4.2.2. Les polyades.

La majorité des romans durassiens se passent dans un espace interactionnel public : café ou hôtel. Par conséquent, la plupart des structures dyadiques, triadiques ou tétradiques ne sont pas pures, mais proviennent de réductions de plans. La romancière réduit l’espace interactionnel pour mettre en scène ce qui se passe entre deux, trois ou quatre personnages. Toutefois, les autres sont là et peuvent intervenir à tout moment dans l’espace conversationnel réduit. Les trois formes les plus fréquentes de leur intervention sont l’échange utilitaire, la perturbation ou le jugement moral. Les garçons de café, patronnes de bistrot, directrices d’hôtel ou chauffeurs viendront perturber les différents dialogues par des échanges utilitaires relevant de leur fonction. Les enfants perturberont constamment les échanges entre personnages, mais permettront de créer un tempo dans les dialogues. Le jugement moral, porté sur le comportement des héros, l’est par les clients de l’hôtel ou du bistrot, les invités de la réception bref par un « on » ou un « ils » indistincts.

En général, l’échange conversationnel central est placé, chez Duras, sous un regard global de réprobation sociale qui glisse sur les personnages principaux sans qu’ils ne paraissent en prendre conscience. C’est un des rôles de cet espace interactionnel élargi qui figure à l’arrière-plan du dialogue central de donner lieu à des polylogues que nous qualifierons de sociaux, mais qui sont en faible rapport interactif avec la conversation centrale. En fait, ils interviennent au niveau de la macrostructure, dans la communication avec le lecteur. Ils donneront une dimension sociale au roman, feront parler la voix unitaire de la morale et des convenances sociales d’un milieu particulier ou de la société dans sa totalité. Leur manque d’impact sur l’héroïne, voire sur toute sa famille dans le cas de La pluie ou du Barrage, les place dans une sorte d’« amoralité » relevée explicitement par M. Jo :

‘« Vous ne m’aimiez pas. Ce que vous vouliez c’était la bague.
[...]
- Vous êtes profondément immoraux, dit M. Jo d’un ton de conviction profonde » (Barrage : 134).
« Il m’a dit qu’on était immoraux », dit Suzanne.
Joseph rit encore une fois.
« Oh ! c’est sûr qu’on l’est » (Barrage : 138).’

Si l’immoralité est certaine dans le cas de Joseph, le problème de l’absence de conscience morale se pose déjà pour Suzanne, comme il se posera pour Anne Desbaresdes, Lol V. Stein, Alissa, Claire Lannes, le vice-consul et les personnages des Yeux.

À l'avant-plan, se trouve donc sous forme de dilogue ou de trilogue, plus rarement de tétralogue, le dialogue central des romans durassiens. Il se produit au sein d'un espace interactionnel où figurent d'autres membres du groupe social. À l'extérieur de cette enceinte interactionnelle, se trouve l'autre groupe, celui des exclus qui interpellent en permanence le héros ou l'héroïne en fracturant l'espace interactionnel protégé par un cri ou par leur simple présence. Le héros (ou l'héroïne) les verra ou les entendra, ils lui feront peur ou déclencheront un acte de violence, comme les lépreux chez le vice-consul. Ils font donc partie d'un espace interactionnel élargi. Duras joue énormément sur le contraste entre les deux espaces interactionnels, ils sont à proprement métonymiques de l'héroïne avec son être construit socialement qui peut à tout moment se fracturer et laisser son être profond s'échapper. Et si l'enfant, dans Moderato, fait des allées et venues constantes entre les deux espaces, c'est parce que, n'étant pas non plus socialisé, il est beaucoup plus proche de ces êtres d'extérieur. Le café, l'hôtel, l'ambassade et la maison avec leurs murs d'enceinte sont donc des espaces interactionnels socialisés et protégés mais en perpétuelle menace de fracture.

Aucune interaction conversationnelle n’a, à proprement parler, lieu entre ce groupe et les principaux protagonistes. Tout se jouera sur le plan interactionnel où un fort rapport se produira et sera de l'ordre de la fracture, de la peur, de l'émotion, voire de l'action quand le vice-consul ira jusqu'au meurtre. Jamais il ne recouvrira le mode d'une parole sécurisante. Cette peur panique qu’ils suscitent chez l’héroïne, ainsi que leur caractère unitaire, s’illustre parfaitement, on s’en souvient, dans l’extrait (p. 11) d’Émily où la narratrice parle à son amant de sa peur des Coréens.

Par contre, les groupes sociaux parleront. Ils parleront entre eux, ils parleront aussi à propos du crime qui se situe dans tous les romans de Duras, ils parleront aussi des héros. C'est donc eux que l'on retrouvera dans les polylogues.