4.2.3. Les polylogues.

Les polylogues correspondent toujours chez Duras à une structure relationnelle et interactionnelle élargie. Ils sont le plus souvent associés aux scènes de réception ou de repas mondain, mais ils peuvent aussi avoir lieu dans des espaces publics tels que la rue, le bistrot ou l’hôtel. Ils font toujours apparaître une voix doxale incarnée dans un personnage social ou dans des voix anonymes proférant les banalités consensuelles d'usage ou censées incarner les jugements que la société porte sur les faits, les comportements des personnages en présence.

Chaque roman, ou presque, comprend un polylogue sous forme d'un discours narrativisé qui fonctionne comme une métaconversation, dans la mesure où un travail de sélection descriptive a déjà été fait par la romancière de manière à faire apparaître les points forts de ce type de conversation. Les yeux en racontent deux en parallèle :

‘À l'intérieur, des femmes avec des enfants, elles parlent de la soirée d'été, c'est si rare, trois ou quatre fois dans la saison peut-être, et encore, pas chaque année, qu'il faut en profiter avant de mourir, parce qu'on ne sait pas si Dieu fera qu'on en ait encore à vivre d'aussi belles.
À l'extérieur, sur la terrasse de l'hôtel, les hommes. On les entend aussi clairement qu'elles, ces femmes du hall. Eux aussi parlent des étés passés sur les plages du Nord. Les voix sont partout pareillement légères et vides qui disent l'exceptionnelle beauté du soir d'été (Yeux : 9-10).’

L'espace interactionnel est divisé en deux : intérieur et extérieur. D'un côté les femmes, de l'autre les hommes. Mais le narrateur signale que cette scission n'était pas nécessaire : tous parlent de la « beauté du soir d'été ». Cette division spatiale a donc pour rôle littéraire d'accentuer encore le caractère profondément consensuel du groupe : même séparés, ils disent la même chose. Les voix, figures emblématiques des personnes, nous l'avons vu dans l’étude de la communication non verbale, sont légères à l'image des propos, et vides à l'image des êtres qui les profèrent. Le premier extrait mélange le discours direct, à partir de « c'est si rare... », au discours narrativisé. Ce passage renvoie à la stéréotypie d'inventio et d'élocutio, traces manifestes de la parole sociale proférée par des personnes qui ne reçoivent même plus le statut d'individu. Comme nous l'avons vu dans le tétralogue, c'est essentiellement le contenu des paroles qui est reproduit. Si l'on prend en compte la communication avec le lecteur, ce genre de conversations ne donnent aucune information diégétique. Elles servent à figurer le social et à typer une société vide et creuse, fondée sur un consensus euphorique.

Ce même mécanisme se retrouve dans Moderato, lors du repas chez les Desbaresdes :

‘On rit. Quelque part autour de la table, une femme. Le choeur des conversations augmente peu à peu de volume et, dans une surenchère d'efforts et d'inventivités progressive, émerge une société quelconque. Des repères sont trouvés, des failles s'ouvrent où s'essayent des familiarités. Et on débouche peu à peu sur une conversation généralement partisane et particulièrement neutre. La soirée réussira. Les femmes sont au plus sûr de leur éclat. Les hommes les couvrirent de bijoux au prorata de leurs bilans. L'un d'eux, ce soir, doute qu'il eût raison (Moderato : 103).’

Ce discours narrativisé est déjà une analyse des conversations mondaines. À la différence de la conversation précédente, le narrateur ne se situe plus dans un simple travail de rapport, oeuvre d'un épieur, mais il effectue un véritable travail de description où se retrouvent l'indistinction des voix, l'augmentation progressive du volume global de la conversation, ainsi que le consensus social euphorisant teinté d'auto-satisfaction d'être là, à afficher sa réussite sociale. Même les petites privautés que certains hommes se permettent dans ce cadre sont signalées. Nous ne sommes plus là dans un simple report de conversation, mais dans la métaconversation dont parlait Traverso.

Dans L'amant, ce qui est croqué en quelques touches, c'est cette attente des femmes des milieux coloniaux de leur retour en Europe où elles pourront étaler les signes d'une réussite sociale couvrant l'échec de leur vie présente, cette espèce de vie par procuration, médiatisée par la représentation quasiment « romanesque » qu'elles en ont :

‘Je regarde les femmes dans les rues de Saigon, dans les postes de brousse. Il y en a de très belles, de très blanches, elles prennent un soin extrême de leur beauté ici, surtout dans les postes de brousse. Elles ne font rien, elles se gardent seulement, elles se gardent pour l'Europe, les amants, les vacances en Italie, les longs congés de six mois tous les trois ans lorsqu'elles pourront enfin parler de ce qui se passe ici, de cette existence coloniale si particulière, du service de ces gens, de ces boys, si parfait, de la végétation, des bals, de ces villas blanches, grandes à s'y perdre, où sont logés les fonctionnaires des postes éloignés. Elles attendent. Elles s'habillent pour rien. Elles se regardent. Dans l'ombre de ces villas, elles se regardent pour plus tard, elles croient vivre un roman, elles ont déjà les longues penderies pleines de robes à ne savoir qu'en faire, collectionnées comme le temps, la longue suite des jours d'attente. Certaines deviennent folles. Certaines sont plaquées pour une jeune domestique qui se tait. Plaquées (Amant : 27 ; nous soulignons).’

Deux isotopies en parfait contraste : celle contenue dans leur parole européenne, toute en euphorie, et celle contenue dans la description de leur réalité vécue, toute en dysphorie, faite des mots « attente », « pour rien », « ombre », « longues penderies », « jours d'attente », « folies », « plaquées ». Contraste merveilleux qui souligne l'embellie de la parole. Là aussi, le discours narrativisé sert à « typer » un milieu, mais, ici, par rapport à ce qui se passait dans Moderato, s'ajoutent des éléments de psychologie sociale.

À côté de ce discours des femmes coloniales, se trouvent également décrits dans L'amant des scénarios de soirées littéraires ou mondaines dont nous avons parlé dans l’étude des normes. Ils servent, en deux ou trois traits de plume, à saisir l'essence même d'une conversation d'un milieu quelconque. Dans Les chevaux figureront les modèles des discours de vacanciers :

‘Les repas n'en étaient pas moins gais pour autant. On se parlait, on s'interpellait d'une table à l'autre, et les conversations en général gagnaient toutes les tables de la tonnelle. Et de quoi parlait-on sinon de ce lieu infernal et de ses vacances qui étaient mauvaises pour tous, de la chaleur ? Les uns prétendaient qu'il en était ainsi de toutes les vacances. D'autres non. Beaucoup se souvenaient avoir passé d'excellentes vacances, tout à fait réussies. Tout le monde était d'accord sur ce point qu'il était rare de réussir ses vacances, rare et difficile, il fallait beaucoup de chance. [...] Il ne fut pas question, ou très peu, pendant ce repas, des parents du démineur. Il y avait plusieurs raisons à ce silence. [...] Mais il y avait sans doute aussi, dans ce silence sur cet événement, qu'il était arrivé depuis trois jours et qu'il manquait déjà d'actualité. Le feu dans la montagne l'avait déjà remplacé (Chevaux : 90-93).’

Duras, comme à son habitude, indique le sujet de conversation, ainsi que l'ampleur qu'elle prend. Mais deux faits sont ici signalés, les accords et les désaccords, c'est-à-dire la forme de débat sur rien et sur tout que peut revêtir une conversation ainsi que la pertinence des sujets de stricte actualité. Une conversation du même type se retrouve aux pages 206-208.

À côté de ce polylogue narrativisé, existent aussi des polylogues reportés au discours direct. La part narrative y est beaucoup plus longue que dans les autres types de dialogues. Deux fonctionnements distincts sont à signaler : les polylogues à interactants identifiés et les polylogues qui figurent lors des scènes « typiques »332 de réception ou de banquet, et dont les techniques utilisées pour les rendre seront totalement différentes.

Parmi les polylogues durassiens du premier type, un seul mériterait encore d’être distingué plus spécifiquement des autres, il s’agit du pentalogue parce qu'il est, à notre avis, une des dernières configurations à pouvoir se gérer littérairement avec des interactants clairement identifiés sans que le narrateur ne soit obligé de recourir à ce que nous appellerons « l'effet groupe ». Toutefois, à la différence du tétralogue, il reste, pour nous, inclus dans la catégorie des polylogues. Tout d’abord parce qu’aucune structure relationnelle ne lui correspond spécifiquement. La solitude, le couple d’amis ou d’amants, le trio ou le quatuor correspondent, et chez Duras et dans la vie, à des structures relationnelles de base dans une société, qui se concrétisent dans des structures interactionnelles et dialogales. La relation à cinq ne correspond à aucune structure de base. Le pentalogue se compose relationnellement d'un duo, souvent un couple marié conflictuel, (Gina-Ludi, Élisabeth et Bernard Alione) et d'un trio (mari-femme-amant) relativement harmonieux. La structure interactionnelle ne correspond pas vraiment à la structure relationnelle, puisque seul un des membres du couple est en interactions constantes, conversationnelles ou non, avec le trio et que le cinquième élément reste donc isolé. Gina dans Les chevaux est ce personnage quelque peu extérieur, puisqu'elle ne mange pas à l'hôtel, ne va pas chez Jacques et Sara, s'occupe de la mère du démineur, et qu'elle mène donc une vie indépendante par rapport au groupe. Dans Détruire, c'est B. Alione qui est cet extérieur. Dès lors, le conjoint se trouve en position d'intermédiaire entre l'isolé et le groupe. Nous nous trouvons donc en structure globalement triadique avec un pôle A, l'isolé, le pôle B, l'intermédiaire et le pôle C, le groupe, mais qui peut se réduire à une structure dyadique si l'intermédiaire fait chorus avec le groupe ou avec son conjoint. L’autre structure est celle que l’on retrouve dans Le consul, lorsqu’Anne-Marie Stretter et ses amants vont aux Îles. Il y a donc un groupe de quatre hommes (Morgan, Rossett, Richard, Crawn) tous amants d’Anne-Marie Stretter et Anne-Marie Stretter elle-même. Le groupe n’est fondé que sur une structure relationnelle seconde, dans la mesure où ce qui les réunit là, c’est la relation privilégiée que chacun d’entre eux entretient avec Anne-Marie Stretter qui, dès lors, loin de constituer un intrus deviendra une sorte de point de mire du groupe. Nous constatons donc qu'avec le pentalogue commence véritablement l'idée de groupe et les structures complexes réductibles aux autres formes : 2-3 ou 4-1.

Bien qu’il existe au sein des romans durassiens plusieurs pentalogues, celui qui nous paraît le plus intéressant à étudier est celui de Détruire qui fait intervenir le trio, Élisabeth Alione et son mari. Chez Duras, c'est une des dernières formes à pouvoir être gérée totalement au discours direct avec des locuteurs clairement identifiés. Elle s'organise, pour les rituels d'accès, comme les tétrades et les tétralogues : l'entrée en polyade est longuement décrite, les salutations et les présentations aussi, qui sont un marqueur d'entrée en interaction sociale. L'arrivée des Alione est vue par le trio Thor-Alissa-Stein qui conversaient entre eux. Il est marqué par un « les voici » :

‘- Les voici, dit Max Thor.
Ils contournent le tennis. Ils arrivent vers la porte d'entrée.
- Comment vivre ? demande Alissa dans un souffle.
- Qu'allons-nous devenir ? demande Stein.
Les Alione sont entrés dans la salle à manger.
- Comme elle tremble, dit Max Thor.
Ils avancent les uns vers les autres.
Ils sont maintenant à la distance de se saluer.
- Bernard Alione, dit Élisabeth dans un souffle. Alissa.
- Stein.
- Max Thor
Bernard Alione regarde Alissa. Il y a un silence.
- Ah, c'est vous ?... demande-t-il. Alissa c'est vous ? Elle me parlait de vous à l'instant.
- Qu'a-t-elle dit ? demande Stein.
- Oh, rien... dit Bernard Alione en riant.
Ils se dirigent vers une table (Détruire : 107-108 ; nous soulignons).’

Les éléments soulignés indiquent les notations spatiales qui sont aussi nombreuses que dans les formations de tétralogues. Le pentalogue s'assimilera à une scène de repas. Une série de propos anodins s'échangent essentiellement entre Bernard Alione et Alissa : commentaires sur le voyage de retour, regret du départ, remerciements. Ces propos ouvrent le pentalogue, mais terminent la structure relationnelle. Il nous semble encore une fois fondamental de distinguer les niveaux relationnels, interactionnels et conversationnels lorsqu'on étudie les ouvertures et les clôtures des conversations. L'ouverture d'une conversation qui clôture une relation ne peut pas fonctionner totalement comme une ouverture conversationnelle ouvrant l'interaction et maintenant au moins la relation si elle ne l'inaugure pas. Le risque d'enclencher des émotions négatives relevant de la tristesse étant très grand, il est très important de se cantonner dans des propos qui, tout en l'exprimant, canalisent cette charge émotionnelle et c'est là que les routines conversationnelles ou toute expression plus ou moins stéréotypée feront merveille ; il faudra aussi produire des anti-FTAs et des FFAs, mais qui seront d'une autre nature que dans une ouverture conversationnelle pure. Ainsi privilégiera-t-on plus particulièrement les remerciements ou les compliments sur le caractère, alors qu'à l'ouverture il s'agissait plutôt de compliment sur l'extérieur de la personne : vêtements, site, enfants... Comme il ne faut pas non plus que la conversation tombe dans la déprime, il est important de faire part de ses projets, de construire l'avenir pour échapper au passé se clôturant. En fait, cette projection dans le futur positive l'interaction, l'empêchant de s'engloutir dans un passé désormais mort. Elle est souvent le fait des partants :

‘- Nous serons à Grenoble vers cinq heures, dit Bernard Alione.
- Il fait un temps magnifique, dit Alissa, c'est dommage de partir aujourd'hui.
- Il faut une fin à tout... Ça me fait plaisir de vous connaître... À cause de vous, Élisabeth s'est moins ennuyée ici... enfin, ces derniers jours...
- Elle ne s'ennuyait pas, même avant de nous connaître (Détruire : 108-109).’

Que ce soient les propos d'Alissa ou ceux de Bernard Alione, ils correspondent tous aux banalités d'usage. L'anticipation à propos du voyage de retour, donc la projection vers l'avenir, est initiée par Bernard Alione. Alissa exprime son regret dans les formules consacrées. Bernard Alione coupe la décharge émotionnelle qui risquerait de s'en suivre par une formule stéréotypée « il faut une fin à tout ». Les remerciements figurent aussi. Bernard Alione connaît parfaitement le code. C'est Alissa qui instaure la première fracture par une forme de contestation du propos de B. Alione. Néanmoins, ici, la fracture n'est pas absolue et peut encore être interprétée comme un phénomène de politesse visant à minimiser sa propre importance.

Dans le corps de ce type de conversation, devraient figurer l'évocation de souvenirs communs et les projets plus généraux de chaque groupe, ainsi que les possibilités de renouer la structure relationnelle. Et c'est là que le trio destructeur déroge à tout le code, Alissa, Max Thor et Stein ne cessent de provoquer B. Alione, étalant au grand jour les confidences d'É. Alione qui quitte la table pour aller vomir, troublant profondément B. Alione au point qu'il veuille partir au plus vite :

‘- Bon... eh bien, il est temps de filer... Je vais aller la chercher... le temps de descendre les valises... (Détruire : 113).’

Alissa sera alors obligée de revenir au sujet normal de ce type de conversation :

‘- Où allez-vous en vacances ? demande Alissa.
Il se rassure.
- À Leucate. Vous ne connaissez peut-être pas ? [...] (Détruire : 114).’

Le commentaire narratif « il se rassure » ne peut s'expliquer que par le retour à un sujet normal de ce type d'interaction.

Clôture et préclôtures seront ici assez longues, elles s'étaleront de la page 121 à la page 130 et se ponctueront par la répétition d'un « il faut partir » émanant d'Élisabeth Alione. Elles font apparaître un phénomène étrange, où un échange dilogal entre Stein et Alissa évoque le départ comme réalisé avant qu'il ne le soit vraiment :

‘- Elle est partie de l'hôtel, dit Stein.
- Élisabeth Alione nous a quittés, dit Alissa.
Max Thor se rapproche d'eux. Il tombe dans l'ignorance des autres présences.
- Aurais-tu voulu la revoir ? demande Alissa.
- A-t-elle dit pourquoi elle est partie plus tôt ? Ce coup de téléphone ? L'a-t-elle expliqué ?
- Non, on ne le saura jamais (Détruire : 124).’

Or ce n'est qu'à la page 129 que se réalisera le départ définitif :

‘- Comment vivez-vous avec elle ? crie Alissa.
Bernard Alione ne répond plus.
- Il ne vit pas avec elle, dit Stein.
[...]
Max Thor se rapproche d'Élisabeth Alione.
- Il y avait dix jours que vous me regardiez, dit-il. Il y avait en moi quelque chose qui vous fascinait et qui vous bouleversait... un intérêt... dont vous n'arriviez pas à connaître la nature.
Bernard Alione n'entend plus rien, semble-t-il.
- C'est vrai, prononce enfin Élisabeth Alione.
Silence. Ils la regardent mais elle appelle de nouveau le silence sur sa vie.
- On peut rester dans cet hôtel, dit Bernard Alione. Un jour.
- Non.
- Comme tu voudras.
C'est elle qui sort la première. Bernard Alione ne fait que la suivre. Max Thor est toujours debout. Alissa et Stein, maintenant séparés, les regardent.
On entend :
- Les valises sont descendues.
- La note, s'il vous plaît. Je peux vous donner un chèque ?
Ils traversent le parc, dit Stein.
Silence.
- Ils passent le long du tennis (Détruire : 128-129).’

Cette clôture présente l'intérêt de dissocier la clôture des trois niveaux. Les propos échangés entre Stein, Alissa et Max Thor entérinent la clôture du niveau relationnel sans qu'aucune possibilité de poursuivre la relation ne soit offerte. Le langage opère la mort symbolique de la relation. Ensuite vient la clôture du pentalogue, c'est Alissa et Stein qui mettent un terme à la conversation avec B. Alione, sur le mode conflictuel d'ailleurs, ce qui permet de justifier l'absence de salutations par autre chose qu’une troncation et c'est Max Thor qui finit, par un propos très menaçant pour la face positive d'Élisabeth Alione, l'interaction conversationnelle avec elle. Ainsi, le pentalogue se déconstruit par un éclatement d'échanges de clôture. Vient ensuite la clôture interactionnelle, la sortie de l'espace où figure une des rares interactions de « service » du texte durassien. Les échanges n'y sont d'ailleurs pas complets et existent plutôt sur le mode évocatif que purement mimétique. Les mouvements dans l'espace, la sortie de l'interaction y sont très détaillés. Ce pentalogue, s'il met fin à la rencontre, ne mettra pas pourtant fin au roman qui se clôt sur un trilogue réunissant Stein, Max Thor et Alissa.

Revenons-en maintenant plus spécifiquement à la structure du pentalogue. De nombreux procédés y sont mis en oeuvre visant à réduire le pentalogue à des gestions d'échanges majoritairement dilogaux ou trilogaux avec les mécanismes relevés pour les trilogues, les autres participants restant silencieux ou étant provisoirement sortis de l'espace conversationnel, comme Élisabeth Alione qui est allée vomir.

Les autres polylogues du premier groupe se gèrent en formation de groupes interactionnels et conversationnels, mais avec des formes d'individualisation. Ce qui permet en général de les régler en espèce de triades conversationnelles. Ainsi, dans Les chevaux, lorsque le groupe d'amis se rend chez les parents du démineur mort, les réseaux se forment comme suit :

‘L'épicier était là. Il parlait. Les vieux l'écoutaient avec attention. Ils l'approuvaient de hochements de tête. Ils se tenaient tous les trois le long du mur qui était parallèle au chemin, devant la caisse à savon. [...] Mais l'épicier lui parlait de sa vie (Chevaux : 139).’

Une première triade conversationnelle est formée de l'épicier et des deux vieux. Le trilogue prend la configuration d'un locuteur vers deux allocutaires. En outre, comme cela semble la règle chez Duras, ce trilogue est consensuel. Le contenu n'est pas rapporté par le narrateur sauf sous la forme synthétique du thème traité et d'une réplique isolée :

‘- Et puis les familles sont tombées d'accord, dit l'épicier, et le mariage s'est fait (Chevaux : 139 ; nous soulignons).’

Le « et puis » signale que tout le début de la narration a été tronqué et le thème initié prouve qu'il ne s'agit que de bribes de conversation.

Un deuxième groupe constitué des témoins non ratifiés est ensuite posé par le commentaire narratif :

‘Les deux douaniers, à l'ombre de l'autre mur, dormaient la bouche ouverte, le fusil en bandoulière, terrassés par l'ennui (Chevaux : 139).’

Arrive enfin le groupe d'amis avec Gina à sa tête :

‘- Salut, dit Gina, voilà les tomates farcies au maigre (Chevaux : 139).’

Cet ordre d'arrivée n'est pas neutre, il correspond à la position interactionnelle de Gina qui est fondée par une relation plus intense que ne l'a le groupe avec le trio. C'est Gina qui va fréquemment leur rendre visite et qui a donc construit avec eux toute une « histoire conversationnelle ». Elle fera donc figure de solo, d'électron libre.

Vient ensuite le troisième groupe formé du groupe relationnel habituel :

‘Ils s'assirent tous à l'ombre du grand mur, la vieille se poussa un peu. Sara fut entre l'homme et Ludi. Jacques était en face, à l'ombre du petit mur (Chevaux : 140).’

La position de chacun y est décrite, sauf celle de Diana dont une prise de parole à la page suivante signalera la présence.

Le polylogue aura alors véritablement lieu avec une certaine spécification des interlocuteurs. Les vieux et Sara resteront relativement silencieux : deux répliques (p. 143 et 146) pour le vieux, deux répliques (p. 144 et 146) pour Sara. Quant à la vieille mère, à l'exception du nom de « saragossa » qu'elle prononce quand on lui parle de son fils, et d'une réplique qu'elle profère concernant la durée de son séjour, elle ne manifeste sa présence que par les regards qu'on lui porte et par les sons plaintifs, les larmes ou les soupirs qu'elle émet (p. 140, 143 et 146). L'épicier continue à parler de sa vie, Jacques et Ludi interviennent en intellectuels qu'ils sont sur la problématique du mariage, épaulés par Diana, personnage de femme socialisée et donc proche des hommes chez Duras. Gina, quant à elle, spécifie ses interventions dans un rôle très concret. Après la réplique des « tomates farcies », la quasi-totalité de ses propos portera sur la nourriture :

‘- Remarquez que j'aurais pu les faire à la viande, dit Gina, mais je n'ai pas trouvé de viande qui me convenait (Chevaux : 140).
- Il est midi et demie, dit Gina. Je ne sais pas à quelle heure nous allons déjeuner (Chevaux : 145).
- Assez, avec ses saloperies, dit Gina, il faut aller manger (Chevaux : 147).’

Ces propos sur la nourriture viennent couper complètement la thématique générale du polylogue comme ceux, toujours très concrets, où elle demande des renseignements au trio formé de l'épicier et des deux vieux, ce qui témoigne de sa relation particulière avec eux :

‘- C'est vrai que dans le mariage, dit tristement Ludi, on perd la féminité. Il regarda Gina qui commençait à s'impatienter.
- Quelquefois, dit Jacques, on la garde. Il ne faut pas généraliser.
Alors, dit Gina, le curé, il est venu ? (Chevaux : 143 ; nous soulignons).
- L'occasion de la plus grande gentillesse, dit Ludi à voix basse, ça ou autre chose...
Alors, vous allez partir ? dit Gina à la vieille.
- Ça fait quatre jours qu'on est là, dit la vieille (Chevaux : 143 ; nous soulignons).’

À chaque fois, Gina initie un échange parasite qui n'a rien à voir avec la thématique du polylogue et qu'elle introduit par le marqueur « alors », que Traverso (1996 : 136) identifie comme un indicateur de rappel de thème, mais qui, ici, s'institue aussi en marqueur de conversations antérieures, puisque le thème n'a pas été abordé dans ce polylogue. Il devient un des indicateurs linguistiques de l'histoire conversationnelle des gens ou des personnages. Ce type de propos la situe une fois de plus en isolée. Gina se distingue des groupes formés aux trois niveaux de l'analyse. Indépendamment du niveau relationnel qu'elle entretient avec les autres, interactionnellement, elle ne se positionne dans aucun des micro-espaces constitués et conversationnellement, elle ne s'insère jamais dans la thématique initiée par le groupe. Quand elle daigne s'y intégrer, c'est pour reprendre ses disputes avec Ludi, comme le montre la fin du polylogue.

Cet exemple montre comment se gèrent les polylogues durassiens : des formations de groupes fortement marquées par le positionnement dans l'espace, une parole typée pour chaque groupe, à l'intérieur desquels alternent des échanges dilogaux ou trilogaux, voire tétralogaux. Le commentaire narratif prend beaucoup plus d'importance que pour les autres dialogues. Le polylogue non seulement s'identifie par des entrées ou sorties de personnages, comme pour les autres dialogues, aux locuteurs multiples, mais en plus il s'axe autour d'une même thématique. Sa fonction littéraire est de typer les caractères. Nous retrouvons enfin la grande fonction des dialogues littéraires repérée par Page (1973) : camper les caractères des personnages. Sara est la femme silencieuse et effacée ; Gina, la ménagère autoritaire au caractère très affirmé ; Ludi et Jacques sont les intellectuels. Quant à Diana, elle est la femme socialisée.

Le deuxième grand type de polylogue est celui des scènes de réception. Le fonctionnement est pareil : une gestion en plusieurs micro-groupes différents. La grande différence est que lorsqu'un groupe reste indistinct, aucun de ses membres n'atteint le statut d'individu à part entière. Tous ses membres forment une espèce de voix unique, celle de la morale sociale. Les deux grands polylogues de ce type sont celui de Moderato et du Consul. Une différence configurative existe entre les deux. Moderato divise les interactants en trois : Anne Desbaresdes, l'exclue, son mari et les invités dont aucun n'atteint le statut de personnage. Pour utiliser la terminologie mathématique, il y a donc trois ensembles dont deux singletons, le mari étant l'intersection entre Anne et le groupe des invités. Dans Le consul, figurent également trois groupes : le vice-consul ou l'exclu, le personnel d'Ambassade et leurs intimes qui arrivent à l'individualisation puisque c'est parmi eux qu'on retrouve l'ambassadeur, Anne-Marie Stretter, Peter Morgan, Michael Richard et Charles Rossett, enfin un troisième groupe indistinct, celui des invités à ce genre de réception. Un groupe extérieur existe pareillement dans les deux romans. Dans Moderato, ils sont socialisés puisqu'il s'agit du personnel de cuisine, dans Le consul, ce sont les lépreux, exclus de la société. Les premiers feront des intrusions physiques dans l'espace interactionnel de base, les autres feront juste entendre leurs cris.

Le début de Moderato positionne clairement les interactants :

Ils sont quinze, ceux qui l'attendirent dans le grand salon du rez-de-chaussée. Elle entre dans cet univers étincelant, se dirigea vers le grand piano, s'y accouda, ne s'excusa nullement. On le fit à sa place.
Anne est en retard, excusez Anne.
Depuis dix ans, elle n'a pas fait parler d'elle. Si son incongruité la dévore, elle ne peut s'imaginer. Un sourire fixe rend son visage acceptable.
Anne n'a pas entendu (Moderato : 101 ; nous soulignons).’

Les invités sont clairement posés en groupe, seul leur nombre est connu. Anne arrive, sa marginalité est très fortement désignée. Quant à son mari, il sert à deux reprises d'intermédiaire entre sa femme et les invités. Un échange dilogal global se produit entre Anne et un ou une invité(e) mais la thématique initiée autour de l'enfant et des leçons de piano laisse supposer qu'il s'agit plus particulièrement d'une femme. L'échange fait l'objet de nombreuses troncations par rapport à l'écoute333. Celles-ci contribuent à créer la figure de l'héroïne absente. Succèdent alors des commentaires narratifs, dont le polylogue narrativisé (cité ci-dessus) qu'émaillent quelques échanges dilogaux et des échanges de service. Des deux locuteurs de ces échanges, seule Anne est identifiée. Ils figurent, par deux ou trois exemples, la totalité des banalités qui peuvent s'échanger dans ce genre de réception, et ils ont en charge de marquer le contraste entre la parole conventionnelle et indistincte des invités et la parole évasive de non écoute et de refus d'Anne. La sortie du polylogue n'est pas marquée, ni celle de la polyade pas vraiment non plus puisque seule Anne s'exclura, les autres se contenteront de changer de pièce. La fin littéraire de la polyade ne s'identifie pas à la fin diégétique. Elle est supposée continuer quand la narration aura cessé de s'intéresser à elle :

‘- Trésor, dit-on.
- Oui.
Alors que les invités se disperseront en ordre irrégulier dans le grand salon attenant à la salle à manger, Anne Desbaresdes s'éclipsera, montrera au premier étage (Moderato : 112).’

Dans Le consul, sont d'abord présentés l'ambassadrice et Charles Rossett par l'oeil duquel, essentiellement, toute la réception sera vue. Ensuite, survient la mention du groupe d'invités :

‘L'assistance est relativement nombreuse. Ils sont une quarantaine (Consul : 93).’

Encore une fois, un groupe indistinct, dont seul le nombre est connu. Ce groupe s'exprime sous forme d'une voix anonyme fortement chargée de jugement :

‘On dit : À la dernière minute elle a invité le vice-consul de Lahore (Consul : 93).’

Parole signalant la double inconvenance : celle d'avoir à la fois invité le vice-consul et celle de l'avoir fait à la dernière minute. La réplique isolée suffit à typer le discours du groupe.

À côté de cette fonction morale, la voix du groupe est celle qui véhicule aussi la rumeur sur le plan diégétique. Sur le plan de l'économie narrative, elle sert à véhiculer l'information pour le lecteur. Cette double fonction se marque par un discours narrativisé comme aux pages 93-94, où une série d'informations sur Anne-Marie Stretter et sur le vice-consul, notamment, sont fournies au lecteur, sous forme d'échanges dilogaux entre interlocuteurs non identifiés :

‘On dit, on demande : Mais qu'a-t-il fait au juste ? Je ne suis pas au courant.
- Il a fait le pire, mais comment le dire ?
- Le pire ? tuer ?
- Il tirait la nuit sur les jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens (Consul : 94-95).’

C'est par ces voix aussi qu'est introduit l'espace extérieur :

‘- Entendez-vous crier ?
- Ce sont des lépreux ou bien des chiens ?
- Des chiens ou des lépreux.
- Puisque vous le savez, pourquoi avez-vous dit des lépreux ou des chiens ?
- J'ai confondu de loin, comme ça, à travers la musique, les aboiements des chiens et ceux des lépreux qui rêvent.
- Cela fait bien de le dire ainsi (Consul : 95).’

Le vice-consul apparaît d'abord comme un sujet de conversation, puis comme une forme mouvante dans cette réception. Ce n'est qu'à la page 102 qu'il aura droit à la parole. Il dansera à deux reprises en échangeant quelques propos avec ses partenaires, notamment avec Anne-Marie Stretter qu'il avait invitée contre toute convenance. Son apparition se clôturera par le scandale qu'il créera lors de son exclusion de la polyade qui succède à une exclusion verbale promulguée par Peter Morgan :

‘[...] le personnage que vous êtes ne nous intéresse que lorsque vous êtes absent (Consul : 147).’

L'autre groupe aura un discours de fonction. Anne-Marie Stretter joindra à ses talents de séductrice l'accomplissement de ses devoirs de maîtresse de maison :

‘Anne-Marie Stretter vient vers le jeune attaché Charles Rossett. À côté de lui se tient le vice-consul à Lahore. Elle leur dit qu'il faut danser bien sûr si cela leur fait plaisir, et elle repart (Consul : 96).’

L'ambassadeur respectera ses devoirs de diplomate et d'hôte :

‘L'ambassadeur a dit à Charles Rossett : Parlez-lui un peu, il le faut. Il lui parle (Consul : 101).’

Les autres aussi réagissent par rapport à leur rôle social ou relationnel :

‘Un vieil Anglais arrive, [...]. D'un mouvement amical il les entraîne vers le bar.
- Il faut prendre l'habitude de vous servir. Je suis George Crawn, un ami d'Anne-Marie (Consul : 102).’

C'est à ce titre également que Peter Morgan expulsera le vice-consul.

Le polylogue se gère donc toujours de la même façon : formation de groupes, commentaire narratif plus important, parole spécifiée par groupe, alternance d'échanges et de discours narrativisé. La fonction du polylogue, beaucoup plus que dans les cas précédents, est ici de typer un milieu et son comportement. Les échanges isolés fonctionnent, un peu comme les répliques isolées, en métonymie des discours globaux.

Mais, les polylogues durassiens revêtent deux formes fondamentalement différentes. Un discours narrativisé d'une part, qui constitue vraiment une métaconversation. L'accent y est mis sur la banalité des sujets : le temps, la situation ou l'actualité. L'important est le caractère consensuel des sujets traités. D'autre part, un discours direct où peuvent alterner tous les types d'échanges après que des groupes y ont été formés. La grande originalité y est l'apparition de ce « on » diffuseur de rumeur et porteur des jugements moraux. Cette rumeur joue un rôle à un double niveau car, si elle est rumeur pour la diégèse, elle constitue la plus grande source d'informations pour le lecteur. Ces polylogues servent à typer la société, les banalités des êtres sociaux, mais aussi à faire apparaître les caractères spécifiques des personnages dans la mesure où c'est en leur sein que la parole est la plus typée. Ils participent généralement à l'exclusion du héros ou de l'héroïne. Il nous reste toutefois à signaler que le polylogue peut prendre la forme d'une narration faite ou lue par un seul à destination de plusieurs allocutaires. Le cas se présente pour les récits de la mère ou ceux d'Ernesto dans La pluie, mais comme dans ce cadre il n'y a pas véritablement d'échange, ni de co-énonciation, il vaudrait peut-être mieux rattacher ce type à l'énonciation monologale.

Notes
332.

Pour rappel, Genette (1972 : 142-143).

333.

Étudiées dans le chapitre sur la gestion de l’information.