5. Conclusion.

Il nous a donc semblé qu’une typologie prenant en compte le nombre de participants s'avérait très opérationnelle pour analyser au plus près le mécanisme littéraire. Nous avons tenté dans la mesure du possible de tenir compte également de la classification du type d'interaction. Elle montre que, chez Duras, ce sont les interactions symétriques qui sont majoritaires, avec la conversation en tête, suivie de la dispute. La discussion et le débat demeurent les grands absents de ce type d'interaction, à l'exception des Chevaux où quelques traces figurent dans certains polylogues et dans quelques discussions parodiques comme celles opposant notamment Jacques et Ludi sur « les nègres ». Dès lors le dialogue durassien prend plutôt la forme d'une conversation qui est à ranger d'ailleurs dans le cadre de la conversation familière avec, en son coeur, des confidences ou des co-narrations. Ce choix de faire figurer la conversation avec son lot de clichés et de banalités comme forme privilégiée du dialogue romanesque semble s'être particulièrement développé avec l'apparition du Nouveau Roman, en particulier chez les romancières334. Tout cela confirme donc en tout point les conclusions auxquelles nous ont amenée l’étude de l’émotion et de la politesse. Quant aux interactions complémentaires, elles sont représentées sous la forme d'une interview-enquête dans L'amante, où elle structure le récit, partiellement dans La pluie, où elle confine à la parodie, et sous la forme de transactions ou d'interactions de service qui existent dans la quasi-totalité des romans, mais sous une forme quantitativement peu importante.

Cette partie a fait apparaître la nécessité de distinguer systématiquement trois niveaux dans l'analyse des dialogues, à savoir les niveaux relationnel, interactionnel élargi et conversationnel strict. L'idée en elle-même n'est pas neuve, elle trouve sa source chez les interactionnistes qui les mentionnent sur un plan théorique. Néanmoins, dans les descriptions des conversations particulières, ils ne sont pas toujours suffisamment exploités et dans l'étude des dialogues romanesques, ils n'ont à notre connaissance jamais été utilisés. Cette distinction montre comment un romancier peut en jouer, en incarnant ou non des niveaux relationnels. Chez Duras, les relations mari et femme, les relations professionnelles ou transactionnelles ne s'incarnent presque jamais au sein de ses romans ni à un niveau interactionnel, ni à un niveau conversationnel. Cette distinction fait apparaître également un décalage entre l'entrée en interactions et l'entrée en conversations, décalage qui atteint, chez Duras, des proportions souvent gigantesques pour le tétralogue. Cette scission a montré que les romans durassiens, pour la plupart, racontent une rencontre, donc d'abord une entrée en interaction, puis en conversation, et que c'est l'interaction verbale qui crée sous les yeux du lecteur la relation entre les personnages, relation qui ne durera d'ailleurs que le temps de cette interaction. Les structures relationnelles préétablies définiront des connivences interactionnelles. Le niveau relationnel a un grand impact sur l'interaction et sur la conversation à plusieurs niveaux. Tout d'abord, il conditionne certains choix au niveau des rituels d'ouverture et de clôture. Ensuite, la non-envie de rentrer en relation intime avec quelqu'un va générer des stratégies d'évitement, notamment dans le cadre de la confidence. Enfin, il légitime certaines intrusions, ainsi que la ratification d'un participant conversationnel, alors qu'il intervient beaucoup moins dans la ratification interactionnelle. La division entre l'interactionnel et le conversationnel a mis en lumière la difficulté de statuer sur la position de tiers et donc de délimiter strictement triade et trilogue. Il semble que la limite se situe au niveau de la ratification conversationnelle qu'il faut donc distinguer de la ratification interactionnelle. Ainsi, en termes goffmaniens, le bystander fonctionnerait au niveau de la triade, alors que dès qu'il est question d'un ratified participant même unadressed l’on se situerait au sein du trilogue. Toutefois, ce personnage silencieux, auquel les participants ne s'adressent pas, peut à tout moment basculer du côté du bystander et mettre en péril le trilogue.

Pour qu'un roman puisse être désigné comme triangulaire, par exemple, il faudra que les trois niveaux fusionnent, ce qui, chez Duras, est rarement le cas. Et si, dans ses romans, ce sont les dilogues qui sont majoritaires, ce sont les triades et trios qui sont les structures les plus représentées.

Cette partie a également tenté de montrer la nécessité de dégager le tétralogue des polylogues, dans la mesure où tétrade et tétralogue sont, du moins en Occident, des configurations sociales idéales et que, dans la gestion littéraire, elles n'ont ni le même fonctionnement, ni la même fonction que les polylogues ou que les trilogues. Chez Duras, le tétralogue se produit toujours lors d'une activité sociale : repas, visite, parties de cartes. Il résulte souvent d'une rencontre entre un trio et un quatrième élément, mais cette rencontre échouera systématiquement. Même s’il aboutit, la tétrade sera elle toujours vouée à l'échec, comme si la structure idéale ne pouvait être atteinte et qu'aucun quatuor ne pouvait se former durablement.

Au vu de l'oeuvre romanesque de Duras, chaque type de dialogue paraît avoir un rôle spécifique à jouer dans l'économie générale du roman. Ce rôle pourrait se résumer ainsi : le monologue fait apparaître l'intériorité du personnage ; le dilogue est la forme privilégiée des relations intimes qu'il noue et permet aussi de contraster psychologiquement les personnages ; le trilogue est la forme la plus apte à rendre la complexité des êtres, évite au romancier de tomber dans le manichéisme, offre la possibilité de mettre en lumière, en espèce de simultanéité, à la fois un comportement humain et inhumain, de manipuler un être et d'être sincère avec un autre, et est la forme idéale du jeu de séduction ; le tétralogue met en évidence les relations sociales plutôt familières ; quant au polylogue, il est généralement réservé aux relations sociales plus « mondaines », et sert donc aisément aux scènes « typiques », mais aussi à une description plus caractérielle des personnages et de l’héroïne dans son opposition au monde. Toutefois, seule une application systématique de cette typologie au genre romanesque pourrait vérifier la pertinence de ces conclusions pour l'ensemble du dialogue romanesque.

Dans l'univers romanesque durassien, le monologue semble généralement proscrit, sinon comme effet dans le dilogue. Le fait est à lier au parti pris de focalisation externe qui consiste à placer le lecteur en témoin d'une interaction pour laquelle il devra, comme dans la vie, faire toutes les inférences. Le dilogue est la structure conversationnelle fondamentale. Il est relié d'ailleurs à une rencontre où une relation se noue, où l'héroïne tente de s'exprimer sur le mode d'une confidence et se déroule souvent en présence d'un témoin-juge. Ce fait place la triade comme structure interactionnelle de base de l'univers durassien, avec notamment le rôle du voyeur. Le trilogue, s'il n'est pas écarté, n'est cependant pas très développé parce que Duras récuse l'approfondissement psychologique au profit d'un approfondissement plus psychanalytique. Elle l'utilise dans le cadre familial ou dans le cadre amoureux. Il sera généralement plus consensuel que conflictuel. Le tétralogue est lui toujours conflictuel : la famille généralement triangulaire exclut le nouveau venu, comme si le quatuor était une structure idéale impossible. Les polyades et les polylogues sont de l'ordre du social mondain. C'est la structure par excellence des réceptions, des dîners où la polyade s'incarne en polylogue. Par contre, les conversations dans les cafés, hôtels ou restaurants proviennent plutôt d'une réduction opérée dans la polyade par des scissions narratives dans les groupes de personnages, dans les plans romanesques, ou par des jeux de focalisation. Il fait apparaître la figure de l'exclu ou du marginal, il permet d'opposer un individu (ou une famille entière comme dans La pluie) au monde qui l'entoure.

Apparaît également la liaison de ces structures dialogales et des scènes romanesques : les scènes de rencontre amoureuse, de déclaration d'amour, les confidences sont liées au dilogue. Les disputes, plutôt liées au dilogue, se produisent souvent devant témoins. Les scènes de séduction aux trilogues. Les rencontres sociales sont rattachées au tétralogue, et prennent la forme de scènes de repas, de parties de cartes ou de scènes de visite. Ici s’arrêtent les scènes qualifiées de « dramatiques » chez Genette. Les polylogues correspondent aux scènes de mondanités (ou de réception) et fonctionnent en scènes typiques. Deux de ces scènes quittent leur rôle : la déclaration d'amour, qui n'atteint chez Duras jamais le statut de scène littéraire pour n'être qu'un acte de langage, et la confidence, qui loin de se cantonner à une simple scène devient le mécanisme de toute la gestion narrative, correspondant à la double logique d'une focalisation externe et d'une nécessité diégétique. Les réceptions mondaines ont toutes proportions gardées, les mêmes ampleurs que chez Proust. Quant à la scène de rupture, elle fait figure de grande absente, et n’apparaît que dans Le marin.

L'étude des différents fonctionnements a surtout été basée sur les dialogues reportés au style direct. Nous avons tenté de distinguer nettement les types de dialogues et les types d'échanges, parce que, contrairement à Durrer (1994 : 112), nous ne considérons pas les dialogues romanesques comme échanges. Il y a pour nous de véritables interactions conversationnelles, donc de véritables dialogues romanesques marqués par des entrées et des sorties de personnages et correspondant parfaitement à la définition en conditions nécessaires et suffisantes que donne Kerbrat-Orecchioni de ce type d'interaction :

‘Pour qu'on ait affaire à une seule et même interaction, il faut et il suffit que l'on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d'un objet modifiable mais sans rupture (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 146).’

Cette définition semble tout à fait correspondre aux différents types de dialogues durassiens qui se définissent par rapport à un nombre donné de participants, dans un lieu fixé et autour d'un objet conversationnel, le tout étant « modifiable mais sans rupture ». L'argument de Durrer, selon lequel les phénomènes de troncation situent le dialogue romanesque du côté de l'échange, tombe de lui-même en fonction de cette définition, même si nous reconnaissons que les phénomènes de troncations littéraires sont nombreux et ne correspondent pas toujours à des phénomènes de troncation réelle.

Bien sûr, le dialogue romanesque peut se réduire à un seul échange ou même à une seule intervention que l'on appelle en littérature « la réplique isolée », même si l'équivalence n'est pas totale puisqu'une réplique isolée peut, chez Duras, être constituée de plusieurs interventions. L'étude de l'échange nous a conduite à distinguer nettement la structure textuelle de l'échange, qui est au maximum ternaire, composé de trois interventions, l'une initiative, l'autre réactive et la troisième évaluative, et sa structure communicationnelle qui peut démultiplier chacun des rôles structuraux. Ces échanges s'organiseront de manière différente selon leur structure communicationnelle et selon le type de dialogue où ils apparaîtront. Ainsi, nous avons constaté que Duras souligne de manière très appuyée la complétude de l'échange binaire et dilogal, notamment à l'aide des structures comme « il ne répondit pas ». L'échange ternaire est encadré par un commentaire narratif même très court. Par contre, pour l'échange tétralogal, comme il ne correspond à aucune structure de base, il sera incorporé dans une séquence organisée autour d'une même thématique conversationnelle qui, elle, sera marquée par un encadrement narratif. Au niveau des polylogues, c'est le commentaire narratif qui l'emporte même sous forme de parties de conversations narrativisées et les échanges fonctionneront en illustration métonymique du discours.

Une certaine impression d'incohérence de l'échange, ou entre les échanges, peut résulter de l'apparition d'interventions monologales juxtaposées ou d'échanges parasites. Nous avons choisi de ne pas étudier systématiquement les conditions d'enchaînement qui font que les interventions peuvent s'enchaîner sur la thématique générale, sur le contenu propositionnel, sur l'illocutoire et/ou sur l'orientation argumentative, ni d'ailleurs les effets d'incohérence que crée leur non-respect. Nous nous sommes contentée de montrer qu'à partir du trilogue, ces conditions pouvaient se dissocier et se répartir sur deux interventions réactives, créant une fois de plus un effet d'incohérence. Mais cette incohérence donne en fait de la vie au dialogue, tant ces mécanismes se rapprochent de ceux que l’on peut constater dans les conversations réelles. Avec le paradoxe que nous avons souligné à plusieurs reprises : plus un romancier est en rapport mimétique avec les conversations réelles, plus son texte paraît incohérent, voire absurde, parce qu'il déroge à la codification littéraire.

Toujours sur le plan de la cohérence globale de la conversation, il semblerait, au vu du texte durassien, qu'au niveau des « maximes conversationnelles », ce soit le type d'interaction verbale, ainsi que la place de l'interactant, qui détermine la priorité de telle ou telle maxime. Ainsi, pour le monologue conçu comme dialogue avec soi-même, c'est la maxime de qualité qui est fondamentale : il importe d'être sincère. Pour la confidence, type de dilogue particulier, c'est également la sincérité qui importe le plus pour celui qui se confie, ainsi que la maxime de quantité, alors que, pour le confident, c'est le respect du macroprincipe gricien de coopération qui s'avère fondamental. Pour l'interview, c'est la maxime de relation ou principe de pertinence qui s'avère fondamental, aussi bien pour l'intervieweur que pour l'interviewé. Il nous semble donc inutile de mener un combat théorique afin de déterminer quel serait le macroprincipe. Certaines maximes s'avèrent « essentielles » pour l'existence même de l'interaction : si une confidence n'est pas sincère, ce n'est plus une confidence ; si une dispute ne respecte pas le principe de coopération, ce n'est plus une dispute.

En outre, cette étude a fait apparaître un procédé très durassien pour rendre la simultanéité de deux dilogues au sein d'une tétrade et qui consiste à décaler vers le milieu de la page la restitution du deuxième. Néanmoins, les autres modes de report existent comme le style indirect ou le discours narrativisé que Duras entrecroise, dans un jeu très subtil d'ailleurs. À côté de ces trois catégories traditionnelles, il serait bon d'ajouter une quatrième catégorie qui correspond à un métadiscours où Duras raconte une conversation. Cette quatrième catégorie que Duras baptise dans La pluie « histoire d'une conversation » pourrait s'appeler la narration d'une conversation et témoigne chez elle d'un mécanisme réflexif sur sa propre écriture.

Nous avons choisi d'examiner les faits au niveau des dialogues entre personnages, néanmoins, dans le cadre du dialogue fictionnel, il s'avère totalement impossible d'ignorer le double circuit communicationnel. Le dialogue entre personnages ne peut faire oublier le « dialogue avec le lecteur » et, au fil de cette étude, sont apparus plusieurs points concernant cette communication. Tout d'abord, l'aparté ne fonctionne qu'au niveau de cette communication, comme l'avait signalé Lane-Mercier. Ensuite, la « parole isolée » est pour le lecteur souvent métonymique de tout un discours. Enfin, c'est sur le plan de cette double communication qu'intervient une des grandes subversions réalisées par l'écriture durassienne où les confidences n'aboutissent jamais à un aveu fondamental, comme l'écriture romanesque n'aboutit pas à cerner l'essence du personnage. En outre, ce circuit communicationnel se situant au niveau de la macrostructure romanesque pourrait toujours contraindre l'analyste durassien à augmenter le cadre interactionnel identifié d'une unité dans la mesure où un témoin auditeur ou voyeur est quasiment toujours présent et justifie le report textuel des différents discours et des différentes attitudes des personnages à destination du lecteur.

Chacun des aspects pourrait être encore approfondi et d'autres observations surgiront certainement au fur et à mesure que les analystes des conversations ordinaires avanceront dans leur travail. Il nous a cependant semblé que, malgré quelques difficultés dues au brouillage de l'écriture à identifier les cadres participatifs pour chaque dialogue, la typologie empruntée aux interactionnistes est beaucoup plus opératoire pour analyser le fonctionnement du dialogue littéraire que les typologies à base sémantico-pagmatique ou à base fonctionnelle, et dont les critères ne résistent pas à l'application, du moins dans une oeuvre comme celle de Duras.

Notes
334.

Une évolution tout à fait symétrique à celle de Duras s'est produite chez Dominique Rolin qui, à partir du Lit, inonde ses romans de conversations.