4.2. Le polylogue.

4.2.1. La structure relationnelle complexe.

Tout personnage de roman se trouve dans une structure relationnelle complexe émanant de la multiplication des structures, puisqu’un même personnage peut former tout à la fois duo, trio et quatuor. Ainsi, un personnage comme Élisabeth Alione forme deux trios familiaux l’un avec sa fille et son mari, l’autre avec son mari et son amant, mais elle formera un duo amical avec Alissa, un quatuor avec le trio de Détruire.

Mais, en dehors de ce fait, le personnage peut être incorporé au sein d’une structure sociale globale : il peut faire ainsi partie des milieux blancs du « cycle indien », d’un milieu bourgeois, des clients d’un bistrot ou d’un hôtel, d’un groupe d’amis ou encore d’un parti politique comme dans Abahn. Cette structure interviendra alors plus sur le plan interactionnel que sur le plan relationnel, parce qu’elle déterminera le cadre interactionnel élargi dans lequel se formeront, par des procédés de « focalisation sur », d’avant-plan et d'arrière-plan, les dyades, triades ou tétrades, et, par des procédés de réduction (personnage silencieux, locuteur pluriel, récepteur pluriel) les différents dilogues, trilogues ou tétralogues.

Cette structure relationnelle vaste n’est un moteur dialogal que dans un tout petit nombre de romans. Les chevaux est le roman des conversations d’un groupe d’amis en vacances. La structure relationnelle multiple aura donc ici toute sa raison d’être puisqu’elle fera apparaître des structures interactionnelles et dialogales correspondant à cette multiplicité. Abahn en jouera aussi, supprimant même l’identité des êtres sous le collectivisme du parti. Mais le plus généralement, cette structure relationnelle s’incarnera dans une seule scène de réception mondaine : le bal dans Le ravissement, le repas dans Moderato ou la réception à l’ambassade dans Le consul... Nous aurons alors la formation d’un groupe socialisé, apparenté par une communauté de pensées, d’intérêts et de situation. Que ce groupe soit constitué de quatre, cinq, six membres ou plus, il fonctionnera sur un principe de « marginalisation » au sens étymologique du terme. Cette marginalisation peut s’opérer vers le haut : le groupe admire alors un individu d’exception. C’est le cas dans Le consul où quatre hommes, tous « amants » d’Anne-Marie Stretter, sont réunis avec elle dans l’île. Ils n’ont comme liens entre eux, outre celui de leur appartenance au milieu blanc de Calcutta, que d’être ex-amants, amants ou futurs amants d’Anne-Marie Stretter qui deviendra donc une espèce de pôle supérieur du groupe. Le plus fréquent reste cependant la marginalisation vers le bas. En fait, un individu isolé rencontre le groupe, il a généralement un rapport privilégié avec un des membres du groupe - le rapport est très souvent de nature maritale ou amoureuse -, mais il ne sera jamais assimilé au groupe. Les raisons en sont diverses. Dans le cas d’Anne Desbaresdes, c’est elle qui, en proie à ses pensées, reste à l’écart du groupe. Pour Bernard Alione, c’est lui qui considère les autres comme des malades. Le vice-consul est, quant à lui, exclu des milieux blancs de Calcutta et l’homme des Chevaux jouera un rôle de « consultant » qui le pose essentiellement comme extérieur.

Il y aura donc, chez Duras, une opposition fondamentale du groupe et de l’individu. Quant au membre du groupe qui devrait, par la relation privilégiée qu’il entretient avec les deux pôles, jouer le rôle d’intermédiaire, il accomplit mal sa mission, préférant son incorporation dans le groupe. Dès lors, les romans de Duras seront des romans de l’exclusion.

À côté de ce groupe social apparaît dans plusieurs romans un autre groupe, celui des bannis. Ce groupe, lui aussi, indifférencié dont l’existence ou la voix s’entend, souvent sous la forme d'un cri, à travers les murs de l’espace interactionnel, appelle et effraye tout à la fois le héros ou l'héroïne. Ce sont les lépreux du Consul, les coréens d'Émily.

Dès lors, outre la structure relationnelle complexe dans laquelle l'héroïne se trouve insérée existent deux grands groupes : un groupe très socialisé, détenteur de la morale et porteur de la voix doxale et un groupe d'exclus, de parias sociaux, porteurs des voix de l'inconscient. Ils se trouveront dans des positions différentes au sein de l'espace interactionnel.