3.3.2. Le corps du trilogue.

Il reste maintenant à analyser le corps même du trilogue et les échanges qu'il comporte. Nous nous centrerons essentiellement sur son report au discours direct, parce qu'a priori c'est lui qui pose le plus de problèmes au romancier. Une première remarque s'impose : le trilogue romanesque durassien se réduit généralement à quelques échanges et atteint rarement plus d'une page ou deux, sauf dans La pluie où une notation pratiquement théâtrale des différents locuteurs en facilite la gestion. En outre, un trilogue peut être composé d'interventions monologales, d'échanges dilogaux ou trilogaux. Ce sont surtout ces derniers qui nous intéresseront puisque les autres ont été déjà étudiés dans le cadre des monologues et des dilogues. Il est à noter aussi qu'un échange trilogal pourra se situer à l'intérieur de structures conversationnelles plus vastes. Les trois types de problèmes que nous envisagerons seront ceux liés à l'échange trilogal, aux actes de langage avec le trope illocutoire et à la cohérence littéraire.

L'échange trilogal est, à notre avis, une des structures basiques du « texte conversationnel », dans la mesure où tout échange possède la possibilité d'être composé de trois interventions : l'une initiative, l'autre réactive et la troisième évaluative. Il y a donc sur le plan structural une triple possibilité de rôle conversationnel distinct : le locuteur A produirait l'intervention initiative, le locuteur B l'intervention réactive et le locuteur C l'intervention évaluative, comme c'est le cas dans cet exemple durassien :

‘- J'ai dit, dix minutes. Encore.
L'enfant se retourna vers Mademoiselle Giraud, la regarda, tandis que ses mains restaient abandonnées sur le clavier, mollement.
- Pourquoi ? demanda-t-il.
Le visage de Mademoiselle Giraud, de colère s'enlaidit tant que l'enfant se retourna face au piano. Il remit ses mains en place et se figea dans une pose scolaire apparemment parfaite, mais sans jouer.
- Ça alors, c'est trop fort.
- Ils n'ont pas demandé à vivre, dit la mère - elle rit encore - et voilà qu'on leur apprend le piano en plus, que voulez-vous (Moderato : 73).’

L'isolement de la réplique de l'enfant, insérée entre deux commentaires narratifs, indique sa double appartenance. Ce « pourquoi » fonctionne à la fois comme intervention réactive de l'intervention précédente mais aussi comme intervention initiative d'un échange trilogal dont l'intervention réactive émanerait du professeur de piano et l'évaluative de la mère. Les trois positions structurales sont occupées par trois locuteurs différents. Il y a donc une place potentielle de locuteur pour chacun, sans aucun dédoublement de rôles prédéfinis par la structure textuelle de l'échange. La troisième place correspond d'ailleurs au rôle d'arbitre relevé par les sociologues. Ce modèle est un modèle structural théorique lié à la nature même de l'échange, mais qui dans la pratique peut revêtir une série de formes variées. Nous avons déjà vu, pour l'étude de l'échange dilogal, qu'il n'y a pas toujours d'intervention évaluative et que, si elle existe, elle est généralement assumée par le locuteur A. Pour l'échange trilogal, seules les interventions initiatives et réactives sont obligatoires, l'évaluative peut exister ou non. Chacun des rôles obligatoires pouvant se démultiplier, nous pourrions alors avoir deux interventions réactives ou deux interventions initiatives et aucune intervention évaluative. Ensuite, rien n'empêche, dans un échange trilogal, le locuteur A d'évaluer lui-même l'échange initié. Le fait que cette structure profonde de l'échange ne soit réalisée obligatoirement en surface que dans deux de ses composantes explique les hésitations des conversationnalistes concernant l'échange de base, justifie la position de Kerbrat-Orecchioni (1990 : 237) d’une différence de l’échange basique selon le type d'interaction et explique l'intérêt tout particulier pour le trilogue. Toutefois, il faudra tenir compte du réseau communicationnel pour étudier le fonctionnement de ces échanges. Sur le plan terminologique, il faudra donc distinguer l'échange dilogal, trilogal, polylogal, respectivement échange à deux, trois ou plusieurs participants et l'échange binaire ou ternaire à deux ou trois interventions. Concernant cette dernière dénomination, un certain flou subsiste. Pour Kerbrat-Orecchioni (1990 : 236-239), l'échange binaire est composé d'une intervention initiative et d'une intervention réactive, alors que l'échange ternaire comprend en plus une intervention évaluative. Traverso (1995 : 31-40) emploie les termes binaire et ternaire en ne tenant compte que du nombre d'interventions. Elle qualifiera donc de ternaire un échange qui comportera une double intervention réactive. Il faudra sans doute spécifier, quand le besoin s'en fera ressentir, la différence entre les vrais échanges ternaires et les échanges ternaires apparents que nous préférerions appeler pour notre part trilogaux. Cependant, par souci de clarté, nous conserverons, pour notre application à Duras, la terminologie de Traverso.

Traverso (1995 : 31-50) a proposé une typologie des échanges dits ternaires qu'elle élabore en fonction des locuteurs et des allocutaires et qui se fonde sur le dédoublement des rôles conversationnels. Cette typologie mettra donc essentiellement en lumière le dispositif communicationnel et aura le mérite de pouvoir fonctionner jusqu'aux polylogues.