Avec l’effondrement des valeurs patriarcales, l’avènement de l’ère des masses et de la technique qui s’est cruellement illustré lors de la première guerre mondiale30, l’horreur s’est frayé un chemin dans la fiction du xxe siècle, faisant fi des « pretty fictions »31 tentant désespérément de colmater les brèches. Jean-Claude Milner remarque à propos du surgissement de l’horreur et de son lien avec la trilogie lacanienne Réel/Symbolique/Imaginaire :
L’être parlant est incessamment requis d’imaginer R [...]. Rien ne subsiste alors que les traits de la dispersion pure, [...]. Pour tout être saisi par la représentation, l’irruption d’un tel instant ne peut susciter qu’un seul affect : l’horreur, nom que l’on donne, tant bien que mal, à ce qui, en un être marqué de S et de I, répond de ce qui n’a ni nom ni forme. Ce n’est pas que, l’instant d’après, quelque sentiment, plus constant et plus lié, ne vienne en couvrir le surgissement : terreur, pitié, fascination ou pourquoi pas, délice32.
Les écrits personnels de Conrad et de Lowry, révèlent une perception quasi visionnaire de l’horreur, dont les manifestations concrètes sont les guerres et les révolutions, avec le lot de totalitarisme et de violence débridée qui les accompagne comme si les freins éthiques de la civilisation ne fonctionnaient plus. Cette image de freins inopérants vaut pour l’histoire, et pour la conscience de l’homme, celle-ci faisant partie d’un tout historique comme l’a fait remarquer Lacan à propos du Malaise dans la Civilisation; de Freud33.
Conrad, devenu orphelin très jeune à la suite de l’oppression russe en Pologne, était de ce fait particulièrement sensible à toute forme de totalitarisme comme en témoigne cet essai écrit en 1905, à propos de la révolution russe encore à venir :
The worst crime against humanity of that system we behold [“Holy Russia”] now crouching at bay behind vast heaps of mangled corpses is the ruthless destruction of innumerable minds. The greatest horror of the world — madness — walked faithfully in its train. Some of the best intellects of Russia, after struggling in vain against the spell, ended by throwing themselves at the feet of that hopeless despotism as a giddy man leaps into an abyss [...] There can be no evolution out of a grave. Another word of less scientific sound has been very much pronounced of late in connection with Russia’s future, a word of more vague import, a word of dread as much as of hope — Revolution 34 .
L’horreur surgissante et saisissante qu’évoque très clairement cet essai met en marche dans l’esprit du lecteur d’aujourd’hui un sinistre cortège d’images marquant les barbaries du xxe siècle, ceci nous renvoyant à l’horreur de Heart of Darkness et à la fin d’Under the Volcano où le Consul tombe indéfiniment : « through the inconceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies » (UV, 416). Compte tenu des multiples révisions d’Under the Volcano qui couvrent environ dix années, il n’est pas exclu que Lowry ait eu comme une prescience de l’horreur perpétrée dans les camps de concentration nazis. Le but de Lowry n’était évidemment pas de se poser comme prophète, mais plutôt comme « poèthe » à l’écoute des soubresauts du monde et de sa propre conscience, dont les entrelacs subtils ont produit la sublime cathédrale churrigueresque à laquelle il associe Under the Volcano, dans la célèbre lettre à son éditeur, Jonathan Cape :
That which may seem inorganic in itself might prove right in terms of the whole churrigueresque structure I conceived and which I hope may begin soon to loom out of the fog for you like Borda’s horrible-beautiful cathedral in Taxco35.
Si l’on se réfère aux dires de Lowry dans une lettre à Margerie Bonner, ainsi qu’à son intérêt pour l’ésotérique, il est possible d’avancer que Lowry a sûrement été tenté par la parole prophétique :
I told my father in 1934 that there would be a war in the autumn of 1939, _ & he replied : ‘What kind of a son are you to tell his father & mother that the world is hurling to disastar36?’.
La réponse cassante de son père, l’a visiblement marqué et lui a peut-être évité l’écueil de la prophétie, ce qui le distingue de D.H. Lawrence auquel il fait allusion dans une autre lettre, à sa femme Jan Gabrial cette fois-ci : « If we could meet as we did, we could knock Lawrence & Moses for a row of milkbottles as prophets »37. La capacité de distanciation dont témoigne l’humour de Lowry (le plus souvent à ses dépens), dans ses lettres et dans sa fiction, les deux étant intimement mêlées, fait en quelque sorte pendant à l’ironie toujours sérieuse et grave de Conrad.