4.1.2. La tétrade.

Dans les romans durassiens, existent trois grands types de tétrades : celles qui donneront lieu à des tétralogues, celles qui se métamorphoseront en trilogue avec un exclu et celles qui prennent la forme de deux dilogues juxtaposés dans le même espace interactionnel. C’est évidemment la troisième forme qui est la plus originale parce qu’elle crée une forme de simultanéité. Elle a généralement lieu dans un espace public et met en scène deux conversations parallèles entre gens qui ne se connaissent que deux par deux. Cette situation est très proche de ce qui pourrait se passer dans un bistrot ou dans un restaurant où un couple installé à une table en épie un autre. L’histoire du deuxième couple peut même devenir un sujet de conversation pour le premier couple.

Le roman qui, par excellence, met en scène une tétrade non relationnelle et qui n’aboutit pas non plus à un tétralogue est Émily. Dans ce roman, deux couples se partagent un même espace interactionnel. L’un est constitué de la narratrice et de son amant, l’autre du Captain et de sa femme. Aucune interaction conversationnelle n’aura lieu entre les deux couples, mais la conversation entre la narratrice et son amant sera perpétuellement alimentée par leur observation de l’autre couple.

Le procédé avait été inauguré dans Détruire où une tétrade se formait composée de deux dyades dilogales : l’une entre Alissa et Élisabeth Alione était une scène de rencontre commanditée, l’autre entre Max Thor et Stein, qui observaient si la mission d’Alissa s’accomplissait correctement. Leurs propos étaient donc conditionnés par l’autre interaction. Le lecteur pourra suivre les deux dilogues qui ainsi se trouvent réunis dans un espace interactionnel agrandi. Un processus de mise en pages particulier contribue à rendre un effet de simultanéité des dialogues, et donc de ce que nous nommerons un effet de « polyphonie horizontale », puisque le terme de polyphonie, habituellement réservé à un effet de disjonction entre le locuteur et l’énonciateur, se caractérise généralement par une verticalité. Le dilogue entre Max Thor et Stein est reproduit sur la moitié droite de la page. Pour le lecteur, il s’agira donc d’une tétrade : les quatre personnages coexistent dans un même espace interactionnel, le lien entre les deux groupes est de l’ordre du regard ou de l'écoute mais les conversations se déroulent en simultané. L’interaction verbale entre Alissa et Élisabeth est commentée dans la deuxième conversation. Ce type de structure justifie à notre sens la division que nous avons opérée entre niveau interactionnel élargi et niveau conversationnel strict. Le dilogue entre Alissa et Élisabeth Alione est une scène de rencontre typique : échanges de sourire (p. 55), échanges de banalités rituelles (le commentaire sur le site décrit par Traverso), indications vagues sur les personnes (lieu d’habitation, date d’arrivée à l’hôtel, défaut de vue justifiant qu’Élisabeth n’avait pas encore aperçu Alissa, raison du séjour à l’hôtel qui amorcera une séquence de confidence, rupture du dilogue par l’arrivée des deux épieurs qui donnera lieu à un rituel de présentation). En simultané, Stein et Max Thor commentent le premier dilogue, mais aussi approfondissent la connaissance qu’ils ont l’un de l’autre331 :

‘- Elle a parlé, dit Stein.
Max Thor se rapproche de Stein. Il regarde.
- Sa voix est celle qu’elle avait avec Anita, dit-il.
[...]
- Où avez-vous rencontré Alissa ? demande Stein.
[...]
- Voici venir le mensonge, dit Max Thor.
- Il est encore lointain.
- Elle l’ignore, oui.
[...]
- Elle regarde le vide, dit Stein. C’est la seule chose qu’elle regarde. Mais bien. Elle regarde bien le vide.
- C’est cela, dit Max Thor, c’est ce regard qui... (Détruire : 56-60).’

Du premier dilogue, sont rapportés aux lecteurs, par les deux hommes, le fait de parler, la voix d’Élisabeth, le regard regardé et le mensonge qui fait très souvent partie des commentaires métaconversationnels de Duras. On ignore totalement si les épieurs arrivent, de l’endroit où ils se trouvent, à entendre le contenu des propos échangés, le mensonge pouvant se détecter à une physionomie et le son d’une voix pouvant s’identifier sans que ne soient intelligibles les propos. À un moment pourtant, les propos de Max Thor et de Stein pourraient s’articuler sur ceux d’Alissa et d’Élisabeth Alione :

‘- Déchirée, dit Max Thor. En sang.
- Oui (Détruire : 62).’

Cette assertion de Max Thor pourrait, sur le plan de la cohérence sémantique, aussi bien s’appliquer à Élisabeth Alione qui parle de son accouchement difficile qu’à Alissa que le lecteur avait laissée dans la chambre de Max Thor lors de l’échange précédent entre les deux hommes. Ce genre de procédé clairement à destination du lecteur a pour effet d’associer indissolublement les deux femmes dans leur féminité faite de sang et de déchirure.

La tétrade, à la différence de la triade, débouchera toujours, dans les romans durassiens, sur une conversation. À côté de cette polyphonie horizontale qui juxtapose dans le même espace interactionnel deux dyades conversationnelles, se constitueront des tétralogues se maintenant toute la durée de l'interaction ou tendant à se scinder en trilogue avec un exclu. Pour ne pas avoir à répéter à la suite l'un de l'autre les mêmes extraits, souvent très longs au vu du rituel textuel que cette formation réclame, nous examinerons l'entrée dans ce type de tétrade avec l'entrée en tétralogue.

Notes
331.

Nous respectons la typographie de l’édition.