3.2.3. Dilogues dans la triade.

Le troisième cas de triade à interaction conversationnelle est celui où la triade permet de muer un dilogue en un deuxième dilogue. Nous en avons un exemple dans Moderato où le dilogue entre Anne et la patronne de bistrot se muera en dilogue entre Anne et Chauvin après l'intrusion de ce dernier. Mais c'est surtout l'exemple du Square que nous analyserons parce que la répétition des scènes permettra d'affiner le rôle d'intrus que ce type d'interaction fait apparaître et d'étudier en profondeur la variabilité de la position de tiers, trop souvent donnée comme fixe, alors que, comme nous l'avons vu chez Balzac, elle varie selon que l’on considère le niveau relationnel, interactionnel ou conversationnel. Selon l'interactant que l'on considère comme troisième élément, celui-ci aura des fonctions variées. Ainsi, dans Le square, si l'on part de l'échange dilogal initial, l'homme est un intrus-transformateur d'échanges et l'enfant pourra être considéré comme un initiateur ou un déclencheur conversationnel ; par contre si on considère le deuxième dilogue, qui est le fondement même du roman, c'est l'enfant qui devient un tiers perturbant l'interaction conversationnelle au point d’en initier la fin, lors de sa troisième intervention.

Dès le début du roman, l'enfant apparaît comme un tiers interactionnel dans la mesure où il arrive du fond du square auprès d'une dyade constituée par la bonne et le voyageur de commerce328, mais, par sa relation avec la bonne, il est un participant agréé de l'échange qu'il initie avec elle. L'homme est lui un interactant de plein droit, mais qui jouera le rôle d'un intrus conversationnel :

‘Tranquillement, l’enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille.
« J’ai faim », dit l’enfant.
Ce fut pour l’homme l’occasion d’engager la conversation.
« C’est vrai que c’est l’heure du goûter », dit l’homme.
La jeune fille ne se formalisa pas. Au contraire, elle lui adressa un sourire de sympathie.
« Je crois, en effet, qu’il ne doit pas être loin de quatre heures et demie, l’heure de son goûter. » 
[...]
L’homme dit :
« Il est gentil. » 
La jeune fille secoua la tête en signe de dénégation.
« Ce n’est pas le mien », dit-elle.
[...]
« Remarquez, continua la jeune fille, qu’il pourrait être le mien, [...] »  (Square : 9-10 ; nous soulignons).’

Si l’on envisage le rôle de l'enfant, on constate qu'il favorise l’entrée en contact du voyageur de commerce et de la jeune fille. Le texte explicite clairement cette utilisation de l’enfant comme prétexte, comme déclencheur de conversation. L’enfant parti, la conversation continue et deviendra pur dilogue. Bien sûr, cette triade est l’occasion d’une forme d’échange trilogal mais imparfait puisqu’il n’y a pas d’égalité conversationnelle entre les interactants. La position de l’enfant qui « se plante devant la jeune fille », la teneur des propos « j’ai faim » sont autant de marques textuelles qui indiquent clairement l’exclusion du voyageur de commerce. Le schéma conversationnel est en fait celui-ci : A (l’enfant) s’adresse à B (la bonne) qui constitue l’allocutaire agréé et C (l’homme) profite de cet échange pour s’adresser lui aussi à B. Cet échange est donc fondamentalement dilogal et initie une interaction globale qui ne sera que dilogue. Cet exemple nous conduit à définir un troisième paramètre nécessaire à l’existence du trilogue : pour qu’il y ait vrai trilogue, il faut, à notre avis, que la parole puisse circuler de manière relativement équilibrée entre les interactants, même si des coalitions se forment ensuite. Le verbe « pouvoir » a ici tout son poids, dans la mesure où il ne s’agit pas dans un trilogue, comme dans le dilogue, d’une véritable égalité ou d’une alternance parfaite des tours de parole, mais simplement d’un droit offert de manière égalitaire. Tous les participants doivent avoir le même droit à la prise de parole. Qu’ils en usent ou non revêt peu d’importance. Et c’est peut-être ici que se situent deux des grandes différences entre le trilogue et le dilogue : dans un dilogue, « le droit à la parole » est présupposé acquis, c’est cette célèbre notion d’égalité que présuppose la conversation. Ainsi, quand une personne rentre en conversation dyadique avec une autre, un droit équivalent quant à la prise de parole lui est simultanément conféré. Mais ce droit est aussi un devoir, il faut qu’il réponde pour éviter un monologue qui ferait perdre la face. Il doit donc « coopérer ». Cette coopération se marque par un équilibrage des tours de parole. Or, dans le trilogue, le droit n’est pas acquis. Tout l’enjeu se situe dans la question d’avoir autant de droit que les deux autres de participer à la conversation. Mais ce droit implique beaucoup moins de devoirs que dans le dilogue. À l’initiale donc, le trilogue doit prendre la forme suivante :

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Les trois participants ont autant de chances et de droits d’être tour à tour locuteur et allocutaire, autrement dit il ne faut pas qu’il y ait de place a priori préétablie, mais que ce soit l’organisation de l’échange qui détermine les rôles et places conversationnels. Dans le dialogue du Square, l’homme n’est qu’un témoin non ratifié (ou bystander). Des indices textuels le signalent, la position de l’enfant (il « se planta devant la jeune fille ») et la thématique initiée : il est impensable que l’enfant puisse s’adresser à un inconnu pour dire qu’il a faim. L’enfant exclut le voyageur de commerce comme participant agréé. Nous sommes donc dans une triade, non dans un trilogue.

C'est ainsi que dans son intention de rentrer en conversation avec la bonne, le voyageur de commerce fonctionnera en intrus qui intervient dans un échange ne le concernant pas a priori. Il le fera d’ailleurs, comme nous l’avons vu, de manière fondamentalement maladroite puisque son intervention pourrait être prise par la bonne comme un reproche. Ainsi, l’homme opère une double agression de face : agression de la face négative puisqu’il entre dans un échange dont il était a priori exclu et agression de la face positive de la bonne puisque la remarque pourrait lui signifier qu’elle fait mal son travail. Les propos du narrateur témoignent de cette double agression. « La jeune fille ne se formalisa pas » décrit le comportement de la bonne concernant l’attaque de sa face positive ; quant au sourire, il répond, comme nous l’avons vu, à l’attaque du territoire, il est une invite à la poursuivre. Ce rôle d’intrus, de perturbateur ne peut exister dans un trilogue établi qui postule, selon nous, dans sa définition, l’agrément des participants, qu'au niveau de certains échanges, mais nous y reviendrons. Par contre, le rôle de déclencheur pourra apparaître, mais sous une forme totalement différente. Au niveau de la triade, un élément peut favoriser l’entrée en interaction. Au sein du trilogue, il s’agira alors non d’un déclenchement d’interaction, les personnages y sont déjà, mais d’une initiation de thème, d’un déclenchement de conversation.

Cette analyse du premier dialogue du Square nous montre que dans la triade les rôles sont mouvants dans la mesure où nous avons en fait deux dilogues, l’un entre la bonne et l’enfant, l’autre entre l’homme et la bonne. Le passage de l'un à l'autre s'est fait par une structure triangulaire.

La position de troisième élément n’est pas fixe : l’enfant assume cette position par rapport à la dyade mais aussi par rapport au dilogue entre la bonne et le voyageur de commerce pour lequel il a joué le rôle de déclencheur. L’homme occupe cette position par rapport au dilogue entre la bonne et l’enfant ; il y jouera le rôle d’intrus.

Nous continuons, pour l’illustration des rôles au sein de la triade, avec Le square. Dans la deuxième partie du roman, l’enfant revient. Il coupe en quelque sorte le dilogue entre la bonne et le voyageur de commerce, mais cette fois par sa soif. Il joue donc le rôle d’intrus. Cette intrusion est renforcée par l’auteur inscrit qui coupe le récit de parole par une forte marque d’organisation éditoriale : page blanche, inscription d’un « II » indiquant le commencement d’une deuxième partie. Par contre, elle est atténuée par les personnages qui, par un rituel de remerciements, avaient amorcé une espèce de clôture conversationnelle. Aussi l’enfant se situe-t-il entre le rôle d’initiateur et d’intrus. L’évolution du dialogue, marquée par Duras, est intéressante notamment sur le plan de la politesse :

‘Tranquillement, l’enfant arriva du fond du square et se planta de nouveau devant la jeune fille.
« J’ai soif », dit l’enfant.
La jeune fille sortit un thermos et une timbale de son sac.
« C’est vrai, dit l’homme, qu’après avoir mangé ses deux tartines il doit avoir soif ».
La jeune fille montra le thermos et le déboucha. Du lait encore bien chaud fuma dans le soleil.
« Mais, Monsieur, dit-elle, je lui ai apporté du lait. » 
[...]
L’homme sourit à l’enfant.
« Si je le disais, fit-il, c’était simplement pour le remarquer, pour rien d’autre que pour le remarquer. » 
L’enfant regarda cet homme qui lui souriait, complètement indifférent. Puis il retourna vers le sable. [...]
« Il s’appelle Jacques, dit-elle.
- Jacques », répéta l’homme.
Mais il ne pensait pas à l’enfant.
« Je ne sais pas si vous avez remarqué, continua-t-il, [...] »  (Square : 77-78).’

La structure répétitive souligne tout à la fois les ressemblances et les différences. L’enfant choisit une nouvelle fois la jeune fille comme interlocutrice privilégiée. L’homme joue une nouvelle fois le rôle d’intrus. Mais, cette fois-ci, sa remarque qui pourtant ne diffère de la précédente que par le contenu est perçue par la jeune bonne comme agressive : le « Mais, monsieur... » l’indique clairement, la bonne se justifie par rapport à ce qu’elle ressent comme un reproche. Pourquoi un tel changement entre le premier extrait et le deuxième ? En fait, parce que l’intentionnalité transforme la portée illocutoire de l’acte. Dans le premier cas, l’intention de rentrer en conversation avec la bonne transformait le reproche apparent en acte phatique et supprimait la force illocutoire de l’acte. Ici, la phrase ne peut être interprétée que comme reproche puisque les individus sont déjà dans une structure conversationnelle et qu'une relation créée par la conversation existe aussi entre eux. C’est d’ailleurs par la rectification de la portée illocutoire que l’homme corrigera l’impolitesse de sa phrase. Une tentative interactionnelle est parallèlement entreprise envers l’enfant puisque l’homme lui sourit. Mais l’enfant la récuse par une indifférence. Ainsi, ce deuxième extrait fait apparaître deux positions d’intrus, celle de l’enfant par rapport à l’interaction globale et celle de l’homme par rapport à l’échange. Une tentative de vrai trilogue s’amorce cette fois, mais l’enfant la rejette. Le phénomène le plus remarquable semble toutefois résider dans la gestion de la politesse. Le témoin qui modifie son rôle interactionnel attaque au minimum la face négative des interactants, parfois même leur face positive. Lorsque le propos ne peut être interprété de manière phatique, il risque même de perdre sa propre face si son intervention est rejetée. C’est notamment le cas dans le roman de Queneau, Zazie dans le métro, où une dame, se mêlant de la dispute entre Zazie et son oncle, est rejetée par les deux protagonistes, de manière très agressive.

Un troisième extrait du Square fait apparaître le rôle de fossoyeur d’interaction :

‘Tranquillement, l’enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille.
« Je suis fatigué », dit l’enfant.
L’homme et la jeune fille regardèrent autour d’eux. L’air était moins doré que tout à l’heure, effectivement. C’était le soir.
« C’est vrai qu’il est tard », dit la jeune fille.
L’homme, cette fois, ne fit aucune remarque. [...]
L’enfant se mit à geindre de nouveau.
« On s’en va, lui dit la jeune fille et, - à l’adresse de l’homme -je vous dis au revoir, Monsieur, peut-être donc à ce samedi qui vient.
- Peut-être, oui, Mademoiselle, au revoir » (Square : 137-148).’

La fatigue exprimée par l’enfant va mettre fin au long dilogue entre la bonne et le voyageur de commerce. Cette fois, l’homme s’abstient de toute intervention. L’échange de clôture est trilogal et prend la forme d'un locuteur s'adressant à deux allocutaires. Il témoigne aussi de la difficulté pour le texte littéraire à le rendre puisque les partenaires de l’échange doivent être à chaque fois mentionnés, ce qui constitue somme toute un dispositif assez lourd. Cette fois, c'est l'homme qui exclut l'enfant par le biais de l'appellatif utilisé.

Les trois extraits ponctuent en quelque sorte le dilogue. La répétition des échanges accentue encore le côté ponctuant. Dans les trois cas, nous avons affaire à des échanges trilogaux sans qu’on puisse à proprement parler d’un trilogue puisque ce n’est qu’un moment de l’interaction qui, dans Le square, est fondamentalement duelle. Dès lors, la triade instituée, posée par le texte, ne donne pas nécessairement naissance à un trilogue, mais peut opérer, par un mécanisme relativement complexe, la transformation d'un dilogue accessoire en dilogue fondamental.

Nous constatons à quel point la triade peut recouvrir des configurations variées allant du rapport interactionnel pur, parce qu'à l'instar de ce que signale Vion (1992 : 97), il ne faut pas oublier que « toutes les interactions ne se ramènent pas à des échanges verbaux », aux rapports conversationnels trilogaux ou dilogaux. Nous constatons aussi que la position de tiers recoupe toute une série de rôles allant du témoin non ratifié à l'intrus en passant par des rôles aussi variés que celui d'initiateur, de transformateur ou de fossoyeur de conversation et qu'elle n'est pas aussi évidente à déterminer que le laissent supposer certaines analyses, dans la mesure où cette position varie en fonction des niveaux que l'on prend en considération et aussi à l'intérieur d'un même niveau, selon l'angle par rapport auquel on se place.

Outre le problème de l'identification, se pose aussi celui de la constitution de la triade, souvent éludé par les interactionnistes. Or, à notre avis, qu'il s'agisse de romans ou d'interactions réelles, il semble important d'envisager la façon dont se crée la triade dont la mise en place va conditionner le positionnement de chacun et la nature des échanges verbaux quand ils ont lieu.

Dans le texte littéraire, la triade peut être posée comme telle dans une scène ou un début de roman dit in medias res. Elle doit alors correspondre à un trio relationnel préexistant ou à un accès de droit dans le même espace interactionnel, comme c'est le cas pour les lieux publics. Moderato ou le Barrage posent directement, dès l'entrée du roman, cette triade-trio, alors que Le square place trois personnages dans un jardin public dont deux seulement sont en relation antérieure. Ce procédé est strictement littéraire parce que, dans la vie, la triade est toujours en formation.

Le roman peut, lui aussi, montrer la création de triades qui se construisent élément par élément ou qui se créent par la venue de deux actants auprès d'un isolé ou au contraire d'un troisième élément auprès d'une dyade conversant ou non. Tous les types se retrouvent chez Duras qui souligne fortement, à l'aide de notations de déplacement, leur formation. Ainsi, même si ces notations ne font pas l'objet de toute une mise en scène, comme nous le verrons pour la tétrade, l'arrivée des personnages est très marquée, alors qu'elle ne l'était pas pour les dyades :

‘Alissa est allongée sur une pelouse. Max Thor la domine de toute sa taille. Ils sont seuls.
- Le milieu est celui de la bourgeoisie moyenne, dit Alissa.
[...]
Du fond du parc arrive Stein.
- Tes cheveux, dit-il (Détruire : 71-75 ; nous soulignons).’ ‘C'est à l'école. C'est la salle de classe. C'est Monsieur l'instituteur. Il est assis à son bureau. Il est seul. Il n'y a pas d'élèves. Les parents d'Ernesto entrent. Ils se disent bonjour.
Tous : Bonjour Monsieur. Bonjour Madame. Bonjour. Bonjour Monsieur (Pluie : 60 ; nous soulignons).’ Un homme.
Il est debout, il regarde : la plage, la mer.
[...]
Entre l'homme qui regarde et la mer, tout au bord de la mer, loin, quelqu'un marche. Un autre homme. Il est habillé de vêtements sombres.
[...]
À gauche, une femme aux yeux fermés. Assise.
[...]
Le triangle se ferme avec la femme aux yeux fermés [Amour : 7-8 ; nous soulignons).’ ‘Il y a donc eu ce repas chez Lol.
Trois autres personnes inconnues de Beugner et de moi sont invitées. Une dame âgée, professeur au conservatoire de musique de U. Bridge, ses deux enfants, un jeune homme et une jeune femme dont le mari, apparemment très attendu par Jean Bedford, ne doit venir qu'après le dîner.
[...]
Un aparté se crée entre la dame âgée et Jean Bedford. [...] La jeune femme parle à Pierre Beugner. [...]
De nouveau, Tatiana Karl, Lol V. Stein et moi nous nous retrouverons : nous nous taisons (Ravissement : 141-142 ; nous soulignons).’

Dans les trois premiers exemples de structure, triade et trilogue se forment par addition. Dans le premier, l’élément ajouté risque d'être perçu comme un intrus. Son incorporation sera le fruit d'une invitation, d'une négociation ou d'un coup de force. Les deux interactants seront souvent obligés de modifier leur posture, leur distance interpersonnelle... Si les deux interactants sont en train de discuter entre eux, ils seront forcés soit d'interrompre leur conversation, soit d'en modifier le thème, soit encore d'initier une activité résumante pour mettre l'intrus au courant. Dans le deuxième, lorsque deux personnes arrivent chez une personne isolée, comme elles font souvent figure d'envahisseurs, elles devront initier des échanges réparateurs. Dès lors, on voit très nettement comment la constitution de la triade influera sur le contenu du trilogue. Le troisième exemple ne fait pas apparaître de tiers, dans la mesure où les trois personnes fonctionnent de manière isolée.

Le quatrième montre qu’il peut aussi exister des triades qui se forment par réduction : on part d'une structure polyadique pour former un noyau de trois personnes. Dans le cadre romanesque, le procédé de réduction est généralement lié à une technique narrative consistant à scinder les différents interactants en plusieurs groupes et à focaliser sur la triade. Elle témoignera alors d'un rapport de complicité face au monde extérieur.

Pour ce qui est de l'entrée en triade, elle est généralement en décalage par rapport à l'entrée en trilogue. Elle est le fait du narrateur qui soit signale l'arrivée du ou des personnage(s), soit pose, par son regard balayant, l'existence d'une triade entre personnages, lesquels ne sont pas encore nécessairement en interaction - la troisième structure envisagée nous en donne le type. Elle peut se faire aussi par une similitude de comportements conversationnels, tels qu’ils apparaissent dans le quatrième exemple. Par contre, l'entrée en trilogue se marque par une prise de parole de l'un des participants du dilogue antérieur, visant à incorporer le témoin soit par le(s) nouveau(x) venu(s), soit par une prise de parole du ou des nouveau(x) venu(s). Si nous analysons les exemples 1 et 2, nous constatons que cette prise de parole est loin d'être identique : Stein intervient directement en marquant sa surprise à propos des cheveux qu'Alissa vient de se couper, alors que les parents d'Ernesto commencent par saluer l'instituteur.

Le plus souvent, l'entrée en trilogue suit immédiatement la constitution de la triade, mais parfois, et c'est le cas dans L'amour, un décalage de plusieurs pages s'installe. L’extrait cité ci-dessus présente une triade qui est d’abord constituée par une association purement narrative, faite à destination du lecteur, de personnages non encore réellement en interaction. Elle se prolongera par une entrée réelle en interaction des personnages en page 9. L'interaction, que seules les notations des bruits de pas et des regards décrivent, s'étend jusqu’à la page 13. Des expressions comme « on entend : le pas s'espace. L'homme doit regarder la femme aux yeux fermés posée sur son chemin » (p. 10), « la femme est regardée » (p. 10) ou « Il cesse de regarder quoi que ce soit, la plage, la mer, l'homme qui marche, la femme aux yeux fermés » (p. 11) prouvent l'existence d'une interaction entre les trois personnes. La triade ainsi constituée n'est nullement présentée comme trio et le lecteur ne connaît l'existence d'aucune relation entre eux. Elle s'élabore devant ses yeux, et même s'il semble que dans un lointain passé il y ait eu relation, elle fait partie de la mémoire abolie des personnages. Un premier dilogue se produira à la page 14, mais il faudra attendre que le dernier élément se soit suffisamment rapproché des deux autres (p. 17) pour que l'entrée en trilogue se produise sous la forme d'un « qu'est-ce qui se passe ? ». Nous reviendrons sur ces entrées en trilogue qui diffèrent selon les paramètres relationnels, mais aussi selon le mode de constitution de la triade.

Toutefois, le texte littéraire peut aussi retarder pour le lecteur l'apparition du troisième interactant ou présenter une interaction comme triadique, alors qu'elle est en fait polyadique, en voilant la présence d'un des interactants. Le lecteur a alors soit l'impression d'assister à un dilogue au sein d'une dyade, soit d'assister à un trilogue au sein d'une triade, alors que le troisième ou quatrième interactant lui est caché par un procédé narratif. Il se trouve donc dans l'obligation d'inférer sa présence :

‘Ils se turent parce que Diana ouvrait la porte du jardin. [...]
- Je meurs, dit-elle, je voudrais de l'eau fraîche. J'ai pris la bicyclette de Ludi pour aller plus vite.
La bonne lui apporta un verre d'eau. Elle l'avala d'un trait (Chevaux : 121).’

Jacques et Sara étaient en train de se disputer. Diana arrive, les forçant par là à interrompre leur querelle. Nous avons donc l'impression d'être dans un espace triadique formé par l'arrivée d'un tiers interrompant le dilogue. Pourtant, c'est la bonne qui apporte le verre d'eau. Était-elle supposée présente ? S'agit-il d'une troncation des échanges consistant à appeler la bonne et à lui demander d'amener un verre d'eau ? Nous voyons à quel point la structure romanesque et ses procédés (plans, focalisation, troncation...) complexifient encore l'identification des structures interactionnelles.

La fin de la triade, ou sa dissolution, est, elle aussi, très fortement appuyée par le texte. Elle est associée à la sortie d'un des personnages ou des deux. Elle revêt deux grandes formes : soit au moins un des deux participants sort volontairement, soit sa sortie est souhaitée par un des participants qui veut en fait transformer l'interaction en dyade. Ainsi, dans Détruire, c'est Max Thor qui met fin à la triade en disant à Alissa : « Viens dans la chambre » (p. 75). Dans une des triades des Chevaux unissant l'homme, Sara et Diana, c'est Diana qui y met fin en annonçant son intention d'aller dormir (p. 163). Dans les deux cas, la sortie du personnage est annoncée par leurs propos. Mais ce peut être le narrateur qui l'indique, comme dans La pluie (p. 67), où les parents sortent pendant que l'instituteur dort. L'endormissement de l'instituteur clôture le trilogue, la sortie des parents, la triade, alors que dans les cas précédents, les propos clôturaient à la fois trilogue et triade.

La triade n'est pas donc nécessairement liée au trilogue. De toutes manières, même lorsqu'elle se concrétise en trilogue, la linéarité de l'écriture conduit à une disjonction entre l'entrée en triade et l'entrée en trilogue. Elle correspond en fait au « cadre participatif global » défini par Goffman et fait apparaître le rôle de témoin qui, dans le roman durassien du moins, n'est pas une simple garniture censée créer l'effet de réel, mais, endosse au contraire des fonctions littéraires purement durassiennes comme celle de voyeur ou de juge, indicateur de réprobation sociale. Chez Duras, existe aussi un oeil ou une oreille indéfinie qui observe ce qui se passe, qui écoute ce qui se dit et qui rapporte le fruit de ses observations au lecteur. Cette instance peut faire en sorte que la quasi-totalité des interactions durassiennes pourrait comptabiliser une personne de plus que les personnages en présence. L'identification du troisième élément et donc du témoin n'est pas toujours évidente surtout lorsqu'il y a au sein d'une structure triangulaire, mutation d'un dilogue en un autre. Ce témoin peut assez facilement se transformer en intrus, initiant ainsi un passage au trilogue ou un échange parasite.

Notes
328.

Un avant-texte de l'auteur avait posé l'existence de cette dyade.