5. Disruptions et répétition : la brèche

L’approche de Lowry, comme celle de Conrad, n’est pas à proprement parler historique dans la mesure où ils s’appuient sur l’Histoire en tant que contenu référentiel et factuel pour sonder les rapports entre les variations de l’Histoire et celles du Sujet dans sa relation avec le monde. Il semble que ni Conrad, ni Lowry n’aient eu pour ambition de dépeindre l’histoire coloniale du Congo ou quelque révolution latino-américaine et encore moins le drame de la guerre civile espagnole contemporaine de la première version d’Under the Volcano et souvent citée par les historiens comme une « répétition générale » de la seconde guerre mondiale. L’absence de chronologie historique stricte et explicite est peut-être un premier signe en direction d’une autre fonction des références historiques chez Conrad et encore davantage chez Lowry. Nous avancerons et tenterons de démontrer que ça n’est pas l’histoire en tant que telle qui intéresse Conrad et Lowry, mais plutôt les révolutions, les disruptions et répétitions qui manifestent autant de variations de la structure dans l’Histoire. En d’autres termes, nous nous attacherons à définir ce qui relie les schémas narratifs et diégétiques, les scénarios imaginaires, le réel et le symbolique et l’Histoire.

Dans sa préface à La Crise de la Culture, Hannah Arendt parle de « La brèche entre le passé et le futur. »65, et questionne la dimension historique de cette brèche66 pour suggérer son lien avec l’existence même de l’homme et de la psyché. Nous nous intéresserons plus particulièrement à cette brèche, creuset de vérité de l’être parlant et nous tenterons de montrer que si elle relève du politique, elle intéresse peut-être aussi la littérature et l’art dans leur fonction éthique.

Dans cette perspective, la bataille de l’Ebre dans Under the Volcano fonctionne comme un leitmotiv quasi obsessionnel pour Hugh. Ce dernier semble souffrir du même type de syndrome de répétition et d’ancrage dans un passé historico-révolutionnaire plus ou moins réussi que Giorgio Viola et le Capitaine Mitchell tel que le définit Jeremy Hawthorn :

‘The two most unchanging characters in the novel are also the two with whom the iterative mode and the pseudo-iterative are most associated : Giorgio Viola, and Captain Mitchell. Ironically, the former is a dedicated revolutionary and the latter a man obsessed with “history”, and with “memorable” events. Ironically, because these two characters who are obsessed with change, with the onward march of “history”, are the most unchanging individuals in the whole of the novel67.’

La contradiction entre l’intérêt que ces hommes portent à la marche de l’histoire et leur incapacité à évoluer fait aussi partie des caractéristiques de Hugh qui est non seulement incapable d’évoluer mais aussi d’agir et d’aimer comme le fait remarquer Jeremy Hawthorn à propos de Giorgio :

‘[...] Giorgio is a man locked in a time-warp, still living the reality of his revolutionary youth and instead of understanding the actualities of the revolutionary times of which he is now a part — or the pains of his sick wife — reliving day in day out a set of long-dead events and actions. [...] this is a man whose intense attachment to the past has rendered him incapable of affective involvement in the events — political or personal — of his present68. ’

La ressemblance structurelle entre Hugh et Giorgio est pertinente dans la mesure où les deux personnages sont fascinés par une histoire, révolutionnaire de surcroît, dont ils sont prisonniers, incapables de s’impliquer sur le plan affectif, que ce soit en politique ou en amour. C’est pourquoi, Hugh limite ses conquêtes amoureuses aux femmes mariées, Mme Bolowski (UV, 215), et Yvonne, évitant ainsi tout risque d’engagement dans le tissage des générations. La bataille de l’Ebre revient sans cesse et indique la brèche où s’engouffre le sentiment de culpabilité de Hugh lié à son incapacité à agir sur l’histoire. Le journaliste-reporter raté n’est qu’une chambre d’enregistrement plus ou moins fiable de l’histoire et de la réalité factuelle, sans aucun pouvoir sur le cours de l’histoire, « unable to follow out his own metaphors » (UV, 226) nous dit Hugh dans un éclair de lucidité :

‘My disillusionment once more is a pose. What am I trying to probe by all this? Accept it ; one is a sentimentalist, a muddler, a realist, a dreamer, coward, hypocrite, hero, an Englishman in short, unable to follow out his own metaphors. (UV, 226)’

Le Consul fait voler en éclats Hugh et ses bons sentiments — « ‘Just let a real war come along and then see how bloodthirsty chaps like you are !’ » (UV, 353) — et il réduit Hugh et les autres pseudo-héros révolutionnaires de l’histoire à des sujets asociaux qui confondent histoire personnelle (« fight their own fight ») et Histoire (« ready to go anywhere ») :

‘‘[...] misfits, all good for nothing, cowards, baboons, meek wolves, parasites, every man jack of them, people afraid to face their own responsibilities, fight their own fight, ready to go anywhere, as Tolstoy well perceived —’ (UV, 353). ’

Bien que conscient de son incompétence, Hugh, qui fait parfois penser à un adolescent attardé, persiste à vouloir être un héros révolutionnaire, « he’d been an ardent revolutionary for a while at the age of thirteen. » (UV, 215), un héros qui, pétri de bons sentiments et d’incompétence, est finalement la cause de la mort de ses proches ; le Consul meurt parce qu’il est pris pour un autre, en l’occurrence Hugh, quasi homophone du pronom personnel « you ». Simultanément, Yvonne se fait piétiner par le cheval marqué du chiffre sept alors qu’elle tente de rejoindre le Consul au Farolito. Le contraste entre l’inquiétude d’Yvonne et la désinvolture de Hugh, alors que l’orage éclate au-dessus d’eux est d’autant plus frappant que Hugh disparaît de la narration après avoir dit à Yvonne de sauter : « ‘Jump then,’ said Hugh. ‘I must have got off your path.’ » (UV, 374) et que la dernière mention faite de lui par le narrateur extra-diégétique — « Hugh was singing ironically » (UV, 274) — souligne son incapacité à mesurer la gravité de la situation présente.

En ce sens, Hugh est aussi très proche du Capitaine Mitchell qui — ironie du narrateur — se sentant de plus en plus impliqué dans l’histoire, « feeling more and more in the thick of history » (N, 139), se réfugie dans le boudoir de Mrs Gould, loin des affaires politiques qui le dépassent :

‘Captain Mitchell, feeling more and more in the thick of history, found time for an hour or so during an afternoon in the drawing-room of the Casa Gould, where, with a strange ignorance of the real forces at work around him, he professed himself delighted to get away from the strain of affairs. (N, 139)’

Nous reprendrons ici la conclusion de J. Hawthorn quant à la vision de l’histoire comme « process of unthinking repetition which evades the understanding of its human participants69 » dans Nostromo. Une vision sombre que Lowry semble partager avec Conrad lorsqu’à l’issue d’une diatribe sur la vanité de toute tentative d’intervenir dans le déroulement de l’histoire, le Consul compare l’histoire à une barranca remplie des déchets, des ruines du temps :

‘‘Not long ago it was poor little defenceless Ethiopia. Before that, poor little defenceless Flanders. To say nothing of course of the poor little defenceless Belgian Congo70. And tomorrow it will be poor little defenceless Latvia. Or Finland. Or piddledeedee. Or even Russia. Read history. Go back a thousand years. What is the use of interfering with its worthless stupid course ? Like a barranca, a ravine, choked up with refuse, that winds through the ages, and peters out in a — What in God’s name has all the heroic resistance put up by poor little defenceless peoples all rendered defenceless in the first place for some well calculated and criminal reason — ’ (UV, 351-52)’

Le martèlement du syntagme « poor little defenceless » pointe la structure répétitive de l’histoire et encore davantage l’aspect mécanique de la répétition. Nous tenterons de voir si en dénonçant le machiavélisme de l’histoire — « poor little defenceless peoples all rendered defenceless in the first place for some well calculated and criminal reason » — Lowry fait chuter les semblants de l’histoire, que Conrad ferait seulement vaciller. Il met à jour la jouissance obscène en cause dans toute guerre, dans tout combat.

Notes
65.
‘ Il s’agit là de l’intitulé de la préface à La Crise de la Culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, Collection Folio/Essais, 1972, pour la traduction française (1954).’
66.
‘ Hannah Arendt semble avancer que cette brèche qui marque la rupture du « fil de la tradition », doit être frayée encore et encore avec l’espoir que la vérité s’y fasse jour : « Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donnée historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur la terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique. Ce petit non-espace-temps au coeur même du temps, contrairement au monde et à la culture où nous naissons, peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé ; chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau.’ ‘Mais l’ennuyeux est que nous ne semblons ni équipés ni préparés pour cette activité de pensée, d’installation dans la brèche entre le passé et le futur. Pendant de très longues époques de notre histoire, en fait à travers les millénaires qui ont suivi la fondation de Rome et furent déterminés par des concepts romains, cette brèche fut comblée par ce que, depuis les Romains, nous avons appelé la tradition. Que cette tradition se soit usée avec l’avance de l’âge moderne n’est un secret pour personne. Lorsque le fil de la tradition se rompit finalement, la brèche entre le passé et le futur cessa d’être une condition particulière à la seule activité de la pensée et une expérience réservée au petit nombre de ceux qui faisaient de la pensée leur affaire essentielle. Elle devint un fait qui relevait du politique. [...] Tout au long de ces exercices [ les huit essais qui suivent la préface] le problème de la vérité est laissé en suspens ; on se préoccupe seulement de savoir comment se mouvoir dans cette brèchela seule région peut-être où la vérité pourra apparaître un jour. » (ibid., p. 24-25 ; c’est nous qui soulignons)’
67.
‘ Jeremy Hawthorn, « Repetitions and revolutions : Conrad’s use of the pseudo-iterative in Nostromo  », Joseph Conrad, la fiction et l’Autre 1, éd. Josiane Paccaud-Huguet, La Revue des Lettres Modernes, Paris-Caen, Minard, 1998, p. 136.’
68.
Ibid., p. 140.’
69.
‘ J. Hawthorn, ibid., p. 143.’
70.
‘ “As Joseph Conrad’s Heart of Darkness makes clear, the exploitation by Belgium of its territories in the Congo was an example of the evils of colonialism at their most rapacious. Brave little Belgium, soon to be a victim, had in her turn been a conqueror.” (A Companion..., p. 388)’