Avec la première guerre mondiale, le monde a soudain basculé dans l’horreur de la guerre qui a balayé des millions de vies, et aussi nombre de certitudes alors considérées comme acquises. De nombreux vacillements ont donc suivi cet ébranlement majeur, faisant voir les variations de la Structure45 dans l’Histoire. Ainsi, à la secousse de la première guerre mondiale, correspond l’effondrement progressif du roman bourgeois en tant que véhicule d’une conception « réaliste » de la fiction laquelle cherche à recouvrir plutôt qu’à dévoiler les lignes de faille qui parcourent l’Histoire, l’homme et la fiction. Parallèlement aux premiers pas de la modernité, les empires coloniaux des grandes puissances européennes ont commencé à trébucher. Un trébuchement dont Heart of Darkness est une prolepse à peine déguisée. Tandis que l’Empire s’émiette, se disloque, la conscience jusqu’alors apparemment unifiée de l’artiste, est, elle aussi, atteinte de morcellement. L’artiste devient alors une conscience malheureuse, aux prises avec les affres d’un sens désormais perçu comme instable et incertain. Les anciennes certitudes, ou illusions de stabilité du sens, de l’homme et de l’Histoire se révèlent être des semblants, des simulacres du Réel servant à maintenir en place les principes de ressemblance, de crédulité qui, avec cette rupture épistémologique, sont irrémédiablement délogés de leur place réservée. Tout se met alors à jouer, à bouger insensiblement, puis avec fracas, à l’approche de la deuxième guerre mondiale qui met un coup d’arrêt à toute velléité d’ignorer l’horreur au coeur de l’homme. Ainsi, la coupure signifiante, équivalent linguistique de la conscience déchirée de l’homme, est un motif central de l’écriture moderne. Ce que tente de recouvrir le récit lisse, sans aspérités, c’est le refoulé qui sans cesse revient, et est inlassablement gommé par l’écriture réaliste. Vincent Pecora s’appuie sur l’ouvrage de Frederic Jameson, The Political Unconscious pour dénoncer ce phénomène qu’il compare au carré sémiotique de Greimas46, dont le bouclage illustrerait la volonté de refoulement de ce type d’écriture :
‘The closure of the semiotic square becomes a “diagnostic revelation of terms or nodal points implicit in the ideological system [of the text] which have, however, remained unrealized in the surface of the text, which have failed to become manifest in the logic of the narrative, and which we can therefore read as what the text represses” (PU, 48). Semiotic structure is thus the “graphic embodiment” (PU, 48) of the attempt at logical closure on the part of those allegorical master narratives of history that Althusser demystifies. These narratives are necessarily inadequate to the reality they purport to explain. The quadrant can therefore be an “indispensable instrument” in delineating the ideological subtext, or political unconscious, of a narrative, a subtext that properly dialectical criticism understands in terms of social forces the narrative surface of the texts seeks to control through its various “containment strategies”.47 ’Cette remarque permet d’éclairer la notion d’inadéquation du langage, au sens d’incapacité à dire la Chose. La réflexion de Pecora alliée à celle de Jameson à propos du carré sémiotique de Greimas, dont l’inadéquation fonctionne comme un révélateur du refoulé (« what the text represses »), est particulièrement intéressante car elle met en lumière les stratégies de maîtrise (« containment strategies ») que Conrad dénonce à demi-mot, et que Lowry déjoue sans pour autant les déconstruire totalement. Il semble en effet que Lowry se joue des pièges des identifications imaginaires, grâce à une écriture qui n’a de cesse de décliner l’analyse spectrale de la Chose par un incessant jeu des signifiants, entre les signifiants et les phonèmes. Ceci n’est somme toute pas si surprenant dès lors que l’on envisage l’oeuvre de Lowry comme venant s’inscrire à la suite d’autres explorateurs audacieux du coeur de l’homme par la lettre, tels que James Joyce, Virginia Woolf, David Herbert Lawrence et bien entendu Conrad.