4.1.1. Le quatuor durassien.

Dans L’amant, cette structure relationnelle est la structure familiale de base. La mère, le frère aîné, le petit frère et l’héroïne. Le grand absent en est le père conformément aux données biographiques de l’écrivain, mais aussi à l’acte de subversion durassien face à tout ce qui relève de la norme sociale. Les coalitions qui s’y forment sont diverses, mais la plus fréquente est celle qui unit d’un côté la mère et le frère aîné contre l’héroïne et le petit frère. Les appellatifs dont la mère gratifie sa progéniture sont révélateurs de cet état de fait :

‘Je crois que du seul enfant aîné ma mère disait : mon enfant. Elle l’appelait quelquefois de cette façon. Des deux autres elle disait : les plus jeunes.
De tout cela nous ne disions rien à l’extérieur, nous avions d’abord appris à nous taire sur le principal de notre vie, la misère (Amant : 75).’

La deuxième partie de l’extrait montre toutefois que derrière les coalitions, l’harmonie familiale est préservée face à l’extérieur.

Parfois, cependant, c’est entre la mère et les enfants que la scission se fait comme dans cet extrait narrant l’épisode de la photographie :

‘Nous sommes ensemble, elle et nous, ses enfants. J’ai quatre ans. Ma mère est au centre de l’image. [...] Mais c’est à la façon dont nous sommes habillés, nous, ses enfants, comme des malheureux que je retrouve un certain état dans lequel ma mère tombait parfois, [...] (Amant : 21).’

C’est dans ce cadre que l’héroïne devra jouer le rôle de médiateur entre le frère aîné et le petit frère face à une mère absente. Le quatuor initial se réduira en une triade-trilogue dans la scène du repas de famille où l’héroïne prendra clairement la défense de son petit frère agressé par le frère aîné :

‘Reste cette image de notre parenté : c’est un repas à Sadec. Nous mangeons tous les trois à la table de la salle à manger. Ils ont dix-sept, dix-huit ans. Ma mère n’est pas avec nous. Il nous regarde manger, le petit frère et moi, et puis il pose sa fourchette, il ne regarde plus que mon petit frère. Très longuement il le regarde et puis il lui dit tout à coup, très calmement, quelque chose de terrible. La phrase est sur la nourriture. Il lui dit qu’il doit faire attention, qu’il ne doit pas manger autant. Le petit frère ne répond rien. Il continue. Il rappelle que les gros morceaux de viande c’est pour lui, qu’il ne doit pas l’oublier. Sans ça, dit-il. Je demande : pourquoi pour toi ? Il dit : parce que c’est comme ça. Je dis : je voudrais que tu meures. Je ne peux plus manger. Le petit frère non plus (Amant : 98-99 ; nous soulignons).’

La phrase soulignée témoigne de la nécessité de dégager le niveau relationnel du niveau interactionnel. La mère absente de l’interaction est néanmoins relationnellement présente. Le possessif « ma » trahit une relation particulière mère-fille qui peut aller jusqu’à l’identification dans l’énonciation :

‘Je parle souvent de mes frères comme d’un ensemble, comme elle le faisait elle, notre mère. Je dis : mes frères, elle aussi au-dehors de la famille elle disait : mes fils. Elle a toujours parlé de la force de ses fils de façon insultante (Amant : 71).’

Là, ce sont les enfants mâles qui se trouvent associés dans la structure relationnelle. Ils forment même un trio d’amour avec la mère dont la narratrice est exclue. Lors de la rencontre avec l’amant chinois, les frères seront aussi associés par un comportement visant à l’exclusion de ce dernier :

‘Mes frères ne lui adresseront jamais la parole. C’est comme s’il n’était pas visible pour eux, comme s’il n’était pas assez dense pour être perçu, vu, entendu par eux. [...] En présence de ma famille, je dois ne jamais lui adresser la parole. Sauf, oui, quand je fais passer un message de leur part. Par exemple après le dîner, quand mes frères me disent qu’ils veulent aller boire et danser à la Source, ... (Amant : 65).’

Cette association relationnelle entre les frères présente l’avantage de réduire la polyade de cinq interactants en une tétrade au sein de laquelle la mère restera muette. Aussi aboutirons-nous finalement à un trilogue où la jeune fille jouera le rôle de médiateur entre ses frères et son amant. La réunion sous un même comportement conversationnel fait partie des ficelles romanesques pour réduire les polylogues à des structures plus faciles à gérer.

Les chevaux inclut aussi un quatuor familial : Sara-Jacques-l’enfant et la bonne. Des duos y sont présents : la bonne et l’enfant, Jacques et Sara, Sara et sa bonne. Dans La pluie, une tentative de quatuor familial parfait est amorcée puisque la famille est composée du père, de la mère, d’Ernesto et de Jeanne, mais les brothers et les sisters en viennent perturber la structure, même s’ils restent à l’arrière-plan romanesque et n'accèdent pas à l'identité.

Dans les autres romans où le quatuor fait partie des structures relationnelles de base, cette structure n’est pas donnée d’office. Elle apparaît après une rencontre. La scène de rencontre n'est donc pas uniquement une rencontre amoureuse, comme nous l'avons pour la formation des duos, elle peut se doubler d'une rencontre sociale. Ainsi, le Barrage se structure en quatuor après la rencontre entre Suzanne et M. Jo. Une relation s’établira entre Suzanne, Joseph, la mère et M. Jo. Ce quatuor laissera place à certains duos composés de M. Jo et de Suzanne pour ce qui est de la relation amoureuse, de Joseph et de Suzanne pour la relation de complicité fraternelle, de la mère et de la fille pour la relation amour-haine et de la mère et du fils pour la relation faite d’amour et de complicité. Mais parfois c’est le trio familial qui se regroupe contre le quatrième élément, M. Jo, qui se retrouve alors totalement exclu du réseau relationnel :

‘« Faut plus venir, dit Suzanne, faut plus venir du tout. » 
Il paraissait mal entendre. Il s’était mis à transpirer et continuait à enlever et à remettre son feutre comme si désormais, il n’avait plus su faire d’autre geste que celui-là. Son regard passait de Suzanne à la mère, de la mère à Joseph, de Suzanne à Joseph, sans s’arrêter. Égaré dans ses hypothèses, il cherchait à comprendre. On lui annonçait qu’il ne pourrait plus revenir, le lendemain du jour où il leur avait donné le diamant. [...]
« Qui a décidé ça ? demanda-t-il d’une voix raffermie.
- C’est elle, dit Suzanne.
- Votre mère ? demanda encore M. Jo, tout à coup sceptique.
- C’est elle. Joseph est d’accord » (Barrage : 132 ; nous soulignons).’

Les éléments soulignés montrent non seulement à quel point le trio de base est soudé dans la décision mais encore à quel point Suzanne ne peut se concevoir en dehors de ce trio, parce que finalement c’est à elle seule que M. Jo avait offert le diamant. La transformation du « lui » en « leur » est très significative de ce trio familial un court instant ouvert à l’autre, espérant l’autre peut-être pour se sortir de son enfer, mais l’expulsant tout aussitôt. La première partie se clôture d’ailleurs quelques pages plus loin sur un trilogue familial en complicité rieuse autour d’un repas, après l’exclusion du quatrième.

Détruire se construit également en quatuor, après que le trio destructeur a rencontré Élisabeth Alione. Ce quatuor se scindera en duos entre Stein et Max Thor, entre Alissa et Élisabeth, entre Stein et Alissa, entre Max Thor et Alissa, entre Max Thor et Élisabeth. Ces duos sont soit du type « même et autre » comme les deux premiers, soit du type amoureux comme les autres. Un seul est officiel, celui unissant Max Thor et Alissa puisque ces deux êtres sont mariés. Mais de là aussi naîtra un trio, uni par le désir d’amour et de mort et dont Élisabeth se trouve exclue. Ces relations quadrangulaires ne se concrétiseront en quadrilogue qu’à la page 69 et plus largement à la page 78 du roman au cours d’une partie de cartes.

Un autre quatuor est constitué par Claire, Maria, Pierre et Judith dans Dix heures, mais là aussi il y aura une réduction au trio vaudevillesque dans la mesure où Judith n’aura qu’un rôle secondaire et qu’une relation amoureuse unit Claire et Pierre.

Duras joue beaucoup sur la constitution d’un trio au sein du quatuor, c’est-à-dire qu’elle met perpétuellement en scène l’exclusion du quatrième comme s’il n’était pas possible d’aboutir à l’harmonie parfaite, comme si le modèle relationnel idéal était perpétuellement impossible à atteindre. Ces remarques pourraient confirmer l’interprétation psychanalytique des romans durassiens qui pointait derrière l’impossibilité de nommer, la figure du père absent.