3. Les trilogues durassiens.

Les romans durassiens font apparaître de nombreuses triades relationnelles, ou trios, et de nombreuses triades interactionnelles, ou vraies triades, dans la mesure où la plupart des structures relationnelles et interactionnelles sont triangulaires. Abahn l’indique dès le titre où figure le nom de trois personnages. Détruire met en scène le trio destructeur formé de Stein, Max Thor et Alissa, qui se réunit parfois sous une seule voix et forme alors d’autres triangles, comme celui qui les oppose à Élisabeth Alione et à son mari. L’amour fait déambuler deux hommes et une femme sur une plage. Le Barrage reproduit un triangle familial, mère-frère-soeur. L’amant renferme en son coeur de nombreuses relations triangulaires : le trio fraternel ; le trio familial, mère-frère aîné associés en une espèce de bloc parental opposé à la soeur et au petit frère ; l’amant, l’héroïne et sa famille. Les chevaux en comprend de multiples : Jacques-Sara-l’enfant, Jacques-Sara-la bonne, les parents-la bonne-l’enfant, les patrons-la bonne-les amis, Jacques-Sara-l’amant, Sara-Diana-Gina, Jacques-Diana-Sara, pour ne citer que les plus importantes. Moderato témoigne lui aussi d’une infinité de structures triangulaires : enfant-Mademoislle Giraud-Anne, Anne-Chauvin-le couple, le mari-Chauvin-Anne, le mari-Anne-les invités. Le ravissement n’est pas autre chose que la tentative opérée par Lol de remplacer le trio Anne-Marie Stretter, Michael Richardson et elle-même par celui qu’elle forme avec Jacques Hold et Tatiana, même s’il comprend aussi des trios plus classiques du type Pierre Beugner, Tatiana, Jacques Hold. Type de trio que nous retrouvons dans Dix heures, sous forme, cette fois, de triade interactionnelle. Dans La pluie, cette structure triangulaire s’incarne sous forme de triades fluctuantes : parents-enfants-Ernesto, père-mère-Ernesto, instituteur-Ernesto-parents. Et même, les romans communicationnellement les moins triangulaires comme Les yeux, Émily, L’amante et L’après-midi incorporent en leur sein des trios : le mari, l’amant et la femme dans Émily et dans L’amante, ou une structure moins conventionnelle homme-femme et un jeune homosexuel pour Les yeux. Sans compter le trio que forment Pierre et Claire Lannes avec leur cousine Marie-Thérèse Bousquet ou celui que forment M. Andesmas, Valérie et Michel Arc dans L’après-midi. Bref, à l’exception du Square dont la structuration est proprement dyadique et du Consul où les relations sont soit polyadiques, soit dyadiques, tous les romans durassiens fonctionnent sur des triades relationnelles et interactionnelles fixes ou mouvantes.

Les triades apparaissent donc bien comme fondamentales dans la structure interactive et relationnelle unissant les personnages durassiens. Ce mode de fonctionnement est le reflet de leur importance sociale signalée par Kerbrat-Orecchioni (1995a : 1) à la suite de Caplow (1971). Ainsi, tout personnage durassien ne peut se concevoir qu’au sein d’une relation triangulaire posée par le texte, supposant des interactions triadiques implicites ou explicites qui ne font pas toujours l’objet d’une mise en paroles textuelle. Ce triangle est d'ailleurs très souvent un lieu de circulation du désir.

Pourtant ces trios relationnels n’aboutissent pas nécessairement à un trilogue, ni même à une triade. Un des pôles du trio peut, par exemple, devenir le sujet de la conversation entre les deux autres pôles, comme le couple d’amants est devenu le sujet des dilogues entre Anne et Chauvin. Les relations mari-amant-femme ne font nullement l’objet d’une triade et encore moins d’un trilogue dans Moderato, puisqu'ils ne sont jamais ensemble dans un même lieu. Par contre, le film de Peter Brook va rendre le trio explicite sous forme d'une triade, puisque le mari d’Anne vient la chercher au café où elle se trouve avec Chauvin sans que nul trilogue n’ait lieu. À l’inverse, des trilogues peuvent avoir lieu entre des personnages qui n’ont a priori aucune autre relation triangulaire entre eux que celle qu’ils partagent dans un moment de paroles.

Parmi les types de dialogues, c'est le trilogue qui, pour la gestion romanesque, constituera la plus grande rupture, dans la mesure où il s'agira pour le romancier de gérer des structures plurielles en discordance avec la linéarité du texte. Il devra jouer sur la focalisation, sur les plans, sur les différences échanges verbaux et non verbaux, sur les silences, le type de discours rapportés, bref sur une série de procédés romanesques pour mettre en texte ce trilogue qui, parallèlement, lui permettra de mettre en scène des jeux plus subtils tant au niveau psychologique que relationnel.

Entre trilogue, tétralogue, polylogue, les mécanismes littéraires mis en jeu ne seront pas fondamentalement différents, sauf sur le plan des échanges. Dès lors, l'association faite par les interactionnistes entre les dilogues et les trilogues comme structures basiques couvre en fait un saut profond sur le plan littéraire, une différence fondamentale entre la gestion d'un dialogue à deux ou à plusieurs interactants. Le trilogue permettra notamment l'apparition de tropes illocutoires ou communicationnels pour l'existence desquels il constitue la configuration minimale. Aussi est-ce sur ce fonctionnement du trilogue et de ses trois niveaux que nous nous étendrons particulièrement.