3. Transmission, filiation, héritage littéraire

C’est un peu comme si Lowry avait englouti (il semble y avoir un rapport étroit entre sa capacité à absorber l’élément liquide alcoolisé et la prose littéraire) puis merveilleusement bien digéré et surtout assimilé toutes les intuitions et innovations de ses prédécesseurs. Ceci ne diminue en rien son mérite, et ne fait pas de lui un plagiaire, car Under the Volcano représente une synthèse colossal et bien moins chaotique qu’il ne peut y paraître au premier abord, de l’écriture moderne. Dans une lettre à Nordahl Grieg48, Lowry identifie la longue tradition littéraire de « reprise et de lustrage  », à un travail d’orfèvre, un héritage littéraire  :

‘[...] the tradition of Herodotus, Sophocles, Euripides, Vigil, Marston, Webster, Shakespeare, Montaigne, Molière, Pascal, Sterne, Voltaire, Rousseau, Milton, Coleridge, Stendhal, Lautréamont, Conrad, Eliot, Aiken and Joyce... all of them writers who ‘reset other people’s jewels and redoubled their lustre.’ 49

Dans le même temps, Lowry a sans nul doute jeté les dés du jeu postmoderniste car cet immense travail de gestation, qui se compterait plutôt en années qu’en mois, n’a de cesse d’engager son lecteur à pousser le jeu un peu plus loin à chaque lecture, laquelle ne manque jamais de dévoiler de nouvelles facettes. Mais c’est là que le lecteur doit être vigilant et ne pas céder à la tentation de maîtrise d’Under the Volcano. Celle-ci est vouée à l’échec dans la mesure où le texte joue (au sens de bouger) à chaque lecture et que quelque chose chez le lecteur se met à jouer car il n’est plus tout à fait le même après chaque incursion. Richard Hauer Costa, auteur de la première étude critique de Lowry, affirme que Under the Volcano a littéralement changé sa vie50. Ces changements ne se mesurent certes pas comme le crâne de Marlow devenu l’objet de mesures précises et inquiétantes de la part du médecin de la compagnie :

‘[...] he produced a thing like calipers and got the dimensions back and front and every way, taking notes carefully. (HOD, 37) ’

En revanche, ils ont lieu à l’intérieur51, et s’ils ne sont pas visibles, ils sont perceptibles et ainsi font entrer le lecteur dans la dimension de l’écrivain. Le changement qui s’opère alors fournit au lecteur une réplique en miniature de l’expérience de l’écrivain : ainsi Conrad décrit la composition de Nostromo en termes de voyage dont il file la métaphore :

‘It took the best part of the years 1903-4 to do; with many intervals of renewed hesitation, lest I should lose myself in the ever-enlarging vistas opening before me as I progressed deeper in my knowledge of the country. Often, also, when I had thought myself to a standstill over the tangled-up affairs of the Republic, I would, figuratively speaking, pack my bag, rush away from Sulaco for a change of air, and write a few pages of The Mirror of the Sea. But generally, as I’ve said before, my sojourn on the continent of Latin America, famed for its hospitality, lasted for about two years. On my return I found (speaking somewhat in the style of Captain Gulliver) my family all well, my wife heartily glad to learn the fuss was over, and our small boy considerably grown during my absence.52

C’est aussi la métaphore du voyage exploratoire que Lowry choisit, pour évoquer le travail d’écriture dans lequel il est plongé lorsqu’il écrit cette lettre à son ami John Davenport au moment de son arrestation à Oaxaca, et surtout de la première ébauche d’Under the Volcano  :

‘Like Columbus I have torn through one reality & discovered another but like Columbus also I thought Cuba was on the mainland and it was not and like Columbus also it is possible I am leaving a heritage of destruction. I am not at all sure about this but in a Mexican prison you have to drink out of a pisspot sometimes. (Especially, when you have no passport.)53

Cette métaphore n’a rien de bien original en soi, si ce n’est la nuance que Lowry ajoute. En effet, dans la perspective de rupture épistémologique et de disjonction du signe et du référent, il est particulièrement intéressant de relever l’idée de décalage, d’écart entre ce que l’on cherche à découvrir et ce que l’on découvre effectivement, car c’est bien cet espace inattendu, cet « entre-deux » qui fait le creuset de l’écriture de Lowry, elle-même la chambre d’écho d’un monde qui se déchire : « I have torn through one reality & discovered another ». Nous avons dans cette lettre un avant-goût du projet d’écriture de Lowry lequel nous entraîne dans des régions inconnues et parfois inquiétantes (« a heritage of destruction »). Nous nous intéresserons tout particulièrement à l’écriture dont les éclats tragi-comiques ne manquent pas de rappeler une instabilité constitutive intimement liée à l’histoire. Si l’on poursuit la lecture de cette lettre de Lowry en pleine effervescence créatrice, nous voyons la langue se déchaîner dans un jeu sur la lettre (« pisspot/passport ») qui fait entrer en jeu non seulement la lettre mais aussi le corps par lequel passent les flux (« pisspot ») et l’identité (« passport »). Ce calembour est aussi symptomatique du chancellement, de l’oscillation de l’édifice Sujet unifié / Signifiant / Signifié. Une oscillation des plus déstabilisante et angoissante, comme l’écrit Lowry dans la même lettre :

‘This is not the cry of the boy who cries wolf. It is the wolf itself who cries for help. It is possible to say that this is less of a cry than a howl. ’

Ce hurlement déchirant est à mettre en parallèle avec le célèbre tableau du peintre norvégien Edvard Munch, Skrieken (1893)54, qui figure le cri horrifié et horrifiant de l’homme du xxe siècle, avec ces cercles concentriques qui sont un des motifs centraux de l’écriture de Lowry. De façon plus diffuse, Conrad s’inscrit dans le même type d’esthétique en utilisant la métaphore du halo lumineux :

The yarns of seamen have a direct simplicity, the whole meaning of which lies within the shell of a cracked nut. But Marlow was not typical (if his propensity to spin yarns be excepted), and to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine. (HOD, 30)

Lowry connaissait bien cette oeuvre. Une réplique du Cri illustre même une de ses lettres, ce qui permet de penser, texte à l’appui bien entendu, que Lowry avait trouvé là un équivalent pictural de son style. L’avant dernier chapitre de Under the Volcano commence ainsi : « Sunset. Eddies of green and orange birds scattered aloft with ever wider circlings like rings on water. » (UV, 357), et se clôt sur Yvonne qui se voit mourir :

‘And leaving the burning dream Yvonne felt herself suddenly gathered upwards and borne towards the stars, through eddies of stars scattering aloft with ever wider circles like rings on water[...] (UV, 377)’

Virginia Woolf a, elle aussi, recours à la métaphore des cercles concentriques : « Each spreads the same ripple. The being grows rings, like a tree. Like a tree, leaves fall. »55 Et, signe que la langue de l’écrivain-poète nous dit bien quelque chose des structures du Réel, Woolf invoque le même cri que Lowry : « I need a howl; a cry. »56, et par là même, clame la nécessité de dire et d’écrire autrement :

‘I need a howl; a cry. [...] None of those resonances and lovely echoes that break and chime from nerve to nerve in our breasts, making wild music, false phrases, I have done with phrases.57

Dans un article intitulé « The crowded dance of words: language and jouissance in The Waves  », Josiane Paccaud-Huguet met à jour la nécessité de rompre avec l’idéologie du sujet unifié et du sens stable : « What is needed is some nonsense and poetry that might disrupt the ideology of the unified subject and its correlate, stable meaning.58 » D’où la nécessité d’un langage qui transgresse les cadres imposés par les conventions. Pour V. Woolf, comme pour Lowry, la solution se trouve dans la poésie qui, en quelque sorte, est à la fiction, ce que cette dernière est à l’Histoire. La « vérité » ne se dirait-elle pas davantage dans les fictions que dans les livres d’Histoire ?

Notes
48.
CLML 1, n°35, à Nordahl Grieg, 8 Septembre 1931, p. 102-110, c’est nous qui soulignons.’
49.
‘ Lowry emprunte cette expression à Ruppert Brook (John Webster and the Elizabethan Drama, New York: Russell & Russel, 1967, 147). Pour plus de détails, voir la préface de S. E. Grace à CLML 1, p. xxiii.’
50.
‘ Richard Hauer Costa, Malcolm Lowry, New York, Twayne Publishers, 1972.’
51.
‘ Le docteur de la Compagnie Belge fait remarquer à Marlow : « “and, moreover, the changes take place inside, you know.” » ( HOD, p. 38)’
52.
Author’s Note, N , p. 31., c’est nous qui soulignons.’
53.
CLML 1, lettre à John Davenport, December 1937, Oaxaca, n°78, p. 178.’
54.
‘ On trouve une parodie de cette oeuvre par Lowry dans une lettre à Conrad Aiken (CLML 1, Oslo, septembre 1931, n° 36, p. 111)’
55.
The Waves, London, Flamingo Modern Classic (1931), 1994, p. 223.’
56.
The Waves, p. 233.’
57.
Ibid., p. 233.’
58.
‘ J. Paccaud-Huguet, « The crowded dance of words: language and jouissance in The Waves », QWERTY, n° 5, Publications de l’Université de Pau, éd. Bertrand Rougé, octobre 1995, p. 239.’