3.2.2. Triade et dilogue avec témoin(s).

Ce deuxième cas pose deux grands problèmes, celui de la ratification ou non, et celui des rôles interactionnels occupés par plusieurs personnes. Faudra-t-il traiter toute l'interaction en polyade ou en triade ? Les procédés littéraires complexifient encore la chose, tout en facilitant le choix de l'analyste quant à la nomination de l'interaction. Nous recourrons une fois de plus à Moderato pour illustrer le phénomène.

Les différents dilogues qui associent Anne et Chauvin dans un lieu public comme le café illustrent, en effet, parfaitement la complexité de la chose. Dans ce bistrot, des ouvriers de l’arsenal arrivent périodiquement, parlent, jugent et ponctuent le dilogue entre Anne et Chauvin qui se déroule en permanence en présence de la patronne. En interactions authentiques, nous serions obligée de parler de polyade dans la mesure où, dans l’espace interactionnel, se trouvent de manière permanente Anne, Chauvin, la patronne de bistrot, et, de manière occasionnelle, l’enfant et les ouvriers. Mais ici intervient une des particularités du dialogue romanesque qui joue sur les plans narratifs pour dissocier les groupes de personnages et qui se retrouve chez Duras. À l’avant-plan, se trouvent Anne et Chauvin. Ils apparaissent d’ailleurs en personnes identifiées, titulaires d’un nom. Ce sont eux qui se partagent majoritairement l’espace conversationnel. Au deuxième plan, apparaissent la patronne et l’enfant. Ils n’ont pas de nom, leur importance conversationnelle est moindre, ils n’existent que par rapport aux personnages principaux. À l’arrière-plan, se trouvent les autres clients qui n’accèdent pas à l’identité. Ils forment des êtres indistincts, collectifs qui dupliquent les rôles de personnages de deuxième plan. Ils servent à créer un effet de réel, représentants indistincts d'un ordre social. Cette technique de plans et de focalisation sur les personnages d'Anne et de Chauvin est proprement littéraire pour réduire la polyade et éviter la gestion du polylogue, qui nécessite un appareil conversationnel plus lourd. Ainsi le romancier opère-t-il des scissions dans la polyade originelle, la séparant en diverses triades, plus rarement en une tétrade, qui à leur tour donneront naissance à quelques rares trilogues mais surtout à un dilogue central, où, cette fois, la scission se fera par la différence entre l’interactif pur et le conversationnel. Dès lors, comme pour le monologue ou pour le dilogue, émanent des interactions verbales qui sont le résultat de coupes, d’allégements dus au processus de focalisation dans une structure interactionnelle plus vaste. Donc, pour nous, au niveau conversationnel, nous rangerons les échanges entre Anne et Chauvin dans les dilogues. Ils se produisent devant témoins dont certains, comme l'enfant et la patronne de bistrot, influent directement sur le dilogue en cours. L'enfant et la patronne formeront respectivement deux triades avec le couple. Les autres témoins comme les clients formeront une autre triade avec le couple conversationnel, mais beaucoup moins marquée parce que moins influente sur la conversation. Nous en arrivons donc à ce rôle purement interactionnel de témoin qu'André-Larochebouvy avait ajouté, pour le trilogue, à ceux définis par Caplow. Mais il semble qu'elle confonde le rôle de participant silencieux et le rôle de témoin qui n’intervient, selon nous, que sur le plan de la triade, conformément d'ailleurs au schéma goffmanien du cadre participatif où un témoin ratifié peut à tout moment participer à la conversation, comme c'était le cas pour Anne Desbaresdes, alors que le vrai témoin n'est pas ratifié et que son intervention dans le cours de la conversation sera sentie comme une intrusion. Le témoin n’a pas d’enjeu conversationnel, il ne doit pas lutter pour un droit à la parole, il ne construit ni l’échange, ni son identité à travers lui. Globalement, il n’a pas non plus à ménager sa face positive qui est très peu en péril. Son rôle, sur le plan de la politesse, est très particulier. Étant dans un espace interactionnellement - mais non pas conversationnellement - partagé, il devra se garder de tout envahissement territorial. Selon Kerbrat-Orecchioni (1990 : 86) il doit « [feindre de] se désintéresser de ce qui se passe dans le groupe conversationnel » parce que l'espace conversationnel est considéré comme le territoire privé des participants agréés au dilogue. C’est ainsi que dans la vie courante, un témoin non agréé des participants peut faire connaître sa présence par une petite toux sèche, ou se « retirer sur la pointe des pieds » de crainte de paraître indiscret, ce qui constituerait une menace pour sa face positive. De manière générale, s'il encourt le risque de passer pour un être indiscret ou curieux, il n'encourt celui d'être perçu comme intrus ou comme envahisseur que s'il intervient dans la conversation sans y être sollicité. Et dans ce dernier cas seulement, on risque de passer de la triade au trilogue.

Ce témoin joue par ailleurs un rôle très important dans la mesure où il influe lourdement sur l'interaction en cours. Dans l'exemple que nous analysons, le rôle que la patronne de bistrot joue sur les interactions Anne-Chauvin est loin d'être minime. Elle fait figure, au côté des ouvriers, de représentant de la société entière et de juge moral de l'interaction. Elle marquera par ses regards, ses gestes, ses paroles le caractère hautement transgressif que revêt l'interaction dilogale qui se déroule devant elle. Elle est une sorte de garant moral, l’autorisant à certains moments, la réprouvant à d'autres et en ponctuant la durée ou l’arrêt. Ce rôle est d'ailleurs fortement souligné par le narrateur :

‘- Six heures déjà, annonça la patronne.
Elle baissa la radio, s’affaira, prépara des files de verres sur le comptoir. Anne Desbaresdes resta un long moment dans un silence stupéfié à regarder le quai, [...] (Moderato : 31 ; nous soulignons).
La patronne reprit son tricot rouge, elle jugea inutile de répondre. [...] L’homme s’approcha d’Anne Desbaresdes.
- Asseyez-vous, dit-il.
Elle le suivit sans un mot. La patronne, tout en tricotant, regardait obstinément le remorqueur. Il était visible qu’à son gré les choses prenaient un tour déplaisant (Moderato : 39 ; nous soulignons).
La patronne était bien à son poste, derrière sa caisse. Anne Desbaresdes parla bas (Moderato : 41).
La patronne les servit, toujours en silence, peut-être un peu vivement. Ils n’y prirent pas garde (Moderato : 45-46 ; nous soulignons).
- Je voudrais un autre verre de vin, réclama Anne Desbaresdes.
On le lui servit dans la désapprobation (Moderato : 54 ; nous soulignons).
- Je voudrais du vin, le pria Anne Desbaresdes, toujours j’en voudrais...
Il commanda le vin.
- Il y a dix minutes que c’est sonné, les avertit la patronne en les servant (Moderato : 64 ; nous soulignons).
 
La patronne, tant durait leur silence, se retourna sur elle-même, alluma la radio, sans aucune impatience, avec douceur même (Moderato : 115 ; nous soulignons).
La patronne rangea son tricot rouge, rinça des verres et, pour la première fois, ne s’inquiéta pas de savoir s’ils resteraient encore longtemps. L’heure approchait de la fin du travail (Moderato : 117 ; nous soulignons).
Déjà, des rues voisines une rumeur arrivait, feutrée, coupée de paisibles et gais appels. L’arsenal avait ouvert ses portes à ses huit cents hommes. Il n’était pas loin de là. La patronne alluma la rampe lumineuse au-dessus du comptoir bien que le couchant fût étincelant. Après une hésitation, elle arriva vers eux qui ne se disaient plus rien et les servit d’autre vin sans qu’ils l’aient demandé, avec une sollicitude dernière. Puis elle resta là après les avoir servis, près d’eux, encore cependant ensemble, cherchant quoi leur dire, ne trouva rien, s’éloigna (Moderato : 121-122).’

Nous constatons à quel point ces trois personnages sont en réseau interactionnel. Les gestes de la patronne sont conditionnés par la présence de ces deux clients quelque peu insolites. Qu’ils aperçoivent ou non ses signes, le texte le signale à chaque fois. Cette patronne ponctue en quelque sorte toute leur interaction, en signale la clôture normale et la juge en passant du rôle de réprobateur à celui de complice dans les derniers extraits. Dans le dernier exemple, nous nous trouvons au point limite de la triade et du trilogue dans la mesure où une tentative avortée de rentrer en communication verbale avec ce couple étrange est explicitement décrite par le texte. Elle essayera dans cet extrait de retrouver le rôle de participant agréé qu’elle avait de droit au début du roman, où c'était à elle qu'Anne s'était d'abord adressée au vu de sa fonction.

Dès lors, la patronne, simple témoin pourtant, joue un rôle important dans le roman, littérairement d'abord, puisqu'elle est chargée de symboliser le regard de la société sur ce couple immoral, mais aussi interactionnellement, parce qu'outre le fait qu'elle assume le rôle de déclencheur du dilogue, que ses faits et gestes influent sur les personnages principaux, elle est la responsable d’interactions parasites : Chauvin lui commande à plusieurs reprises le vin qu’elle sert. Cet échange est l’objet d’un commentaire narratif du type de celui que l’on trouve à la page 29 :

‘Il fit signe à la patronne de les servir à nouveau de vin. Anne ne protesta pas, eut l’air, au contraire, de l’attendre (Moderato : 29).’

Apparaît donc ici ce que nous avons appelé un échange parasite relevant « des interactions de service », mais qui n’est pas relié au thème global de la conversation puisqu’il s’agit ici d’un échange de type utilitaire.

Une autre triade apparaît dans le texte, celle que forme le couple Anne-Chauvin avec l’enfant. Le rôle que ce dernier jouera sera moins complexe que celui de la patronne, puisqu’il se transformera en intrus du dilogue, comme souvent les enfants chez Duras. Il ponctue, par ses allées et venues, tout le dilogue Anne-Chauvin, mais il n’en est pas réellement témoin parce qu’il sort de l’espace interactif.

Le rôle de témoin a généralement un fort impact littéraire parce que son existence résulte, dans la transcription romanesque, d’un choix du romancier. Mettre dans l’éclairage du report textuel de la conversation un troisième personnage témoin de l’interaction duelle ne peut être voulu qu'à des fins purement littéraires allant de la simple création d'un effet de réel à d'autres fonctions plus symboliques et donc plus significatives dans l'économie du roman. Chez Duras, à côté du rôle de garant moral, ce témoin exercera respectivement celui de symbole de l'ennui, mais aussi celui de voyeur dont on connaît l'importance dans l'univers durassien. Ainsi, le serveur qui somnole sur la terrasse dans Les chevaux (p. 162-163) n'a pas d'autre rôle que de marquer l'accablement de la chaleur et l'ennui qui règne lors de ces lourdes après-midi d'été. C'est en assistant à une interaction érotique que le témoin se transforme en voyeur, comme Lol épiant les rapports sexuels entre Tatiana et J. Hold ou Stein ceux d'Alissa et de Max Thor. Le voyeur a d'ailleurs comme fonction interactionnelle d'élargir l'espace. Ainsi dans Le ravissement, l'espace interactionnel s'élargit de la chambre d'hôtel au champ de seigle par l'intermédiaire de la fenêtre par laquelle Lol peut voir le couple et être vue de J. Hold. Pourtant, Duras n'utilisera jamais ce témoin-épieur pour faire dévier la diégèse ou la « fable », à l'instar de ce que font de nombreux romanciers et de nombreux dramaturges. Ainsi, dans Le Tartuffe de Molière (IV, 4), Elmire en cachant Orgon sous la table, c'est-à-dire en lui faisant jouer le rôle d'un épieur, arrive à démasquer l'hypocrisie du traître. Cette position d'épieur change ainsi le déroulement de la pièce.

Mais, chez Duras, apparaîtra un autre rôle fondamental du témoin. Il se situe, cette fois, au niveau de la macrostructure romanesque et de la communication avec le lecteur. En fait, chez elle, toute interaction, verbale ou non, se produira en présence d'un observateur non identifié par le roman, mais qui a à sa charge la fonction de justifier la reproduction textuelle des événements, des interactions et des conversations. Dans les textes durassiens, il existe toujours une sorte de conscience qui voit, entend, qui serait une espèce de témoin, de voyeur généralisé assistant à la scène qui se déroule devant lui et qui servirait de rapporteur des propos et des faits et gestes des personnages. Cette instance ferait la relation entre les personnages et le lecteur et justifierait le fait que le lecteur puisse connaître ces informations. On évite ainsi le paradoxe, comme chez Verlaine qui, dans Le colloque sentimental, fait dire au « narrateur » : « et la nuit seule entendit leurs paroles » alors que les propos des personnages sont reproduits pour le lecteur.

Les marques textuelles de cette présence sont nombreuses, notamment un « on » dans L'amour, identifiable comme l'expression d'un auteur qui a sous les yeux le déroulement de la scène qu’il décrit :

‘On ne voit pas ce qu'il y a au-delà de la fenêtre de ce côté-là de l'hôtel (Amour : 22).
Puis on n'entend plus rien que le rongement dans la matière noire (Amour : 23).’

On les retrouve aussi dans Le consul, où alternent marques explicites et marques implicites :

‘Le vice-consul se met à sangloter sans un mot.
On entend : Quel malheur, mon Dieu (Consul : 147).’

Le « on entend » constitue la marque textuelle de cette conscience observante, comme la description ci-dessous en est la marque implicite :

‘En passant elle a dit quelque chose à son mari sur quelqu'un : Charles Rossett baisse les yeux (Consul : 97).’