3.1. Les trios.

‘Ou l'on voit que le chiffre est à nouer autrement : car pour le saisir, il faut se compter trois (Lacan 1975 : 93).’

Duras met en scène, dans ses romans, les deux grands trios classiques. Tout d’abord, le trio familial, père-mère-enfants où, toutefois, le rôle du père est plus généralement occupé par le frère aîné. Le trio dans sa version initiale existe dans les romans comme La pluie, Les chevaux, Dix heures... Ce trio se retrouvera sous forme de triades et de trilogues. Il s’agit d’une structure relationnelle très actualisée dans les romans durassiens, à l’exception de Moderato. L’autre grand trio est le trio vaudevillesque, amant-mari-femme, et sa variante, maîtresse-femme-mari. Mais ce trio, dans sa forme durassienne, n'est jamais conflictuel contrairement à ce qui a été observé pour les interactions réelles (Kerbrat-Orecchioni 1995a : 19). Le ravissement indique clairement ce refus de créer les occasions de gêne ou de conflit :

‘Je sors de la salle de billard. Pierre Beugner n'y prend pas garde. Nous ne tenons pas à rester en tête à tête longtemps, en général, à cause de Tatiana. Je ne crois pas que Pierre ignore tout comme le prétend Tatiana (Ravissement : 90).’

Ce trio est même plutôt de l'ordre du fusionnel, même si cette fusion ne se fait pas sans douleur, comme Lacan (1975 : 94) l'avait déjà signalé pour Lol : « un "je me deux" à conjuguer douloir avec Apollinaire ». Cette fusion peut passer par des rapports d'amitié très forts, comme ceux qui unissent Sara et Diana respectivement femme et maîtresse de Jacques dans Les chevaux, par ceux plus distants mais néanmoins réels qui unissent Tatiana et Lol, toutes deux en relation d'amour avec J. Hold, par une forme d'indistinction des voix comme dans Détruire où il n'est pas toujours évident de distinguer les propos de Stein de ceux de Max Thor, ou encore par une fusion des noms au sein d'un titre comme Abahn, Sabana, David. Cet aspect fusionnel, et donc fortement consensuel des trios durassiens, n'est pas sans rapport avec la biographie de Duras elle-même, ni sans rappeler la relation l'unissant à Robert Antelme et à Dionys Mascolo, qui, par son intermédiaire d'ailleurs, se sont liés d'amitié. Il permet aussi d'échapper complètement à l'aspect vaudevillesque de la relation.

En outre, même si ce trio amoureux se dédouble dans certains romans, il n’est pas toujours actualisé dans le texte par des interactions triangulaires, ni par des trilogues. Ainsi, les relations Anne-Chauvin-mari ne s’actualisent jamais et les interactions restent dans le non-dit du texte. Autre façon pour Duras d'échapper à l'aspect vaudevillesque du trio. Dans le texte, le mari n'a aucun rapport conversationnel avec les autres pôles du triangle. Toutefois ce non-dit du texte ou cette « troncation généralisée » n’a pas le même statut selon que l'on considère l'ensemble ou les interactions entre chaque pôle du triangle. Le lecteur est en droit de supposer qu’il n’y a aucun trilogue entre les trois pôles du triangle relationnel alors qu’il est obligé de présupposer, en fonction du script, des dilogues unissant Anne et son mari, même si le texte ne les mentionne pas. Quant aux interactions dilogales entre Chauvin et le mari, elles sont tout simplement possibles puisqu’ils sont dans un rapport patron-ouvrier, mais le texte durassien évitant au maximum les « interactions de service » ne dit jamais s’ils sont ou non entrés en interaction. Dans Le ravissement, les trios de ce type sont nombreux : trio entre Lol, Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, trio entre Jean Bedford, Lol et Michael Richardson, trio entre Pierre Beugner, Tatiana et Jacques Hold, trio entre Lol, Jean Bedford et Jacques Hold, trio enfin entre Tatiana, Lol et Jacques Hold. De ces trios, seul le dernier sera à plusieurs reprises triadique et trilogal, ce qui lui conférera toute son importance au sein du roman. Le trio Beugner-Hold-Tatiana ne s'incarnera qu'une seule fois dans une triade pour accueillir Lol, autrement il n'apparaît qu'au sein d'une polyade.

Les trios durassiens sont donc essentiellement amoureux ou familiaux, jamais professionnels. Les sociologues que sont Simmel et Caplow (1971) ont montré, sans faire vraiment de différence spécifique entre trio, triade et trilogue, que les trios ont la particularité de se scinder en deux plus un, c'est-à-dire de faire apparaître des duos consensuels ou conflictuels et un tiers qui, dans un cadre fréquent de conflit, joue un rôle d'« arbitre » et assume une des trois fonctions suivantes : « médiateur », « tertius gaudens » ou « despote » (Simmel cité par Caplow 1971 : 39). Le médiateur « empêche [les éléments antagonistes] d'engager un conflit ouvert ». Il « devient le représentant du groupe et défend le programme collectif contre les intérêts privés ». Le tertius gaudens, le « "troisième larron" fait tourner à son propre avantage la dissension des deux autres et sacrifie les intérêts du groupe à son programme privé ». Enfin, le despote « a pour politique de provoquer le conflit entre deux autres protagonistes pour servir ses propres desseins ». Ces trois fonctions sont pour nous intimement liées à une structure relationnelle et ne peuvent s'incarner dans les triades ou les trilogues que s'il y a un enjeu relationnel pour le tiers. Nous les retrouverons dans les trios familiaux, seuls trios conflictuels chez Duras. Le personnage du frère aîné va d'ailleurs suivre dans ce domaine-là une évolution intéressante en passant du Barrage, où il apparaît sous le nom de Joseph, à L'amant. En fait, dans le Barrage, il se présente beaucoup plus comme un médiateur des conflits opposant la mère et la fille, alors que dans L'amant il se comporte en tertius gaudens. Les deux scènes symétriques où la mère veut battre sa fille parce qu'elle la soupçonne d'avoir eu des relations sexuelles font nettement apparaître les différences dans ce rôle du tiers :

‘Ç'avait éclaté lorsque Suzanne était sortie de table. Elle s'était enfin levée. Elle s'était jetée sur elle et elle l'avait frappée avec les poings de tout ce qui lui restait de force. [...] Joseph n'avait pas protesté et l'avait laissé battre Suzanne.
[...]
À un moment donné, tout d'un coup, il dit :
« Merde, tu le sais bien qu'elle a pas couché avec lui, je comprends pas pourquoi tu insistes [...]. » 
Joseph restait parce qu'il ne voulait pas la laisser seule avec la mère dans cet état, c'était sûr.
[...]
Joseph resterait tant que la mère ne serait pas couchée, c'était sûr. Suzanne était tranquille.
[...]
« J'ai couché avec lui, dit-elle, et il me l'a donnée. » 
La mère s'affala dans son fauteuil. « Elle va me tuer, pensa Suzanne, et même Joseph pourra pas l'empêcher. » 
Joseph s'était levé et il s'était approché de la mère.
« Si tu y touches encore, lui dit-il doucement une seule fois encore, je fous le camp avec elle à Ram. Tu es une vieille cinglée. Maintenant, j'en suis tout à fait sûr. » 

La mère regarda Joseph. Peut-être que s'il avait ri elle aurait ri avec lui (Barrage : 119-123 ; nous soulignons).’

Joseph apparaît clairement comme médiateur du conflit, alors que dans L'amant, au lieu de modérer la mère, il l'incite à continuer :

Le frère répond à la mère, il lui dit qu'elle a raison de battre l'enfant, sa voix est feutrée, intime caressante, il lui dit qu'il leur faut savoir la vérité, à n'importe quel prix, il leur faut la savoir pour empêcher que cette petite fille ne se perde, pour empêcher que la mère en soit désespérée (Amant : 74-75 ; nous soulignons).’

Le frère est bien celui qui profite du conflit : il sauve l'honneur de la famille, donc le sien propre, et s'assure d'une complicité avec la mère qui, ainsi, lui passera ses caprices et lui donnera tout l'argent qu'il réclame pour ses plaisirs. Dans le roman, il n'est d'ailleurs pas loin de la figure du despote dans la mesure où il incite souvent la mère à agir de cette façon. Toutefois, les arguments qu'il invoque sont ceux de la sauvegarde du clan, donc ceux du médiateur. Mais, dans ce cas, comme dans beaucoup de sociétés d'ailleurs, l'honneur du clan est en fait intimement lié aux mâles de la famille, et les intérêts collectif et privé sont alors étroitement liés pour le chef du clan. Au vu de cette évolution qu'elle fait subir au personnage du frère aîné, on comprend mieux ce que Duras a voulu dire lorsqu'elle déclarait à Apostrophes qu'elle n'avait pu écrire ce roman qu'après la mort de sa mère et de son frère. Pourtant, ces trios conflictuels, au cours des interactions familiales, s'avèrent très consensuels en présence d'un quatrième élément.

Par contre, au sein des triades où aucun enjeu relationnel n'est en cours, le tiers (épieur ou témoin) va plutôt jouer le rôle de juge-arbitre soit de son propre chef, soit parce qu'il est sollicité par les deux autres ou par l'un des deux. Ce qui engendra de sa part deux attitudes : acceptation ou refus dans un parti-pris de neutralité. Ainsi le rôle d'arbitre se décomposera-t-il en quatre fonctions différentes selon l'enjeu relationnel.

La distinction des trois niveaux (relationnel, interactionnel et conversationnel) s'avère une fois de plus fondamentale, puisque non seulement elle détermine des fonctions différentes pour le tiers mais aussi parce qu'elle permet de mettre en évidence une difficulté qui jusqu'à présent, du moins à notre connaissance, a été éludée par les conversationnalistes et par les sociologues, à savoir l'identification du tiers. Nous recourrons au Cousin Pons de Balzac où le premier grand trilogue du roman (p. 35-44) fait apparaître toute la difficulté de la détermination du tiers et de sa position fluctuante selon les niveaux envisagés. La présidente et sa fille sont en train de se préparer à sortir lorsqu'on leur annonce la venue de leur cousin Pons, vieux garçon ressenti par elles comme pique-assiette. Pons fracture l'espace interactionnel occupé par la mère et la fille, joue un rôle d'intrus totalement indésirable. Le rapport relationnel entre les trois est d'ordre familial, mais les liens unissant une mère et une fille sont a priori plus forts que ceux qui unissent des cousins. À ces différents niveaux, c'est donc Pons qui fait figure de tiers. Position nettement marquée sur le plan interactionnel, beaucoup moins marquée sur le plan relationnel où la relation oscille, selon le paramètre retenu, vers une structure 1+1+1 ou une structure 2+1. Lorsque commence le trilogue, un conflit va rapidement surgir entre la Présidente et Pons qui forment alors un duo conversationnel par rapport auquel mademoiselle Camusot fera figure de tiers et assurera la fonction de médiateur, comme le prouve notamment la réplique suivante :

‘- C'est alors vous qui avez beaucoup d'esprit, dit Cécile pour calmer le débat (Cousin Pons : 36 ; nous soulignons).’

Jouant le rôle de tiers dans le trilogue, mademoiselle Camusot ne peut en aucun cas être considérée comme tiers relationnel ou interactionnel. À partir de cet extrait, on constate que le tiers conversationnel ne s'identifie pas toujours au tiers interactionnel ou relationnel.

En résumé, les trios durassiens sont donc de deux types : un trio amoureux fortement consensuel à la limite du fusionnel et un trio familial beaucoup plus conflictuel où l'on retrouve les rôles de tiers dégagés par Simmel. Cette configuration durassienne semble déroger aux normes des interactions réelles et même aux normes littéraires générales puisque Kerbrat-Orecchioni (1995a : 16-17) relève chez La Fontaine, pour les triades organisées en 2+1, 23 cas de dyades conflictuelles contre 5 seulement de dyades consensuelles. Mais le problème des fables est qu'elles fusionnent les trois niveaux en un texte court et que le roman, texte long, les disjoint souvent.