conclusion générale

Cette étude, inscrite dans la lignée des travaux réalisés par Kerbrat-Orecchioni pour les interactions authentiques et dans la poursuite des pistes suggérées par Durrer, a tenté de dégager la spécificité du dialogue romanesque chez une romancière aussi particulière que Marguerite Duras, et par là-même d’apporter une contribution à l’analyse du dialogue romanesque en général. Mais avant de poser les limites du travail et d’envisager les perspectives qui en constitueraient un prolongement, il nous a semblé important de récapituler ses différents apports tant sur le plan du dialogue romanesque et de sa spécificité chez Duras que sur les plans plus généraux de la linguistique interactionnelle et de la critique durassienne.

La démarche a consisté à partir de la notion de dialogisme, et à montrer que tout texte est dans un dialogue constant avec d’autres textes (transtextualité), avec d’autres discours (stéréotypie) et qu’il est par là-même de l’ordre de la polyphonie. Cette polyphonie se retrouve aussi au niveau des instances narratives puisque outre les voix du narrateur et celles des personnages (placées en polyphonie horizontale), le texte adopte un dispositif communicationnel global de polyphonie (verticale, cette fois) où la voix de l’auteur inscrit se fait entendre, subsumant les deux autres. Mais cette voix apparaît aussi au niveau du paratexte. Toute la communication entre auteur et lecteur inscrits fonctionne sur le même modèle que les conversations ordinaires, respectant les maximes conversationnelles et les règles de politesse à condition de les réadapter au texte littéraire.

Tout dialogue de personnages ne peut alors s’interpréter qu’au sein du dispositif dialogique (voire dialogal) qui s’instaure entre auteur et lecteur inscrits où il fonctionne en trope communicationnel à l’instar du dialogue théâtral, mais présente toutefois une différence avec ce dernier due à l’absence d’acteur pour incarner les phénomènes non verbaux qui alors sont à charge de narrateur.

C’est déjà à ce premier niveau du dialogue qu’apparaissent les spécificités de notre romancière.

Sur le plan du dialogue entre textes, Duras se caractérise par une quadruple attitude :

Sur le plan du dialogue avec les autres discours - et donc avec les paroles de tous les jours - inscrit dans le phénomène global de la stéréotypie, Duras représente globalement l’aspect stéréotypé du langage ordinaire dans une série de conversations sociales ou mondaines où abondent les paroles stéréotypées sous forme de routines, de clichés et banalités. Mais si les personnages masculins socialisés utilisent à la fois les stéréotypes de pensée et d’élocution, les personnages féminins les utilisent essentiellement sous la forme d’une parole phatique qui assure leur présence conversationnelle dans un lieu dont elles sont absentes mentalement. Quant à la parole narrative, elle se dégage généralement du discours stéréotypé à l’exception d’éléments qui s’apparentent au phénomène global d’autostéréotypie. Procédé par lequel Duras rejoint l’écriture des Nouveaux Romanciers en opérant une forme de « clichage » de sa propre oeuvre, ce qui la rend, par ailleurs, facilement parodiable. Mais c’est avec l’usage des stéréotypes d’inventio que la romancière, par la voie de l’auteur inscrit, contribue fondamentalement à la signifiance de son texte. La représentation masculine échappe totalement au phénomène alors que les femmes répondent à chacun des types mis à jour par les sociologues et rejoignent la plupart des caractéristiques attribuées à l’éternel féminin. Par ce biais, Duras dénonce l’impossibilité des femmes d’exister sous une autre forme que celles des représentations offertes par la société et donc par la symbolique masculine. En jouant sur la stéréotypie de certains discours, comme le discours politique, Duras les subvertit en profondeur et déconstruit toute forme d’idéologie.

La façon dont la romancière aborde les normes corrobore cette destruction. Des normes sont signalées mais sur le mode de l’implicite par des procédés comme l’utilisation d’un « mais » plus énonciatif que sémantique et par un recours systématique à la négation. La norme souvent de nature conversationnelle ou interactionnelle à laquelle le personnage contrevient devient ainsi objet d’inférences pour le lecteur. Les normes idéologiques sont alors remplacées par des normes interactionnelles ou conversationnelles qui n’étant jamais explicites évitent une vision moralisante de l’auteur inscrit. C’est aussi par le déplacement constant des scripts ou scénarios - donc de ce qui constitue une autre forme de norme - que Duras subvertit fondamentalement l’idéologie dominante. À la différence de certains autres romanciers où elles figurent au sein de la fonction idéologique exercée par le narrateur ou par certains personnages, les normes sont, chez la romancière, à rétablir par le lecteur et s’inscrivent alors profondément dans la communication entre instances inscrites.

Duras a d’ailleurs une façon bien à elle de gérer la communication avec le lecteur : tout est sur le mode déceptif. Cette communication dévie perpétuellement l’attente du lecteur en ne respectant aucune des règles conversationnelles et en dérogeant aux lois de politesse. Les informations n’apparaissent pas où elles devraient figurer selon les lois romanesques, un véritable travail d’inférences et de rétro-interprétation est à faire par le lecteur. Le tout aboutissant à un non savoir qui rejoint celui du narrateur et dont la représentation symbolique au sein de l’oeuvre romanesque figure dans L’amante sous la forme du non-dévoilement du lieu où se trouve la tête de Marie-Thérèse Bousquet. Le désintérêt éprouvé alors par l’intervieweur pour Claire Lannes devient métonymique de celui de l’auteur et du lecteur pour le personnage. Mais cette communication est déjà déceptive sur le simple plan du paratexte qui subvertit titre et genre et qui fusionne réel et fictionnel (rôle essentiel conféré aux postfaces et à l’épitexte public). Globalement, Duras veut agir sur son lecteur, et veut l’indigner. Toute son oeuvre romanesque est à voir comme l’argumentation d’un « devoir éprouver », seul espoir qui reste au romancier après l’échec constaté d’une possibilité d’action. Le langage, et derrière lui l’écriture, s’avère inapte à changer le monde, même si Duras souligne à plusieurs reprises son aspect performatif. La parole ne peut être action et l’écriture devient tragique par la répétition de son espoir d’action.

Au travers de cette communication se font jour les représentations de l’auteur tel qu’il s’inscrit dans son texte et du lecteur tel que le texte le programme. La romancière y apparaît comme un être subversif, amoral, refusant toute forme de discours préétabli, tout moule du « prêt à penser », pratiquant une forme d’autodérision perpétuelle et voulant par son écriture profondément agir sur le monde dans le même temps qu’elle en constate l’impossibilité. Elle devient par là-même fondatrice de ce que Martin (2000) appelle une « littérature polico-émotive ». Mais sa grande force est de réunir sous une même image son moi médiatique, son moi inscrit dans le texte et de les faire adhérer tous deux à l’image de ses héroïnes continuant ainsi la fusion - d’autres diraient la confusion - entre réel et fictionnel. Le lecteur durassien tel que le texte le programme doit alors être profondément perméable à l’émotion, prêt à casser ses systèmes idéologiques, ses préjugés moraux (des personnages - gens du quartier, mari, voix du « on » - vont à ce niveau lui servir de repoussoir), apte à rentrer dans une lecture où tout le travail est à faire pour reconstruire le sens et surtout être susceptible d’entretenir véritablement une histoire de lecture avec la romancière.

Quant au dialogue de personnages sous toutes ses formes de retranscription, il a été étudié plus particulièrement au travers de trois paramètres : la communication non verbale, la politesse et l’émotion pour aboutir à une typologie des grandes interactions du texte, articulée à la notion de scènes.

L’étude de la communication non verbale - à charge généralement du narrateur - a opéré une deuxième ouverture sur ce qu’il est convenu d’appeler dialogues de personnages où généralement ne sont étudiées que les paroles proférées lors de scènes dites dialoguées. Non seulement sous cette appellation y ont été étudiées toutes paroles quel que soit leur mode de report mais aussi tout ce qui est susceptible d’accompagner cette parole (statiques, cinétiques, gestuelle et tous les phénomènes paraverbaux). Deux éléments ont contribué à ce choix : d’une part le travail des interactionnistes qui ont montré à quel point langage verbal et non verbal étaient indissolublement liés et d’autre part la nature même du corpus retenu. La romancière attache, en effet, une importance particulière à tout ce qui relève du langage non verbal qu’elle fait commenter par son narrateur avec une extrême minutie au point que la partie narrative de ses romans se réduit souvent à ce type de commentaire, associé à quelque description de lieu. C’est d’ailleurs par des signes non verbaux que s’effectue la véritable communication entre les personnages et c’est la caractérisation de leurs attitudes dans la communication qui remplacera la traditionnelle psychologie des personnages.

Émotion et politesse ont permis à la fois d’affiner le mécanisme conversationnel, l’image des personnages en tant qu’interactants et surtout de définir le nouveau statut des dialogues qui, à partir des Chevaux, se présentent bien plus comme conversations sociales ou mondaines avec leur lot de clichés et de banalités et comme des conversations familières (ou intimes) avec leurs deux modes de réalisation, la confidence ou la co-narration, que comme des dialogues. Le noyau central en est l’émotion qui devient sujet de discussion, objet des négociations et qui est tout à la fois éprouvée par le locuteur et suscitée par son discours. S’y retrouvent alors toutes les émotions fondamentales des biologistes, psychologues et anthropologues. L’émotion est d’ailleurs le moyen privilégié d’appréhender le monde, loin de la rationalité et du langage organisé. Le mode de communication répertorié par les sociologues comme plus essentiellement féminin envahit ainsi tous les romans et Duras remplace dans son écriture le mode de communication dominant par le mode dominé. Du dialogue argumenté ne reste plus que sa parodie et la dispute (avec sa variable, la scène de ménage) parce qu’elle est particulièrement reliée à l’émotionnel. L’émotion visée est donc représentée dans le texte et une série de procédés tentent de la produire chez le lecteur sans qu’aucune certitude ne puisse être émise quant à l’effet réellement atteint, bien que, dans le cas de Duras, de nombreux lecteurs témoignent de leur rapport émotionnel à l’oeuvre.

Quant à la typologie élaborée, à l’instar de ce que font les linguistes par rapport au nombre de participants, elle a permis de montrer la non-correspondance entre les structures relationnelles, interactionnelles et conversationnelles. Si trio et triade dominent les romans durassiens par leur aptitude à rendre les mécanismes de séduction, par leur lien avec le voyeurisme et par leur rapport avec le couple adultère, ce sont les dilogues et les polylogues qui dominent les structures conversationnelles. Une place particulière est accordée au sein de l’univers durassien aux tétrades, structures des interactions sociales familières (par opposition aux polylogues qui sont plutôt des structures de mondanités). Tout le rituel de formation et de dissolution est mis en scène, correspondant à la socialisation de ce type d’interaction qui aboutit toujours, chez la romancière, à l’exclusion du quatrième, montrant ainsi l’échec des rapports sociaux. Les formations des différentes structures interactionnelles par entrées et sorties de personnages permettent d’assurer une sorte de continuum entre les différents échanges. Si l’effet monologue n’est pas à rejeter, le monologue intérieur n’apparaît que très rarement. Enfin, la typologie a permis d’opérer un lien étroit avec les scènes traditionnellement répertoriées par la critique littéraire : les dilogues sont généralement liés aux scènes de rencontre (souvent amoureuse), aux confidences, aux scènes d’aveu, aux scènes de jalousie, de rupture (deux grandes absentes des romans à l’exception du Marin où figure une scène de rupture), aux scènes de déclaration d’amour, mais chez la romancière ce sont les scènes érotiques (pas toujours dyadiques, d’ailleurs) qui remplacent ces dernières ; les triades et trilogues occupent une place particulière puisqu’ils sont fondamentalement reliés à la séduction et aux scènes érotiques qui se passent souvent en présence d’un voyeur ; les tétrades et tétralogues sont liés aux scènes de repas et de visite et aux parties de cartes, les polylogues aux scènes de réception et aux scènes de bal qui relèvent plus particulièrement des scènes typiques. Il semble que ce soit le trilogue qui opère une première rupture fondamentale dans la transcription romanesque parce qu’il demande une détermination plus grande des partenaires de la communication et qu’il permet l’apparition du trope communicationnel. La deuxième rupture se situe aux alentours du pentalogue à partir duquel il devient très difficile de rendre la totalité de la conversation au discours direct. L’indirect, le récit de paroles et quelques échanges au style direct deviendront alors le mode de représentation privilégié des polylogues.

Sur le plan d’une poétique du dialogue, cette étude a permis d’affiner particulièrement deux des quatre aspects traditionnellement envisagés sous cet intitulé à savoir le rapport du dialogue et de son « référent non fictif » ainsi que le lien entre dialogue et partie narrative.

En ce qui concerne tout d’abord le rapport du dialogue romanesque et des conversations authentiques, on pourrait affirmer que, chez une romancière comme Duras, les mécanismes régissant les conversations réelles sont dans leur ensemble assez bien respectés. La structuration des dialogues pouvant à tout moment être coupés (comme les conversations authentiques) par des commentaires sur le site ou par des échanges de service, le rôle des éléments non verbaux, l’utilisation des clichés, la reproduction des rituels et la place très importante conférée à la politesse linguistique qui régit fondamentalement toute interaction sont remarquablement mis en scène par la romancière. Le roman fonctionne même à ces différents niveaux comme une espèce de loupe du réel. C’est cet effet grossissant qui permet de renvoyer, sous forme d’interrogations, une série de mécanismes mis ainsi en lumière par la romancière aux analystes des conversations réelles en les questionnant sur leur pertinence en contexte authentique

Bon nombre de ces interrogations concernent le domaine de la politesse : elles vont du rôle du rire et du sourire et de leur liaison, avec respectivement la face positive et négative, à la question plus délicate de subdiviser chacune des faces en fonction de la représentation sociale ou humaine que l’on a de soi-même, en passant par l’affinement des modèles pour tout échange à plus de deux participants où apparaît le rôle très délicat sur le plan de la politesse du témoin.

C’est aussi pour les trilogues qu’est apparue la nécessité d’analyser plus en profondeur le passage du tiers du statut de témoin à celui de participant ratifié et par là même de s’interroger sur les conditions d’existence d’un trilogue. L’analyse des romans durassiens semble montrer qu’à la différence du dilogue, le droit des participants n’est pas acquis et doit se négocier alors que, par contre, le devoir de parole diminue grandement. Un silence d’un des participants est beaucoup plus menaçant en dilogue qu’en trilogue ou en polylogue. Une scission claire est alors apparue entre niveau interactionnel et niveau conversationnel que le roman grossit par sa possibilité de disjoindre fondamentalement les deux niveaux. Et il nous est alors apparu qu’il aurait été intéressant dans le cadre de l’étude des conversations authentiques de distinguer plus nettement les entrées et sorties en interactions, des entrées et sorties en conversation et d’incorporer pour ces deux niveaux plus systématiquement les paramètres relationnels. Sur le plan plus strictement relationnel, il semble que, lorsque la relation est à dominante horizontale, ce soit les enjeux de pouvoir qui fassent l’objet des négociations alors que, lorsque la relation est à dominante verticale, ce soit plutôt la dimension affective qui se négocie lors des interactions. Le texte durassien a également attiré l’attention sur l’importance sociale du tétralogue qui, chez elle, prend souvent la forme d’un 3 +1 avec l’exclusion du quatrième. Il semble que l’étude de cette structure reste le parent pauvre des études de la conversation. L’analyse du monologue a fait apparaître la nécessité d’utiliser la spécification des termes « soliloque » et « monologue » et de vérifier la non-pertinence des maximes conversationnelles et des règles de politesse dans ce contexte, exception faite du problème de la sincérité.

Sur le plan des maximes conversationnelles (ou lois du discours) s’est aussi posée la question du macro-principe. Il nous a semblé, toujours au vu des dialogues durassiens, que selon le sous-type d’interaction et selon la position globale de la personne dans l’interaction le principe prioritaire variait. Ainsi, la loi de sincérité (ou maxime de qualité) semble prioritaire pour le monologue et pour le locuteur d’une confidence, alors que pour le confident c’est le principe de coopération qui prime. De même, si la priorité du principe de coopération ou de pertinence peut se discuter pour les conversations authentiques, dans la communication littéraire les deux maximes se partagent la première place, alors que la maxime de qualité est inopérante.

Sur le plan plus particulier de la confidence, le texte durassien a montré la nécessité d’incorporer dans son analyse en contexte réel le problème de la confidence non souhaitée par le confident et d’analyser les stratégies d’évitement qu’il met alors en place.

Enfin, l’on pourrait se demander également si dans les interactions réelles, la troncation est toujours à charge du locuteur et s’il n’existe pas non plus des troncations par rapport à l’écoute qui résulteraient d’une absence mentale de l’allocutaire ou plus généralement d’un éloignement spatial ou mental comme dans Moderato, Le ravissement ou Le consul.

Mais si le dialogue romanesque reproduit les mécanismes des interactions authentiques en les grossissant, il n’en est pas pour autant dans un rapport mimétique avec elles. Ainsi, au fil de l’analyse, sont aussi apparues certaines de ses spécificités.

La première réside dans le fait que tout dialogue romanesque s’inscrit dans un autre circuit de communication et qu’il fonctionne donc en gigantesque trope communicationnel à destination du lecteur. C’est par rapport à ce double circuit que naîtront certaines formes d’humour chez la romancière.

La deuxième est qu’au vu de sa linéarité et de son caractère éminemment verbal, toute la simultanéité des conversations authentiques doit se linéariser. Les indications non verbales ou paraverbales qui accompagnent les propos se trouvent, dans le texte romanesque, distribuées entre le discours attributif et les commentaires narratifs. Tout propos est ainsi susceptible d’être entouré de mention narrative. Des ambiguïtés peuvent d’ailleurs naître dans l’identification de la réplique commentée. Quant à la simultanéité des conversations d’interactants partageant le même espace interactionnel, elle n’est pas directement représentable. En théorie, c’est le narrateur qui s’en charge sous la forme d’un récit de paroles. Duras, elle, innove en utilisant la disposition paginale pour tenter de rendre l’effet de simultanéité. Mais la romancière peut, par contre, vouloir accentuer la linéarité par des mécanismes de décomposition produisant une mise en valeur de l’énonciation et de micro-effets de suspens. Ainsi, elle décompose les actes de langage en ses trois éléments : illocutoire, contenu propositionnel et perlocutoire, et il n’est pas rare qu’elle inverse, en débutant par le perlocutoire, l’ordre scriptural traditionnel qui, quand décomposition il y a, commence généralement par l’illocutoire. Le procédé est abondamment utilisé et rejoint une autre décomposition - à effet de ralenti cette fois -, à savoir celle du procès en ses différentes valeurs aspectuelles. Elle disloque aussi la phrase au travers de plusieurs répliques créant ainsi ce que nous avons appelé un effet de co-énonciation.

Une troisième différence provient de la possibilité de disjoindre totalement le plan interactionnel et le plan conversationnel en jouant sur la focalisation et sur les plans du récit mais aussi en distendant les entrées/sorties en interaction et les entrées/sorties en conversation.

Une quatrième différence est liée à la présence du narrateur qui peut commenter les intentions des personnages et les comparer à l’effet réellement produit ou commenter l’acte conversationnel par rapport aux normes, lois ou règles qui le régissent. Ces deux aspects ont été fortement atténués par Duras qui choisit respectivement le behaviorisme et l’implicite, plaçant ainsi le lecteur dans un état fort similaire à celui d’un témoin d’interactions réelles qui observerait les signes non verbaux pour interpréter l’interaction qui se déroule devant ses yeux et qui utilise les normes incorporées depuis sa tendre enfance pour les évaluer ou les juger. Mais le narrateur a aussi la possibilité de souligner en les ponctuant de marqueurs (chez Duras, ce sont généralement des marqueurs non verbaux) les répliques, les échanges, les dialogues ou les interactions. Duras privilégie l’unité de l’échange ainsi que les formations et dissolutions de tétrades qui, chez elle, sont très marquées. Mais, il lui arrive aussi de signaler assez fortement l’unité de la conversation en la présentant sous forme de scènes théâtrales ou en la faisant correspondre à des parties de roman.

La cinquième différence émane de l’hétérogénéité fondamentale des codes. Le code littéraire est profondément différent du code oral. Du fait du double circuit communicationnel dans lequel ils sont utilisés, certains échanges comme les rituels d’ouverture ou de clôture qui n’informent pas véritablement le lecteur font l’objet d’une troncation. Lorsqu’un romancier les reproduit en parallélisme à ce qui se passe dans la vie, donc avec une intention de vie, ils doivent être remotivés par rapport à l’économie du roman, ou alors ils encourent le risque de provoquer un effet de non réel surtout en contexte de polylogue. Par contre, le romancier peut profiter du double circuit pour harmoniser les échanges d’ouverture et de clôture respectivement avec le début et la fin de roman. Duras utilise parfois le procédé pour la clôture. Le code graphique est aussi beaucoup plus pauvre que le code oral, aussi un même signe est-il souvent polysémique et des absences de signes à l’oral peuvent constituer des signes à l’écrit, comme dans le cadre du silence. Cette différence de code explique aussi que lorsqu’une romancière comme Duras respecte assez fondamentalement le mécanisme des conversations réelles - on croirait parfois lire une illustration des mécanismes mis en lumière par les interactionnistes - un effet d’irréel s’en dégage comme dans Le square ou dans La pluie.

La sixième grande différence réside dans le fait que dans les interactions authentiques, les partenaires sont en négociation constante pour leur statut, pour leur rôle et pour leur place dans l’interaction. Dans le dialogue littéraire, aucune de ces négociations ne correspond à une nécessité fonctionnelle puisque tout est en fait préétabli par le romancier, aussi ces diverses négociations n’existent-elles que sur le mode de la représentation. En général, ce sont les négociations de statut ou de rôle sociaux (nous l’avons vu chez Balzac avec Pons ou chez Proust pour le dialogue entre le Baron de Charlus et Mme Verdurin) qui intéressent les romanciers, parce qu’elles créent une tension romanesque. Chez Duras, si ces représentations existent dans Le barrage et dans Le consul où elles prennent la forme de véritables négociations, si elles sont présentées comme résultats dans La pluie ou dans Les chevaux, ce sont bien plus les négociations de positions conversationnelles (locuteur/allocutaire, lutte pour la thématique abordée) qui sont illustrées en créant ainsi souvent un « effet monologue ».

Enfin le dialogue de personnages, même s’il est représentation de paroles, est néanmoins un fragment du discours littéraire. Il se trouve pris dans une double contrainte : ne pas déroger à la vraisemblance (ne reprochait-on pas à Gide de mettre des subjonctifs imparfaits dans la bouche des bonnes ?) tout en portant les marques du littéraire. Aussi le romancier doit-il styliser ses dialogues. Il le fait soit en forçant le style oralisé, soit en n’effectuant pas de coupure de style entre la partie narrative et la partie dialoguée. La problématique rejoint alors celle de la poétique.

Ceci nous conduit au deuxième grand problème abordé par la poétique du dialogue : celui de la continuité entre voix narrative et voix de personnages qui a été étudié essentiellement sous l’angle du discours rapporté mais qui se pose en bien d’autres termes. Duras assure souvent une forme de continuité de l’ensemble. Elle utilise fréquemment un personnage-narrateur et quand elle recourt à un narrateur hétérodiégétique, elle le pose comme une voix et un regard dans le texte (les « non », les « on dirait », les différents déictiques, les topicalisations en sont les marqueurs manifestes), ce qui a pour conséquence de lui permettre de s’exprimer de la même manière que les personnages qu’il décrit. Elle lui fait également commenter les attitudes des personnages. Mais elle unifie les deux parties par un rythme unitaire et une syntaxe similaire, pareillement marquée par des phénomènes de topicalisation. Elle recourt parfois aussi à un procédé de « contamination narrative » où le narrateur finit par s’exprimer totalement à la manière des personnages. Le travail d’harmonisation se centre donc plus sur la partie narrative que sur les parties dialoguées. Au niveau du style oralisé, toute forme de sociolecte ou d’idiolecte est généralement bannie sauf dans La pluie, mais le choix d’une présentation graphique proche du code théâtral casse la problématique du continuum des parties, et dans Émily où, pour rendre le parler des personnages, Duras préfère utiliser l’anglais à toute autre tentative de notations paraverbales. Toutefois, derrière cette continuité, des formes de rupture existent, mais elles se situent au niveau plus subtil de l’utilisation des stéréotypes communs qui apparaissent au sein du langage chez les personnages, alors qu’ils n’existent pas dans le discours narratif.

En outre, cette étude du dialogue a également permis de mettre en lumière certains aspects de l’écriture de la romancière qui n’avaient jamais fait véritablement l’objet d’une analyse systématique, d’affiner l’étude des personnages durassiens et de revenir sur certains poncifs véhiculés au fil des analyses, nous pensons essentiellement à ceux qui concernent la figure passive de l’héroïne et à ceux qui concernent le langage et la communication. L’on pourrait penser aussi au côté humoristique de la romancière.

Tout d’abord, Duras est bien, comme Gelas l’a remarqué, une analyste des interactions et des conversations à l’égal de Proust. Ses romans, que la romancière définit souvent comme des romans de rencontre, pourraient se définir aussi comme des romans de conversations. Cette façon de faire prédominer la conversation au sein de ses romans correspond profondément à la volonté de l’écrivain de ne pas véhiculer une idéologie, ni une pensée unitaire sur le monde. Son écriture se situe alors toute entière dans ces représentations des conversations et dans leur analyse transmise par le biais d’une minutieuse observation de la part du narrateur ou de fragments métaconversationnels où Duras reproduit l’essence même de différents types de conversations ou de rencontres conversationnelles. Ce sont ces conversations et leurs commentaires qui gèrent la progression des informations à destination du lecteur et donc la progression de la diégèse. C’est également l’attitude interactionnelle qui définit le personnage remplaçant la traditionnelle psychologie. Cette attitude peut même fondamentalement changer selon le type d’interactions où le personnage se situe. Une Lol V. Stein posée comme silencieuse se révèle un fin stratège en présence du couple Tatiana-J. Hold et une Anne Desbaresdes, particulièrement absente et silencieuse, réduisant sa conversation à de simples phatiques lors des leçons de piano ou lors de la réception qui a lieu à son domicile, se révèle très active et très stratégique dans ses conversations avec Chauvin.

Mais Duras va plus loin encore dans l’importance qu’elle confère aux formes de conversations et l’on pourrait presque affirmer que la romancière s’amuse à illustrer dans chaque roman une modalité ou un type différent de conversation. Ainsi Le square est-il le roman de la politesse. Le texte va jusqu’à saturation des marqueurs. Les chevaux se centre sur les différentes formes de conversations familières. Abahn est une tentative de représentation du discours politique. L’amante, une reproduction de l’interview. Moderato, Le ravissement et Le consul jouent sur le contraste entre conversation intime sous forme de dilogue et conversation mondaine sous forme de polylogue. Les yeux joue sur la saturation de la conversation émotive et émotionnelle. Détruire et Émily constituent deux gestions différentes de la tétrade et du tétralogue. Si Détruire se risque à mettre en scène de véritables tétralogues, Émily préfère généraliser leur gestion en dilogues simultanés, formes d’une polyphonie horizontale représentée graphiquement dans le texte et débutée dans Détruire. Un roman comme L’amour s’exerce à la gestion des triades et des trilogues. Quant à La pluie, dernier roman de Duras avant le très particulier Amant de la Chine du Nord, il synthétise tous les types de conversations, comme il synthétise d’ailleurs toute la thématique durassienne. Il y a donc, chez Duras, un aspect ludique (qui confirme le jeu sur l’architexte), un jeu profond sur l’écriture, comme si elle s’amusait, à chaque fois, à essayer une nouvelle représentation des interactions et à tenter une nouvelle expérience des limites. Comment s’étonner dès lors que son évolution romanesque corresponde à une évolution des conversations représentées et du commentaire narratif qui les accompagne ?

Est apparu également le rôle central joué par l’émotion au sein des différentes interactions et de la tension que celle-ci entretient avec la politesse dont elle fracture les codes et les règles. Par cet avènement des conversations émotionnelles liant fondamentalement l’héroïne (mais aussi le vice-consul ou Ernesto) et l’être à l’écoute, la romancière fait émerger au coeur de ses romans le mode de communication considéré par les sociologues comme féminin. La problématique n’est pas neuve. Marini (p. 51-52) dans son étude psychanalytique, a déjà montré en 1977 à quel point le langage durassien « s’attaque à l’organisation du discours, supprimant les enchaînements, cassant le déroulement linéaire par des effets de répétition, ménageant des suspens, des espacements, des coupures, des distorsions multiples, donnant la priorité au mot sur la phrase ». Elle a relié cette destruction à celle de l’ordre symbolique du langage et cite Duras elle-même : « Peut-être il n’y a que les femmes qui écrivent », déclaration que Marini accompagne d’un « à mi-chemin du langage comme système au masculin et de la parole des fous ? ». Mais si le langage employé est de l’ordre de la destruction, la communication représentée est de l’ordre de la réhabilitation puisque c’est le mode de communication féminine trouée d’émotion et à la recherche de son langage qui est majoritairement représenté. Mais ce mode de communication n’est pas l’apanage des seules femmes, comme l’écriture féminine n’exclut pas les hommes-écrivains, et l’on comprend mieux les dénégations de la romancière quand les féministes militantes ont voulu récupérer son discours. Dans la féminité, Duras voit une aliénation profonde aux représentations masculines (dénoncée par les images stéréotypées de ses héroïnes), une non-accession à l’ordre symbolique du langage et à l’écriture, une dépossession profonde du mode de communication dominant (dénoncée par l’usage des phatiques et par les troncations par rapport à l’écoute). Dans ses romans, ce qu’elle représente c’est une communication émotionnelle en quête du langage. Quête qu’elle voue à l’échec d’ailleurs parce qu’il manque le « mot », le « mot-trou » et que, faute de ce mot, la femme « ne sera ni dieu ni personne », comme elle voue à l’échec la tentative d’Émily d’accéder à l’écriture. Le féminisme durassien est à la fois victorieux parce qu’il impose un mode de communication et inscrit dans l’impossibilité d’exister, mais il n’est en rien primaire ou manichéen.

Les personnages durassiens, quand ils accèdent à un statut individuel, sont fondamentalement des êtres d’émotion et de passion mais si la passion ne peut être objet de langage ni donc d’écriture - la romancière rejoint sur ce plan la position de Barthes -, l’émotion l’est en permanence. En général, les études sur Duras ont tenté de les caractériser en langage « psy- », signalant au passage telle ou telle attitude. Or la romancière récuse à la fois cette dimension psychologique et psychanalytique. Il nous a donc semblé que leur analyse pourrait être totalement réorganisée à la lumière de leur comportement conversationnel et interactionnel. Les paramètres comme les types d’émotion, les faces, les stéréotypes, les normes, leur attitude verbale et non verbale devraient permettre non seulement leur caractérisation mais encore leur typologisation. Ainsi, au fil de l’analyse, est apparue une image de l’héroïne durassienne et des personnages comme le vice-consul qui lui sont assimilés. Elle pourrait se définir comme suit : une femme posée comme silencieuse, mais qui souvent parle beaucoup, très transgressive tant au niveau de la morale qu’au niveau de ses comportements interactionnels, grande utilisatrice de clichés lors des conversations sociales, portant en elle une honte et une peur fondamentales, sensible à la fusion d’Éros et de Tanathos, lieu même de toute émotion, mais peu soucieuse de sa face positive qu’elle autodétruit en n’y incorporant pas la dimension sociale, envahisseur du territoire des autres et hautement stratégique dans l’ensemble des interactions à enjeu existentiel. La romancière la désigne souvent par une attitude interactionnelle qu’elle pose en définition de l’être : Jeanne est celle qui se tait ; Émily, celle qui regarde le sol ; le vice-consul, celui qui tire sur les lépreux ou celui qui crie ; l’homme des Yeux est celui qui ne répond pas ou celui qui écoute. Quant aux mères des héroïnes, elles sont des figures de colère. Elles insultent et frappent. Les femmes sociales comme Diana, Tatiana, Claire ou Anne-Marie Stretter se caractérisent par une souffrance, un respect des normes sociales et interactionnelles, par une conformité au désir masculin, elles connaissent les rituels des conversations et sont capables de truffer leurs conversations de banalités. Elles préservent leur territoire, ont conscience de toutes les dimensions de leur face positive et attaquent assez fréquemment celles des autres. La bonne des Chevaux leur ressemble beaucoup. Quant aux autres, celles que le texte réduit à leur simple fonction comme le professeur de piano ou les patronnes de bistrot, ou même la bonne du Square, elles se caractérisent par un langage de fonction. Les hommes sociaux (maris, invités de l’ambassade) incarnent la norme, le langage établi et s’ils envahissent assez peu le territoire des autres (ou le territoire du texte d’ailleurs), ils ne se privent pas d’attaquer les faces positives. Les êtres destructeurs comme Alissa, ou comme les frères aînés de la romancière-personnage, envahissent le territoire des autres, attaquent leurs faces positives et sont en dehors des normes sociales. Restent les différents êtres à l’écoute assimilables à la figure de confident. Leur attitude globale est celle d’une profonde empathie, ils coopèrent fondamentalement à l’élaboration d’un langage, mais ils menacent en permanence - sans l’agresser - la face positive de leur interlocutrice en ne lui conférant aucune dimension sociale et envahissent en permanence son territoire par la quête dans laquelle ils sont de l’ « être » de cette femme, un jour rencontrée et dont la douleur et le désarroi les ont touchés. Bien sûr, ceci n’est qu’une ébauche de l’utilisation que l’on pourrait faire des différents paramètres pour tenter de définir et de classer les personnages de l’oeuvre romanesque.

Cette analyse remet donc fondamentalement en cause les critiques qui dénoncent le caractère artificiel des dialogues durassiens - ils en sont restés au niveau de l’effet produit par une dérogation systématique faite au code romanesque - et ceux qui n’ont vu de l’héroïne durassienne que ses silences, son absence, sa passivité et son évanescence, sans avoir vu son aspect stratégique et fondamentalement bavard. Ils ont considéré son attitude dans les interactions sociales comme caractéristiques de son être.

Enfin, Duras est aussi apparue comme quelqu’un non dénué d’humour, mais son humour n’est pas représenté dans le texte car, même si les personnages rient beaucoup, le lecteur ne rit pas de ce qui les fait rire. Il se situe plutôt dans la communication avec le lecteur dans l’espèce de distance entre représentation et connaissances partagées. Il apparaît dans les parodies des romans policiers, des romans à l’eau de rose ou des dialogues argumentatifs mais aussi dans les déconstructions des clichés (« on n’est pas des éléphants », « un ange passe ») et dans certaines audaces de la romancière.

Bien sûr, nous ne prétendons nullement avoir épuisé le sujet du dialogue romanesque chez une romancière comme Marguerite Duras, mais simplement avoir jeté les bases de ce que l’application du travail des interactionnistes pouvait apporter à l’étude d’une romancière qui se révèle être une fine observatrice des interactions réelles et qui fait une tentative originale de leur représentation dans son oeuvre. Mais une étude plus systématique des actes de langage, de la cohérence des répliques et des polylogues resterait à faire, comme devrait être faite la comparaison systématique entre les entretiens mis à l’écrit (Les lieux ou Les parleuses) et les dialogues romanesques, parce que de tels documents constituent une étape intermédiaire entre les conversations orales et leur représentation littéraire. Des spécificités des dialogues romanesques devraient y apparaître. Il faudrait aussi profiter des transpositions filmiques ou théâtrales pour examiner de manière très systématique les différences entre ces types de dialogue et le dialogue romanesque. Nos observations à ce sujet sur base des oeuvres cinématographiques et théâtrales citées dans l’introduction sont restées bien maigres : elles ont consisté à montrer qu’un équilibre plus rigoureux des répliques était réclamé au théâtre et donc qu’a contrario le roman permettait des écarts plus grands entre personnages et que les films ne pouvaient échapper à la socialisation. Toutefois, il nous a semblé qu’une piste serait à rechercher dans l’enchaînement des répliques pour différencier le dialogue romanesque du dialogue cinématographique. Nos comparaisons entre Les enfants et La pluie montrent que Duras change souvent l’ordre des constituants mais les résultats obtenus sont encore trop empiriques et nous auraient amenée, pour être traités plus conceptuellement, aux vastes problèmes de la topicalisation des énoncés et de la cohérence textuelle à l’écrit et à l’oral, aussi avons-nous préféré ne pas les incorporer à l’analyse.

L’émergence récente de la problématique du dialogue littéraire et celle guère beaucoup plus ancienne des supports linguistiques qui la soutiennent ne permettent pas encore d’élaborer une théorie générale du fonctionnement du dialogue romanesque mais il semble que les paramètres dégagés dans cette étude mériteraient d’être appliqués à d’autres oeuvres romanesques, voire à l’ensemble de la littérature romanesque, pour tenter d’élaborer une histoire littéraire des dialogues. Ainsi, examiner l’ensemble des dialogues romanesques à partir de La chanson de Roland sous le prisme de son articulation avec le dialogue entre instances narratives, envisager les tensions qui s’y produisent entre politesse et émotion, repérer l’utilisation qui y est faite des stéréotypes et des normes, examiner comment s’associent communication non verbale et verbale pour enfin appliquer la typologie des interactionnistes aux différentes interactions qui s’y nouent permettraient sans doute de construire une théorie générale mais aussi d’éclairer bon nombre d’oeuvres sous un jour nouveau. En vue de prouver cette assertion, nous terminerons par l’analyse du début d’une oeuvre médiévale, Erec et Enide de Chrétien de Troyes335, pour montrer à quel point les paramètres retenus de manière somme toute assez empirique pour l’étude de Duras sont non seulement transférables mais aussi opératoires pour l’analyse d’autres oeuvres.

Le texte commence, comme toujours chez Chrétien de Troyes, par un prologue :

Li vilains dit en son respit
Que tel chose a l’en en despit,
Qui mout vaut mieuz que l’en ne cuide.
Por ce fait bien qui son estuide
5. Atorne a sens, quel que il l’ait ;
Car qui son estude entrelait,
Tost i puet tel chose taisir
Qui mout venroit puis a plesir
Por ce dit Crestiens de Troies
10. Que raisons est de totes voies
Doit chascuns penser et entendre,
Et trait[d’]un conte d’aventure
Une mout bele conjunture
15. Par qu’em puet prover et savoir
Que cil ne fait mie savoir
Qui sa scïence n’abandone
Tant con Dex la grace l’en done.
D’Erec, le fil Lac, est li contes,
20. Que devant rois et devant contes
Depecier et corrompre suelent
Cil qui de conter vivre vuelent.
Des or comencerai l’estoire
Que toz jors mais iert en mémoire
25. Tant con durra crestïentez
De ce s’est Crestïens ventez (p. 28 ; nous soulignons).’

Ce prologue a le mérite de définir clairement le contrat de communication entre auteur et lecteur inscrits. Le pacte romanesque assure une complétude de l’histoire et établit clairement la visée didactique de l’oeuvre : à travers ce conte, l’auteur veut enseigner la sagesse à son lecteur. Il fait état de versions antérieures où dans un contexte de communication orale, l’instance réceptrice inscrite s’identifie à des auditeurs de milieu aristocratique et mentionne les altérations qu’en termes zumthoriens « la performance » fait subir au texte. Une division nette se produit entre auteur inscrit désigné à deux reprises par son nom et le narrateur qui parle au vers 23 à la première personne. L’auteur inscrit parle au nom de la sagesse populaire (le vers 1 témoigne d’une utilisation clairement polyphonique d’un proverbe, forme de parole stéréotypée abondamment utilisée au Moyen Âge), mais aussi au nom de la sagesse divine (vers 18). Il se donne de la face positive en tant qu’écrivain (vers 13-18) et se compare à Dieu, tout en atténuant « le péché d’orgueil » en se plaçant non en créateur, mais en continuateur d’une tradition. On voit que, à la différence de Duras, son ethos est fortement moralisateur, situé au sein de la communauté chrétienne.

Du texte, nous reproduisons encore la première interaction entre personnages :

‘ Un jor de Pasque, au tens novel,
A Caradigant son chastel
Ot li rois Artus cort tenue.
30. Onc si riche ne fu veüe,
Car mout i ot boens chevaliers,
Hardiz et corageus et fiers,
Et riches dames et puceles,
Filles de rois, gentes et beles.
35. Mais ançois que la corz fausist,
Li rois a ses chevaliers dist
Qu’il voloit le blanc cerf chacier
Por la costume ressaucier.
Mon seignor Gauvain ne plot mie
40. Quant il ot la parole oï e:
« Sire, fait-il, de ceste chace
N’avroiz vos ja ne gré ne grace.
Nos savommes bien tuit pieç’a
Quel costume li blans cers a.
45. Qui le blanc cerf ocirre puet,
Par raison baisier li estuet
Des puceles de vostre cort
La plus bele, a que qu[e] il tort.
Maus en porroit avenir granz :
50. Encor a il ceanz. vc.
Damoiseles de hauz parages,
Filles de rois, gentes et sages,
Et n’i a nule n’ait ami
Chevalier vaillant et hardi,
55. Que chascuns desranier voudroit,
Ou fust a tort ou fust a droit,
Que cele qui lui atalante
Est la plus bele et la plus gente. »
Li rois respont : « Ce sai je bien.
60. Mais por ce n’en lairai je rien,
Car ne doit estre contredite
Parole puis que rois l’a dite
Le matinet par grant déduit
Irons chacier le blanc cerf tuit
En la forest aventoureuse.
Ceste chace est mout merveillouse. » (p. 30 et 32).’

La scène est une scène de cour (fréquente dans la littérature médiévale). La structure interactionnelle est celle d’une polyade où les participants sont définis en fonction de leur statut social et des caractéristiques morales prônées comme valeurs sociales. Le roi s’adresse à la foule et l’échange prend donc la forme d’un locuteur -> plusieurs allocutaires. Il le fait, comme l’indique le vers 35, juste avant la fin de l’interaction. Sa parole est l’annonce d’une décision de faire revivre une tradition. Son positionnement en fin d’interaction indique qu’elle n’attend pas de réponse. Un chevalier, Gauvain, décide pourtant de s’opposer à la décision royale. Il parle en son nom propre parce que rien ne permet de dire qu’il est le porte-parole des autres. Cet acte le distingue de la masse des « coutisans ». Sa réplique, sous forme de tirade, instaure un échange polémique donc argumentatif avec le roi. L’acte est d’autant plus menaçant pour la face positive du roi qu’il se produit en public, mais l’appellatif sert d’adoucisseur. Il se justifie par une réaction émotionnelle : l’annonce ne plut pas à Gauvain. Mais la réplique de Gauvain assure également une fonction au sein de la communication avec le lecteur puisqu’elle explique pour ceux qui l’ignorent en quoi consiste la coutume de la chasse au Cerf blanc. Le roi répond au FTA en refusant le caractère argumentatif et en repositionnant sa parole comme parole de roi, donc en parole incontestable. Ce rappel est centré sur la notion de « place » mise en lumière par Flahault (1978) et permet au roi de se redonner de la face. Ainsi, la polyade a généré non un véritable dialogue, mais un simple échange dilogal qui, toutefois, au vu de la longueur de la réplique de Gauvain et de celle du roi, donne plus une impression de monologue même si le texte, par le discours attributif (« li rois respond »), accentue l’échange. Toute l’interaction est inscrite dans le social, l’émotion n’apparaît qu’en justification d’une réaction, peut-être parce qu’elle est la finalité ultime de toute interaction (la joie au sein de la société courtoise remplace notre « consensus »). Aux vers 385 et suivants, commencera une autre scène traditionnelle de la littérature courtoise : la scène d’hospitalité avec en son coeur la scène de rencontre entre Erec et Enide. Toutes les paroles rituelles d’accueil sont reproduites, ainsi que tous les gestes censés donner de la face au voyageur (conduire son cheval à l’écurie, appeler les autres membres de la famille, faire visiter la demeure, offrir un repas). Là encore, politesse, rites et traditions domineront l’interaction en encadrant le passage émotionnel de la rencontre (447 et 448) où il est simplement dit que la jeune fille rougit et qu’Erec fut ébloui.

Huit siècles se sont écoulés entre, d’une part, ces dialogues médiévaux où les rites sociaux et la politesse dominent, où l’énoncé s’avère plus important que l’énonciation, où le dialogue est réduit à quelques échanges dilogaux qui ressembleraient à des monologues si le discours attributif n’assurait pas l’aspect interlocutif de la parole, et, d’autre part, les dialogues durassiens où l’émotion fracture le social, où le contexte d’énonciation a autant sinon plus d’importance que l’énoncé, où la conversation envahit le texte. Sans doute sera-t-il intéressant de faire un jour l’historique de cette transition et d’étudier les étapes qui la jalonnent.

Notes
335.

Le texte est reproduit ici dans l’édition élaborée par Jean-Marie Fritz pour Les lettres gothiques, sur base du manuscrit B. N. fr. 1376.