4. Guerres et révolutions.

Nous nous interrogerons à présent sur le référent historique que semblent partager Heart of Darkness, Nostromo, et Under the Volcano. Avec Heart of Darkness, Conrad entraîne le lecteur dans les coulisses de l’histoire et lui fait entrevoir la face cachée de l’impérialisme triomphant invoqué par le discours officiel et les récits de fiction de l’époque. Ce faisant, Conrad se distingue de ses contemporains et rejette le discours clos des « pretty fictions » dont le but est de divertir le lecteur, autant au sens d’occuper de façon agréable, que de détourner d’une réalité qui dérange. Au lieu de colmater les brèches de l’histoire, Conrad pose un voile d’épaisseur et d’opacité variables selon la réceptivité du lecteur et le contexte idéologique dans lequel se fait la lecture. Ceci explique qu’un texte comme Heart of Darkness puisse susciter des réactions et des interprétations variées, voire même contradictoires. Ainsi l’auteur anonyme d’une critique de An Outpost of Progress parue dans le Daily Telegraph a dû être fort déçu par Heart of Darkness qui n’aborde pas des thèmes plus agréables : « This is vivid, but assuredly it is ghastly. Mr Conrad, we may hope, will in his next volume choose more pleasant themes. »59. Cette position reflète bien le refus de voir et d’entendre ce qui ne correspond pas à une réalité dont la fonction est de maintenir en place les semblants du monde victorien de l’époque. On imagine sans peine le sentiment de malaise que Heart of Darkness a pu générer chez ses premiers lecteurs, eux-mêmes pris dans un sentiment de malaise plus général qui commençait à se dessiner à la fin du xixe siècle. Mais l’ambiguïté qui caractérise Heart of Darkness maintient le voile en place et avec lui un minimum de semblants rendant la fiction de Conrad lisible et idéologiquement acceptable. Or c’est peut-être ce que lui reproche Lowry dans une lettre à son ami Downie Kirk, où il s’appuie sur Heart of Darkness pour résumer sa perception de la magie noire et des pouvoirs occultes qu’il a observés à Haïti :

‘[...] essentially Voodoo is a religion, to be regarded with reverence, since unquestionably it is the matter-transcending religion based upon the actual existence of the supernatural as a fact that is fundamental to man himself (I express myself very badly), compared with which most other religions are simply techniques to hide that fact, or confine the supernatural to relatively safe distances; [...] Heart of Darkness indeed! Joseph Conrad should have been to Haiti. What he failed to understand was that the savages of the Congo had to some extent subdued the dark forces that are in nature by creating their religion in the first place in order to subdue them, that that, in its way, was a civilizing, almost a pragmatic process. A white man comes along & is made a god & uses the same magic to keep & to gain power with these ‘unspeakable’ rights [sic] etc. But in my estimation it was the white man who had corrupted them with his own brand of unspeakableness. Anyhow that story — great though it is is — at least half based on a complete miscomprehension. [...] It is clear that Comrade Joseph did not allow himself to be corrupted by any savages though : he stayed in Polish aloofness on board in company with some a priori ideas.60

Ce que Lowry appelle « a priori ideas » peut se comprendre comme le minimum de semblants que Conrad était obligé de laisser en place pour que Heart of Darkness reste lisible et acceptable pour ses contemporains. Des semblants que Lowry oppose au Vaudou qui révèle au lieu de voiler l’existence du surnaturel :

‘[...] the actual existence of the supernatural as a fact that is fundamental to man himself (I express myself very badly), compared with which most other religions are simply techniques to hide that fact, or confine the supernatural to relatively safe distances; [...].61

Cette réflexion de Lowry permet d’en déduire que son objet est bien d’aborder et de border par la lettre ce qu’il appelle le surnaturel et que nous appelons le Réel ou la Chose selon la terminologie lacanienne.

Pour revenir aux diverses interprétations possibles de Heart of Darkness, il faut aussi citer le lecteur africain post-colonial qui, si l’on se réfère à la critique de Chinua Achebe, perçoit Conrad comme un « bloody racist »62 en s’appuyant sur l’utilisation qu’il fait de termes tels que « nigger », sans tenir compte du jeu narratif qui sous-tend et fait jouer ces occurrences. Ces différents exemples soulignent le degré d’ouverture aux interprétations qu’offre un texte comme Heart of Darkness. Mais retenons ce que dit Conrad à propos de son texte :

‘It is a story as much as my Outpost of Progress was but, so to speak ‘takes in’ more — is a little wider — is less concentrated upon individuals63. ’

Les ramifications auxquelles Conrad fait allusion valent aussi pour Nostromo qui fait clairement état dans la diégèse des rapports complexes entre l’exploitation de la mine de la province de Sulaco et les restes du monde capitaliste, une complexité qui se reflète dans une chronologie convulsive et un système narratif imbriqué et ponctué de ruptures énonciatives qui n’ont pas manqué de mettre en déroute des lecteurs habitués à une fiction fluide et sans heurts. Le contexte impérialiste est aussi très présent dans Under the Volcano mais de manière plus diffuse. Les Empires mayas et aztèques, somme toute plus légitimes que les empires coloniaux européens du xixe siècle, affleurent ici et là au hasard d’un calendrier dont le Consul égrène les mois aztèques, au gré d’un dépliant touristique ou de la célèbre fresque de l’artiste Mexicain Diego Rivera64 couvrant l’histoire du Mexique, que le Consul complète en quelque sorte d’un commentaire incisif :

‘‘If you stood at a greater distance still it might symbolize for you the gradual imposition of the Americans’ conquering friendship from left to right upon the Mexicans, [...] upon those who have to look at the frescoes and remember who paid for them.’ (UV, 255)’

A l’intérieur de ce cadre impérialiste au sens large, la diégèse offre une toile de fond révolutionnaire à entendre comme disruption du discours sur l’Histoire. Cette toile de fond est très discrète dans Heart of Darkness et réside essentiellement dans l’ironie des narrateurs intra et extradiégétiques. Avec Nostromo, le motif de révolution devient central puisque le récit se construit autour de l’histoire mouvementée du Costaguana, colonie fictive où se joue le drame du capitalisme européen. Dans Under the Volcano en revanche, le motif de révolution au sens historique est beaucoup moins central même s’il est omniprésent à la périphérie de la diégèse et de la mémoire des personnages. Hugh, quant à lui, fait inlassablement resurgir le thème / spectre de la guerre civile espagnole auquel s’articule celui de la révolution bolchevique, tandis que la mémoire coupable du Consul relance le motif de la deuxième guerre mondiale. Ces faits historiques occupent, certes, une place prépondérante, mais ont-ils uniquement une fonction de référent historique dans des oeuvres de fiction littéraire ?

Notes
59.
‘ Norman Sherry, Conrad: the Critical Heritage, Routledge and Kegan Paul, London & Boston, 1973, p. 102. (Unsigned Review, Daily Telegraph, 9 April 1898.)’
60.
‘ Sherrill E. Grace, Sursum Corda! The Collected Letters of Malcolm Lowry, Volume 2 : 1946—57, University of Toronto Press, 1996, p. 364, c’est nous qui soulignons. Les références ultérieures à cet ouvrage se feront sous le sigle CLML 2.’
61.
CLML 2, p. 364.’
62.
‘ Chinua Achebe, « An Image of Africa ». L’origine de l’article est une conférence, publiée dans The Massachussets Review, 18, 4, Winter 1977, pp. 782-794, et reprise dans Research in African Literatures, vol. 9, n°1, Spring 1978, pp. 1-15, p. 9. Pour plus de détails voir l’article d’André Viola (« Conrad et les autres : les écueils du langage dans Coeur des Ténèbres. », CYCNOS, L’autre, n°2, publié par le Département d’Etudes Anglophones de la Faculté de Nice, hiver 1985-86, pp. 90-99).’
63.
‘ Norman Sherry, op. cit., p.129.(Letter to William Blackwood, 31 December 1898.)’
64.
‘ Diego Rivera a peint ces fresques en 1927, à l’arrière du Palais Cortés à Cuernavaca. Pour plus de détails, voir A Companion to Under the Volcano, University of Columbia Press, Vancouver, 1984., p. 293-94. Les références ultérieures à cet ouvrage se feront sous l’intitulé A Companion....’