2.3.2. Le corps de la conversation.

Quant aux échanges qui constituent le corps du dilogue, leur organisation produit parfois une impression de forte incohérence. Celle-ci est partiellement produite, nous l'avons vu, par l'effet monologue, mais elle est aussi due au fait que Duras a plutôt tendance à privilégier certains principes de cohérence des interactions réelles au détriment de la cohérence littéraire. Ainsi, dans les interactions réelles, toute conversation peut sans problème être coupée par une réflexion sur un événement, même mineur, en train de se produire ou par ce que nous appelons un « échange utilitaire » pouvant se muer en véritable « interaction de service » : une maîtresse de maison qui sert à boire ou à manger, une patronne de bistrot qui apporte la commande... Ce genre d'intervention ou d'échanges parasites, quand ils sont reproduits dans le texte littéraire, créent une impression d'incohérence très forte tant ils constituent une rupture dans la linéarité de la cohérence logico-sémantique :

‘- Il y a longtemps que vous le promenez.
Les yeux de cet homme qui lui parlait et qui la regardait aussi, dans le même temps.
- Je veux dire qu'il y a longtemps que vous le promenez dans les squares ou au bord de la mer, reprit-il.
Elle se plaignit. Son sourire disparut. Une moue le remplaça, qui mit brutalement son visage à découvert.
- Je n'aurais pas dû boire tant de vin.
Une sirène retentit qui annonçait la fin du travail pour les équipes du samedi. Aussitôt après, la radio s'éleva en rafale, insupportable.
- Six heures déjà, annonça la patronne.
[...] Lorsque dans le port un mouvement d'hommes s'annonça, bruissant, de loin encore, l'homme lui reparla.
- Je vous disais qu'il y avait longtemps que vous promeniez cet enfant au bord de la mer ou dans les squares.
- J'y ai pensé de plus en plus depuis hier soir, dit Anne Desbaresdes, depuis la leçon de piano de mon enfant. Je n'aurais pas pu m'empêcher de venir aujourd'hui, voyez (Moderato : 30-31).’

Anne Desbaresdes ne répond pas à la question de Chauvin, mais fait un commentaire sur son état ou sa situation interne, la patronne intervient pour faire un commentaire sur la situation extérieure et enfin Anne rend compte de ses propres pensées, correspondant à ce que nous avons vu dans la partie consacrée au monologue. Tout cela crée une impression d'incohérence et d'une certaine incommunicabilité. Pour préserver un minimum de lisibilité littéraire, deux procédés compensent cette déconstruction : d'une part, le commentaire narratif qui rétablit une certaine cohérence pour le lecteur en lui décrivant la physionomie d'Anne pouvant justifier son commentaire sur l'alcool, et en donnant des indications sur le site qui lui permettent de comprendre la réflexion de la patronne, et, d'autre part, la répétition de la réplique de Chauvin d'abord sous la forme d'une reformulation, ensuite sous la forme d'une reprise de thème après interruption. Cette répétition a le mérite de créer un tempo qui remplace la cohérence. Le procédé n'est pas propre au dilogue, nous pourrons le retrouver dans les autres types de dialogues avec toutefois le risque pour le lecteur de sombrer dans la non identification des interlocuteurs et de se trouver alors dans une espèce de brouillard. Pourtant, l'avantage littéraire du procédé est immense : il participe à la création d'un « effet de vie » dans le dialogue, conformément à ce que Flaubert semblait souhaiter :

‘Quelle difficulté que le dialogue, quand on veut surtout que le dialogue ait du caractère. Peindre par le dialogue et qu'il n'en soit pas moins vif, précis et toujours distingué en restant même banal, cela est monstrueux et je ne sache personne qui l'ait fait dans un livre. Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l'épopée. À Louise Colet (30 septembre 1853), (Flaubert, Correspondance, Vol II, 1851-1858, Pléiade : 444).
[Scène des comices] Il faut que ça hurle par l'ensemble, qu'on entende à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d'amour et des phrases d'administrateurs. [...] J'arrive au dramatique rien que par l'entrelacement du dialogue et les oppositions de caractère. À Louise Colet (12 octobre 1853), (Flaubert, Correspondance, Vol II, 1851-1858, Pléiade : 449).’

Duras insiste beaucoup aussi sur la complétude de ces échanges. Non seulement elle peut en indiquer les limites, comme nous l'avons vu, par des séparations narratives, aller jusqu'à l'insérer au sein d'une même réplique, mais elle signale aussi très fortement l'absence d'intervention réactive par des « il/elle ne répondit pas » accentuant donc, par un recours à la négation, cette norme de complétude. Aussi, ce genre de commentaire narratif sera constant :

‘Il s'attarda, sans répondre à sa question, à voir enfin la ligne de ses épaules (Moderato : 43).’

L'autre point sur lequel Duras insiste tout particulièrement est l'attitude d'écoute d'un des interlocuteurs. Parfois, c'est la non-entente de la réplique qui justifie l'incomplétude de l'échange :

‘C'est alors qu'elle est endormie qu'il lui parle. Il lui dit qu'elle sera chassée avant la fin du séjour qui a été prévu. Elle ne l'entend pas, on dirait, elle n'entend plus rien (Yeux : 57).’

Cette notation d'un « on dirait » prouve qu'en fait le dilogue n'est jamais pur, comme s'il y avait toujours un oeil qui voit ou une oreille qui écoute et qui justifie ainsi en profondeur la reproduction des propos dans le roman. Tantôt cette instance est un personnage réel qui joue d'ailleurs les fonctions de narrateur, tantôt ce n'est que l'attestation d'une conscience, signe d'une instance narrative.

En général aussi, l'écoute est l'attitude du personnage à qui l’on raconte une histoire :

‘- Vous étiez accoudée à ce grand piano. Entre vos seins nus sous votre robe, il y a cette fleur de magnolia.
Anne Desbaresdes, très attentivement, écouta cette histoire.
- Oui.
- Quand vous vous penchez, cette fleur frôle le contour extérieur de vos seins (Moderato : 86).’

L'histoire racontée est la sienne. C'est l'histoire de la vision que Chauvin a eu d'elle un soir de réception.

Ceci nous conduit à la caractérisation sémantico-pragmatique des dilogues durassiens. Ils se déroulent essentiellement sous le mode soit d’une co-narration, soit de la confidence, les deux autres types comme la dispute ou les interactions de service étant plus rares. À l’analyse systématique de ces quatre modes de réalisation, on adjoindra l’étude de deux autres modes de mise à l’écrit, de nature plus formelle et donc à contenu plus libre, à savoir l’interview et la communication téléphonique.