ». Pour Kerbrat-Orecchioni, la norme dans le domaine dépendra du type d'échange. Elle étudie (1990 : 243) l'organisation séquentielle de ces échanges, montrant qu'ils s'organisent soit de manière linéaire, soit de manière croisée, soit de manière embrassée. Ces échanges sont alors nommés, selon le modèle des rimes. Chaque intervention comprendra au minimum un acte de langage. Elle précise encore (1990 : 234) que les interventions ne sont pas toutes de nature verbale, elles peuvent être aussi non verbales ou faire, comme nous l'avons vu, l'objet d'une troncation. En outre, la littérature permet de varier le mode de report de paroles en jouant sur le discours indirect ou sur le discours narrativisé, ce qui provoque le phénomène littéraire de la « parole isolée », étudiée à la fois par Durrer (1994 : 95-105) et par Lane-Mercier (1989 : 232-236). Toutes deux s'accordent à lui reconnaître un effet de réel et une fonction métonymique, que Durrer situe plutôt sur le plan de la description du personnage alors que Lane-Mercier la situe plutôt au niveau du discours. Elles sont aussi d'accord sur le fait qu'elle se réalise à un moment narratif-clé et qu'elle participe de l'économie du texte romanesque. Par contre, Durrer (1994 : 95) se contente de mentionner la « désactivation » ou plus précisément la dépossession de la dimension interlocutive, alors que Lane-Mercier (1989 : 233) parle de semi-contextualisation, montrant que l'identité du sujet parlant est toujours mentionnée sans équivoque, ainsi qu'un certain nombre de données spatio-temporelles et que seule l'instance réceptrice revêt un caractère flou. Ce qui n'est d'ailleurs pas le cas dans un cadre conversationnel de dilogue.

Tous ces phénomènes repérés dans le cadre des interactions authentiques ou signalés comme spécifiques du discours littéraire se retrouveront chez Duras. Mais leur fréquence ne sera pas la même, selon la modalité de narration choisie. Ainsi, dans un roman comme Le square, raconté sans aucune médiation narrative, ne pourront apparaître de répliques isolées alors qu'elles seront relativement nombreuses dans un roman comme Le ravissement, dont la narration passe par la mémoire d'un narrateur homodiégétique. Une de ces interventions, extraite du Ravissement, est particulièrement intéressante à étudier parce que non seulement elle confirme tout ce qui s'est dit sur la parole isolée, mais aussi parce qu'elle utilise le procédé très durassien d'une « troncation par rapport à l'écoute » et qu'elle s'inscrit dans le cadre interactif, lui aussi très durassien, du « dilogue avec un témoin épieur ». Ce contexte interactionnel de triade ne correspond pas du tout à un trilogue. Sur ce plan, il faudra distinguer clairement à notre sens le « témoin ratifié » du « témoin non ratifié »318. Le premier transforme l'interaction en trilogue, le second non. Dans le contexte littéraire, ce témoin non ratifié, surtout quand il est un épieur dont la présence n'est pas connue des participants, joue un rôle très important pour le rebondissement de l'action. Il surprend généralement un « secret » qui déviera le cours normal des événements. Chez Duras, le dispositif existe, mais il provoque moins une bifurcation de la diégèse qu'une confirmation :

‘[...] l’après-midi d’un jour gris une femme était passée devant la maison de Lol et elle l’avait remarquée. Cette femme n’était pas seule. L’homme qui était avec elle avait tourné la tête et il avait regardé la maison fraîchement repeinte, le petit parc où travaillaient des jardiniers. Dès que Lol avait vu poindre le couple dans la rue, elle s'était dissimulée derrière une haie et ils ne l'avaient pas vue. La femme avait regardé à son tour, mais de façon moins insistante que l'homme, comme quelqu'un qui connaît déjà. Ils s'étaient dit quelques mots que Lol n'avaient pas entendus malgré le calme de la rue, sauf ceux-ci, isolément, dits par la femme :
- Morte, peut-être (Ravissement : 38).’

Une réplique au style direct est isolée. Le locuteur en est strictement identifié ainsi que le cadre spatio-temporel. Cette réplique est présentée comme la résultante d'une troncation, justifiée par la possibilité d'écoute de Lol. L'amplitude de la troncation demeure floue. Il doit manquer au minimum l'intervention initiative qui devait être une question de J. Hold et peut-être le début de l'intervention réactive. À ce propos d'ailleurs, il existe une discordance entre le commentaire narratif présentant l'intervention de Tatiana comme simples mots et le dispositif graphique lui donnant le statut d'une intervention à part entière. Sur le plan de la communication avec le lecteur, ces simples mots suffisent, comme le signale Lane-Mercier, à faire comprendre au lecteur le sujet de toute la conversation entre J. Hold et Tatiana. La parole isolée est donc bien métonymique de tout le discours, mais elle l'est aussi de la personnalité de Lol qui, sans être morte réellement, est une sorte de morte-vivante.

Ces répliques isolées n'ont pas toujours un rôle aussi fondamental. Elles peuvent, par exemple, n'être métonymiques que d'un dilogue mineur, comme dans le cas où l'assassin dans Moderato est interrogé par l'inspecteur de police :

‘Il scruta l'inspecteur d'un regard toujours absent du reste du monde. L'inspecteur le lâcha, sortit un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit.
- Ce n'est pas la peine, je ne répondrai pas maintenant, dit l'homme.
L'inspecteur n'insista pas et alla rejoindre ses collègues qui questionnaient la patronne [...] (Moderato : 18).’

La réplique isolée permet de gérer très économiquement un dilogue peu important pour la diégèse tout en lui conférant un effet de réel. Le procédé sert alors fondamentalement l'économie narrative. L'intervention initiative est reportée au discours indirect et se noie ainsi dans le narratif. Le décalage entre les deux manières de rendre les propos témoigne de l'importance relative de ces deux personnages pour le roman. Ces paroles isolées, nous le verrons, n'auront pas la même fonction au niveau des polylogues.

Le texte romanesque peut donc, et le dernier exemple le montre, jouer sur le mode de report de l'échange en alternant, pour les interventions qu'il comprend, discours indirect et direct, discours narrativisé et discours direct. Il peut aussi rendre compte du cas où l'une des deux interventions est non verbale. Toutefois, le premier procédé de variation est strictement littéraire, alors que le deuxième ne l'est pas. Il sera bien plus fréquent lorsque le roman passe par une conscience narrative.

Notes
318.

  Kerbrat-Orecchioni 1990 : 86.