Première partie 
Malaise dans la Civilisation et fracture du langage

Il est difficile de situer précisément le moment de la rupture épistémologique qu’a ouvert la faille de notre modernité : certains la placent au coeur du xixe, d’autres en marge, à la jonction entre le xixe et le xxe siècle. Cette fracture n’en est pas moins effective, et se traduit par deux types de positions, voire de dispositions, l’une sur le plan de l’idéologie et la seconde sur celui de la création littéraire consistant pour l’une à réprimer, refouler ce qui cherche à se dire au travers des failles, et pour l’autre à accepter que « ça parle » dans les creux ménagés par la représentation. Nous tenterons de repérer les noeuds qui articulent cette relation complexe entre Histoire et langage par le biais d’oeuvres de fiction qui s’avèrent en être des témoins surprenants, pour qui veut bien prêter l’oreille.

En pointant la faille au coeur de l’homme dans Malaise dans la Civilisation 24, Freud a dévoilé un processus de questionnement qui ne s’est pas arrêté depuis, malgré les tentatives frénétiques et toujours catastrophiques de donner un coup d’arrêt à la pensée qui en découle25. La psychanalyse, dont la méthode est de sonder les profondeurs de l’inconscient par la parole, fournira ici de nombreuses pistes de réflexion et d’exploration des zones d’ombre dans l’oeuvre fictionnelle de Joseph Conrad et Malcolm Lowry. Cette approche nous a semblé d’autant plus stimulante qu’elle met en évidence le lieu privilégié qu’est la littérature, où se font et se défont les noeuds du langage, de la parole et du désir :

‘If psychoanalysis considers itself as the science of the construction of subjectivity in language then we can pose its relation to literature as that of Theory to practice... What one can attempt to study is how the work relates to the forms in which it is written and how those forms can be understood in relation to fantasy — to the figuration of desire and sexuality26. ’

Ainsi, la forme structurellement instable du langage et de la fiction moderne est-elle à mettre en relation avec l’Histoire au sens large. Roland Barthes établit clairement le lien privilégié qui relie Histoire, langage et littérature  :

Aux temps bourgeois, c’est-à-dire classiques et romantiques, la forme ne pouvait être déchirée puisque la conscience ne l’était pas; [...] dès l’instant où l’écrivain a cessé d’être un témoin de l’universel pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850) son premier geste a été de choisir l’engagement de sa forme, soit en assumant, soit en refusant, l’écriture de son passé : l’écriture classique a donc éclaté et la littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du langage27.

Nous nous situons donc dans une perspective d’articulation et non d’opposition du langage à l’Histoire et à la littérature. Une perspective à laquelle la critique lacanienne offre de nombreuses ouvertures que nous nous efforcerons d’explorer dans ce travail. Le fait même que Lacan n’ait eu de cesse d’étudier des oeuvres littéraires pour mieux percer les mystères de l’inconscient fait symptôme du rôle prépondérant de cette dernière en matière de connaissance du fonctionnement de la pensée. Les oeuvres littéraires apparaissent alors comme des révélateurs aussi peu enclins à la révélation directe que les oracles de la tragédie grecque :

Nous nous sentons, quant à nous, au bout de la veine du thème humaniste. L’homme est pour nous en train de se décomposer, comme par l’effet d’une analyse spectrale dont je vous donne ici un exemple en cheminant au joint entre l’imaginaire et le symbolique où nous poursuivons le rapport de l’homme au signifiant, et le splitting qu’il engendre chez lui. Un Claude Lévi-Strauss cherche la même chose quand il tente de formaliser le passage de la nature à la culture, et plus exactement la faille entre la nature et la culture.

Il est assez curieux de voir qu’à l’orée de l’humanisme, c’est aussi dans cette analyse, cette béance d’analyse, de confins, dans ce côté à bout de course, que surgissent les images qui ont sans doute été les plus fascinantes de toute la période de l’histoire que nous pouvons mettre sous l’accolade humaniste28.

De ces propos qui mettent en évidence l’importance du motif de la faille sous toutes ses formes, et nous verrons qu’elles sont infinies, nous retiendrons plus particulièrement l’idée de décomposition spectrale engendrant le surgissement d’images inouïes, « les plus fascinantes de toute la période de l’histoire que nous pouvons mettre sous l’accolade humaniste. » : car en effet, elles touchent à l’innommable de la Chose freudienne29, à l’horreur dans toute sa splendeur.

Notes
24.
Das Unbehagen in der Kultur, publié en 1930 à Vienne. La première traduction française date de 1943, Malaise dans la Civilisation. Le titre de notre édition de référence diffère légèrement du titre le plus connu, mais se rapproche de la version originale : Malaise dans la Culture (Paris, Presses Universitaires de France, 1995).’
25.
‘ Nous pensons à tous les autodafés qui ont marqué les révolutions religieuses, politiques et autres dictatures de la pensée. L’Anschluss nazi et la Révolution Culturelle chinoise nous offrent deux exemples majeurs de bouclage idéologique du xxe siècle.’
26.
‘ Colin Mac Cabe, James Joyce and the Revolution of the Word, Londres, Macmillan, 1978, p. 11-12. ’
27.
‘ Roland Barthes, Le Degré Zéro de l’Ecriture, Paris, Seuil, 1953, p. 8.’
28.
‘ Jacques Lacan, Livre VII, L’Ethique de la Psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 319.’
29.
‘ Lacan commente non sans une pointe d’humour à propos de la Chose freudienne : « Et puisque aussi bien certains s’interrogent quelque fois de certaines propriétés de ce qu’on appelle mon style, je dois vous rappeler, par exemple, l’expression la Chose freudienne, que j’ai donnée comme titre à une chose que j’ai écrite, et à laquelle il ne serait pas mauvais que vous vous rapportiez. Ce texte, ce titre ont étonné, parce que, quand on commence à commenter philosophiquement mes intentions, il arrive qu’on les fasse entrer dans cette occupation qui fut très à la mode pendant un temps, de combattre la réification. Bien entendu, réifier, je n’ai jamais rien dit de pareil. Mais on peut toujours enrouler des intentions autour du discours. Il est clair que, si j’ai choisi ce titre, c’était à dessein. Si vous voulez bien relire ce texte, vous vous apercevrez que c’est essentiellement de la Chose que je parle. J’en parle d’une façon qui est évidemment à la source du malaise incontestable que ce texte a produit alors, à savoir que c’est la Chose qu’à plusieurs moments je fais parler. », ibid., p. 157-158.’