4.1.3. Le tétralogue.

Il est à noter que les tétralogues durassiens sont très fortement ritualisés, déjà au niveau des tétrades : les personnages apparaissent selon toutes les structures possibles, soit un duo qui en rejoint un autre, soit un trio qui rend visite à un isolé, soit encore un isolé qui s’approche d’un trio. Toutefois, il nous semble que Duras a une légère préférence pour la structure deux-deux. Les rituels de salutation sont très fortement marqués et le tétralogue semble en étroit rapport avec des scènes comme le repas, la visite ou la partie de cartes. Il appartient à un espace social mixte comprenant du familial, voire de l’amical, pour déboucher sur une relation sociale familière.

Tous les romans durassiens qui mettent en scène des tétralogues marquent très fort l’entrée en conversation par un rituel de salutation ou de présentation, que ce tétralogue vienne ou non d’une tétrade ou d’un quatuor préexistant pour le lecteur. Ainsi dans Dix heures, Maria et sa fille Judith, qui se trouvaient dans un café où Maria avait conversé avec un client à propos du meurtre qui venait d’être commis, rejoignent Pierre, le mari de Maria et Claire, l’amie du couple mais aussi depuis peu en voie de devenir la maîtresse de Pierre, pour inaugurer un tétralogue. Le quatuor relationnel avait été dévoilé au lecteur à la fois par le narrateur qui avait présenté Maria et Judith et par Maria au fil de la conversation avec le client anonyme. Les retrouvailles pour le repas sont fortement marquées sous une structure interactionnelle deux-deux et un rituel d’ouverture, le sourire, qui signifie ici, comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré à la communication non verbale, l’acceptation dans le territoire des deux nouveaux venus :

‘Maria prend la main de Judith et elle lui parle. Judith et elle lui parle. Judith, habituée, n’écoute pas.
Ils sont là, assis l’un en face de l’autre dans la salle à manger. Ils sourient à Maria et à Judith.
- On t’a attendue, dit Pierre.
Il regarde Judith. Elle aussi a eu très peur (Dix heures : 18).’

L’arrivée de Maria et de Judith fait l’objet d’une véritable mise en scène romanesque. Tout le parcours du café à l’hôtel est narré dans les moindres détails. Est aussi décrite, comme le prouve l’extrait, la posture de Claire et de Pierre.

Tout se passe donc comme si Duras voulait souligner dans ses textes les tétralogues comme des espaces conversationnels importants. L’arrivée des personnages dans l’espace interactionnel est assez longuement décrite, les rituels conversationnels sont à chaque fois reproduits. La même technique avec des variantes se retrouve dans Détruire, mais aussi dans Le ravissement, La pluie et le Barrage.

Dans Détruire, indépendamment des différentes arrivées des personnages, c’est le rituel de présentation qui figure. Les salutations entre Élisabeth et Stein font elles l’objet d’une troncation, mais elles sont présupposées sous la forme d’une poignée de main avec Max Thor, puisqu’il est dit qu’Élisabeth Alione ne remarque pas « la main glacée » :

‘Elles arrivent vers le porche où Stein les attend.
- Voici, Stein, dit Alissa. Élisabeth Alione.
- Nous vous cherchions pour faire une promenade dans la forêt, dit Stein.
Max Thor à son tour descend les marches du perron. Il arrive lentement. Il a les yeux baissés. Alissa et Stein le regardent venir.
- Je vous présente mon mari, dit Alissa. Max Thor. Élisabeth Alione.
Elle ne remarque rien, ni la main glacée, ni la pâleur. Elle cherche à se souvenir, n’y parvient pas.
- Je vous confondais, dit-elle en souriant.
- Allons dans la forêt, dit Alissa (Détruire : 69-70).’

Lors de la « partie de cartes » (Détruire : 79), le même scénario se reproduit : arrivée des deux hommes auprès des deux femmes, rituel de salutation décrit, excuse pour le retard, propos sur le site. Ce rituel confirmera en tous points l’analyse faite par Traverso (1996) dans le cadre des conversations familières lors des scènes de visite.

L’entrée en scène de M. Jo est également très marquée par le texte. Il est d’abord présenté à la famille de manière indirecte comme un riche planteur par le père Bart. Ensuite, son diamant, sa voiture et son habillement de luxe sont décrits. Son entrée en scène auprès du trio familial comprend, elle aussi, les deux composantes habituelles, déplacement et rituel conversationnel :

‘Suzanne sourit au planteur du Nord. Deux longs disques passèrent, fox-trot, tango. Au troisième, fox-trot, le planteur du Nord se leva pour inviter Suzanne. Debout il était nettement mal foutu. Pendant qu’il avançait vers Suzanne, tous regardaient son diamant : le père Bart, Agosti, la mère, Suzanne. Pas les passagers, ils en avaient vu d’autres, ni Joseph parce que Joseph ne regardait que les autos. [...]
« Vous permettez, madame ? » demanda le planteur du Nord en s’inclinant devant la mère.
La mère dit mais comment donc je vous en prie et rougit. Déjà, sur la piste, des officiers dansaient avec des passagères. Le fils Agosti, avec la femme du douanier.
[...]
« Est-ce que je pourrai être présenté à madame votre mère ? » 
- Bien sûr, dit Suzanne.
- Vous habitez la région ?
- Oui, on est d’ici. C’est à vous l’auto qui est en bas ?
- Vous me présenterez sous le nom de M. Jo (Barrage : 37).’

Dans cet extrait, nous n’avons pas encore affaire au tétralogue, puisque nous sommes au sein d’un espace interactionnel élargi qui se gère d’abord par une focalisation sur le quatrième élément et se concrétise par la formation du couple. Ce n’est qu’après la danse que le tétralogue commencera véritablement. Il sera inauguré par un rituel de présentation qui suit la mention du déplacement :

‘Il suivit Suzanne jusqu’à la leur table.
« Je te présente M. Jo », dit Suzanne à la mère.
La mère se leva pour dire bonjour à M. Jo et lui sourit. En conséquence, Joseph ne se leva pas et ne sourit pas.
« Asseyez-vous à notre table, dit la mère, prenez quelque chose avec nous. » 
Il s’assit à côté de Joseph.
« C’est moi qui invite », dit-il. Il se tourna vers le père Bart :
« Du champagne bien frappé, demanda-t-il »  (Barrage : 39).’

Les quatre interlocuteurs sont présentés, même si Joseph ne l’est qu’en refus interactionnel. C’est un des rôles de la négation, dont nous avons déjà vu la fonction d’indicateur de norme, que d’incorporer un personnage comme interactant tout en l’excluant.

La technique est encore la même dans La pluie où le tétralogue sera globalement beaucoup plus facile à gérer que dans les autres romans au vu de la technique théâtrale utilisée par la romancière pour indiquer les différents locuteurs :

‘L’instituteur est déjà là, dans sa grande classe, lorsque les parents d’Ernesto arrivent. Il est installé sur un banc d’élève. Il est souriant cet instituteur.
Entrent le père, la mère, Ernesto. Et bonjour Monsieur, bonjour, bonjour, bonjour Madame bonjour Monsieur, répond cet instituteur (Pluie : 76).’

Déplacement, posture de l’interactant isolé, rituel de salutations. Toutes les composantes de la mise en place du tétralogue se retrouvent. Un effet insolite et irréel est toutefois créé par cette juxtaposition des « bonjour » correspondant à ce qui a dû être réellement prononcé : le « et bonjour Monsieur » devant correspondre aux salutations des parents avec un effet de chorus ou un rôle de porte-parole du couple. C’est la présence du « Monsieur », appellatif accompagnant beaucoup plus des salutations d’adultes que des salutations d’adolescents, ainsi que l’ordre d’arrivée, qui permettent au lecteur de faire cette inférence. Survient alors un « bonjour » isolé, émanant selon toute vraisemblance d’Ernesto, auquel répond le « bonjour » de l’instituteur qui répond à la mère et puis au père, selon un ordre correspondant plus à l’ordre d’entrée qu’à celui de la politesse. Le choix durassien de linéariser tous ces « bonjour » avec la seule mention de la réponse de l’instituteur montre bien où se situe la transformation du texte littéraire : il ne s’agit nullement, pour le roman, d’être dans un rapport mimétique avec ce qui se produirait dans la vie courante mais plutôt de le symboliser. Ici, Duras emprunte au code théâtral, et ce passage fonctionne en véritables didascalies censées indiquer aux acteurs ce qu’ils auraient réellement à faire et à dire si la scène se jouait. Cet usage d’un autre code plus proche du réel crée pour ce roman un effet d’irréalité qui renvoie d’ailleurs à ce que Duras dénonce pour les fauteuils du même roman qui sont « réels jusqu’à l’irréalité » (p. 121). Ce genre de transcription prouve a contrario que l’effet de réel n’a que peu à voir avec le réel, il est plutôt une symbolisation du réel que son expression directe.

Reste maintenant à examiner l’entrée en tétralogue telle qu’elle se produit dans la grande scène de rencontre du Ravissement. Ici encore, Duras met en place une véritable scénographie du tétralogue. Le parcours de Lol avant la rencontre y est abondamment décrit, même si c’est sur le plan d’une hypothèse :

‘Je crois ceci :
Lol, une fois de plus, fait le tour de la villa, non plus dans l’espoir de tomber sur Tatiana mais pour essayer de calmer un peu cette impatience qui la soulève, la ferait courir : il ne faut rien montrer à ces gens qui ne savent pas encore que leur tranquillité va être troublée à jamais. [...]
Elle tourne autour de la maison, dépasse légèrement l’heure qu’elle s’est fixée pour la visite, joyeuse.
[...]
Elle sonne à la grille. Elle voit pour ainsi dire le rose de son sang sur ses joues. [...]
Une femme de chambre sortit sur la terrasse, la regarda un instant, disparut à l’intérieur. Quelques secondes après Tatiana Karl à son tour, en robe bleue, arriva sur la terrasse et regarda.
La terrasse est à une centaine de mètres de la grille. Tatiana s’efforce de reconnaître qui vient ainsi à l’improviste. Elle ne reconnaît pas, donne l’ordre d’ouvrir. La femme de chambre disparaît à nouveau. La grille s’ouvre dans un déclic électrique qui fait sursauter Lol.
Elle est à l’intérieur du parc. La grille se referme.
Elle avance dans l’allée. Elle est à mi-chemin de celle-ci lorsque les deux hommes se joignent à Tatiana. L’un de ces hommes est celui qu’elle cherche. Il la voit pour la première fois.
Elle sourit au groupe et continue à marcher lentement vers la terrasse. Des parterres de fleurs se découvrent sur la pelouse, [...]. Les hortensias, les hortensias de Tatiana, du même temps que Tatiana maintenant celle qui d’une seconde à l’autre va crier mon nom.
- C’est bien Lola, je ne me trompe pas ?
Lui la regarde. [...]
- Non, mais c’est Lol ? Je ne me trompe pas ?
- C’est elle, dit Lol.
Tatiana descend le perron en courant, arrive sur Lol, s’arrête avant de l’atteindre, regarde dans une surprise débordante mais un peu hagarde, [...]
Lol se trouve dans ses bras.
Les hommes, de la terrasse, les regardaient s’embrasser. [...]
- Dieu ! Dix ans que je ne t’ai vue, Lola.
- Dix ans, en effet Tatiana.
Enlacées elles montent les marches du perron.
Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi (Ravissement : 71-74).’

L’arrivée de Lol auprès du trio relationnel couvre presque quatre pages. Se retrouve ce que l’on pourrait nommer une véritable topique du tétralogue : description du déplacement aboutissant à la constitution de la tétrade, échanges rituels. Ici, il s’agit d’une scène de reconnaissance. Les propos qui y sont échangés sont totalement stéréotypés. Le rituel de présentation est reproduit sous la forme d’un discours narrativisé. C’est le chapitre suivant qui mettra en scène le véritable tétralogue se déroulant lors de la visite de Lol.

Le trio de base que Lol va perturber est à plusieurs reprises signalé par le texte : « deux hommes se joignent à Tatiana » (p. 72) ou « Pierre Beugner, une nouvelle fois, détourna la conversation, il était visiblement le seul de nous trois à mal supporter le visage de Lol lorsqu’elle parlait de sa jeunesse [...] » (p. 78 ; nous soulignons).

Tout se passe donc comme si Duras attachait une importance particulière au tétralogue. Ils sont toujours annoncés par une véritable mise en scène textuelle. Mise en scène à laquelle elle ne recourt pas pour les autres types de dialogues qu’elle peut commencer in medias res ou en n’utilisant que la technique du rituel conversationnel. La plupart des romans commencent in medias res par des conversations dyadiques, triadiques ou polyadiques sans qu’aucun rituel ne les introduise. Dix heures commence par des voix anonymes parlant du meurtre, Les chevaux par un dilogue entre Sara et son enfant dont la plus grande partie est reproduite sous la forme d’un discours narrativisé. Moderato commence par un trilogue chez le professeur de piano. Quant aux Yeux, ce sont deux polylogues qui inaugurent le roman. Aucun roman ne commence donc par un tétralogue. Celui-ci apparaît toujours dans le cours du roman et comprend un trio relationnel. Se forme ensuite une tétrade sous la forme deux-deux, un-trois ou trois-un. Alors, commence véritablement le tétralogue qui se produit dans un cadre interactionnel socialisé : partie de cartes, visite, repas... Il s’associe quasiment toujours à une scène de rencontre où le trio de base tente de s’ouvrir à un quatrième. Il prend généralement fin avec le départ d’un des membres, sa clôture est donc elle aussi marquée par le texte, mais dans une moindre mesure. Dans Le ravissement, c’est Lol qui quitte l’espace interactionnel en formulant une invitation à destination du trio (p.  85-87). Dans Dix heures, c’est Maria qui ayant aperçu le meurtrier se lève de la table sous le fallacieux prétexte d’aller visiter l’hôtel : « Maria se lève. Elle sort de la salle à manger. Ils restent seuls. Elle a dit qu’elle allait voir comment était fait l’hôtel » (p. 24). À son retour, la tétrade sera cassée par l’annonce que fait la directrice de l’hôtel de l’arrivée de la police. Dans La pluie, c’est Ernesto qui s’en va après avoir salué l’instituteur (p. 82). La plupart du temps, c’est donc par le départ du protagoniste principal que le tétralogue se clôture. Deux exceptions toutefois. Dans le Barrage, la conversation s’arrête d’elle-même :

‘Et puis la conversation s’arrêta toute seule.
Suzanne suivait des yeux les danseurs. Joseph se leva, il alla inviter la femme du douanier. Il avait couché avec elle pendant des mois mais maintenant il en était dégoûté. C’était une petite femme brune, maigre. Depuis, elle couchait avec Agosti. M. Jo invita Suzanne, à chaque disque. La mère était seule à sa table. Elle bâillait (Barrage : 52).’

Dissolution de la tétrade dans la danse et arrêt donc du tétralogue. Dans Détruire, c’est le rire (p. 87) qui interrompra le tétralogue de la partie de cartes, mais celui de la partie de croquet s’interrompra par le projet de départ d’Élisabeth Alione (p. 92) et par le départ effectif d’Alissa et de Stein.