Bien que sur des modes différents, les deux écrivains tentent de mettre à distance le Réel pour mieux le faire parler, et pour ce faire il leur faut effectuer la périlleuse figure du « leap in the dark »38 ou « dark passage » qui, si l’écrivain-acrobate se rate, aboutit à la tentation que dénonce Conrad dans l’essai cité précédemment :
‘Some of the best intellects of Russia, after struggling in vain against the spell, ended by throwing themselves at the feet of that hopeless despotism as a giddy man leaps into an abyss [...]39 ’Conrad constate, mais il ne condamne pas ses confrères russes à qui il accorde, magnanime, et probablement trop conscient de la fragilité de la limite entre idéalisme et idéologie, le bénéfice d’avoir tenté de résister au tourbillon idéologique qui les a emportés. Un risque dénoncé plus récemment par Jean-François Revel dans son dernier ouvrage La Grande Parade, Essai sur la survie de l’utopie socialiste 40. Ce dernier n’hésite pas à montrer du doigt les intellectuels comme des despotes en puissance car en s’enfermant dans l’univers des idées, ils perdent de vue la réalité et plus précisément le Réel. Or, à partir du moment où l’on occulte le Réel, le discours totalitaire occupe la place et bouche le trou du Réel.
Même si le propos de Jean-François Revel peut se discuter, et mérite peut-être certaines précisions, il s’inscrit dans le droit-fil de l’idée développée par Conrad dans « Autocracy and War ». Le danger que représente l’intellectuel qui rompt les amarres du Réel et de la réalité tient une place de choix dans Heart of Darkness et Nostromo où Kurtz ainsi que Decoud effectuent un saut de l’ange qui se finit dans le « Néant »41 ; Kurtz est enterré dans un trou boueux au bord du fleuve : « the pilgrims buried something in a muddy hole » (HOD, 112) et Decoud disparaît au fond du Golf : « [he] disappeared without a trace, swallowed up in the immense indifference of things » (N, 416).
Ces personnages dont le nom porte la marque de la coupure (Kurtz vient de l’allemand « kurtz » qui veut dire court42, et Decoud rappelle le français « découdre, décousu, en découdre ») sont effectivement assez détachés du Réel pour pouvoir s’adonner à l’écriture, et en découdre avec le Réel. Mais ils franchissent la limite et font outrage au sublime43. Ils disparaissent sans laisser de trace, comme absorbés par le néant qu’ils ont tenté de couvrir ou de remplir.
Retenons aussi Kurtz en tant qu’auteur d’un rapport prônant la suppression des coutumes indigènes, et qui se termine par le célèbre paraphe « Exterminate all the brutes ». Et d’autre part, n’oublions pas que Decoud est l’auteur de la Déclaration de Sécession du Costaguana. Bien que différents et difficilement assimilables l’un à l’autre, ils sont tous deux marqués par l’écriture, et la séparation qu’elle engendre. Nous nous trouvons ballottés entre extermination et sécession pour des motifs faussement philanthropiques qui préfigurent et dénoncent en filigrane les semblants du discours et du langage même. En cédant à la logique mortifère du désir pur, de la jouissance pour la jouissance, Kurtz et Decoud tombent dans l’abîme dont ils ne peuvent pas revenir, faute d’ancrage dans le Réel. De même, le Consul ne reviendra pas de la barranca. Dans un article où il parcourt l’oeuvre de Conrad à la lumière du rapport de l’écrivain avec l’écriture, Claude Maisonnat propose d’appeler cette tentation totalitaire transposée dans un contexte d’écriture et de langage, « la tentation de l’ancre » et l’oppose à la « victoire de la plume » qui recouvre la première période de Conrad allant jusqu’à Under Western Eyes :
‘[...] la fascination d’un langage simple, concret, univoque, adéquat à son objet, qui rendrait la communication transparente [...] pour aboutir à une expression totale de la réalité [...] Conrad devait sans cesse lutter contre la menace de captations imaginaires qui l’auraient conduit sur les traces de Kurtz si, par une attention sans faille portée au travail du signifiant, dont Marlow se fait l’écho dans ses multiples récriminations contre l’inadéquation fondamentale du langage, il ne s’était imposé de sévères contraintes dans sa démarche d’écriture-vérité que la notion de restraint mise en avant aussi bien dans sa fiction que dans sa philosophie de la vie, illustre de façon pertinente. Si donc la fascination de l’ancre, de l’écriture-objet fonctionne comme butée pour Conrad, il s’agit d’une butée-sensation à laquelle il semble résister de moins en moins à mesure que sa carrière touche à sa fin, et il reste vrai que c’est l’autre versant qui fait de lui un écrivain de première grandeur dans sa modernité. Ce versant, qui est celui de l’écriture de la problématique du sujet, je le définirai donc comme la victoire de la plume [...]44 ’