6. La chute des semblants

La fonction réaliste des références historiques dans Heart of Darkness et Nostromo contribue à maintenir en place le voile des semblants qui rend ces textes lisibles pour le lecteur victorien, qui n’y voit que de simples récits d’aventure un peu étranges car il ne s’y passe pas grand chose en soi. En d’autres termes, il est possible de lire Heart of Darkness et Nostromo en restant à la surface de la narration et de la diégèse, mais cela devient une gageure pour Under the Volcano, où le désordre et l’absence de semblants cohérents ont tôt fait d’avoir raison du lecteur. En faisant se rencontrer et se télescoper les différentes strates du récit, Lowry déroute son lecteur qui, s’il accepte de le suivre, de se laisser aller au jeu énonciatif et à la jouissance du langage, pourra déboucher sur le « sens blanc » qui émerge ici et là, et surtout là où on ne l’attend pas. Le « sens blanc » est comparable au trait d’esprit qui selon Lacan « désigne, et toujours à côté, ce qui n’est vu qu’en regardant ailleurs. »71. Par un effet de télescopage et de ressassement Lowry met à jour des liens surprenants et saisissants entre Réel, Symbolique et Imaginaire, des liens qui font surgir des articulations structurelles de la pensée, de l’inconscient et de l’histoire.

Ainsi, lorsque Hugh tente de se défaire du sentiment de culpabilité qui le ronge, par un pogrom imaginaire, il fait apparaître la fiction comme dénégation « Hugh conceived a last gigantic pogrom; in vain. » (UV, 216). Lowry débusque-t-il là un mécanisme du psychisme et de l’histoire qui consisterait à chasser le sentiment de culpabilité par un autre acte coupable? Il semble que la phrase qui suit — « It seemed, finally, almost a comfort that his mother and father were dead. » (UV, 216) — confirme ce mécanisme d’enchaînement et de répétition mécanique que l’on retrouve dans l’histoire et peut-être plus particulièrement dans l’histoire du xxe siècle, où deux guerres totales se suivent de près dans un précipité d’horreur. Le meurtre symbolique des parents auquel Hugh fait allusion, rattrape le lecteur lorsque le regard du Consul est littéralement « accroché » par des titres de journaux évoquant la bataille de l’Ebre, puis la mort imminente du Pape, figure du père par excellence72, à laquelle le Consul ne manque pas de s’identifier grâce à l’équivoque de la langue espagnole :

‘‘Sangriento Combate en Mora de Ebro. Los Aviones de los Rebeldes Bombardean Barcelona. Es Inevitable la Muerte del Papa.’ The Consul started; this time, an instant, he had thought the headlines referred to himself. But of course it was only the poor Pope whose death was inevitable. (UV, 256-7). ’

Peut-être pouvons-nous aller au-delà des identifications imaginaires du Consul au Saint Père et voir dans cette mort inévitable l’évocation de la mort de Dieu.73

C’est toujours par le biais de titres de journaux, cette fois-ci imaginaires, que le Consul se trouve confronté au souvenir coupable du bien nommé S.S. Samaritan :

‘‘Old Samaritan case to be reopened, Commander Firmin believed in Mexico.’ ‘Firmin found guilty, acquitted, cries in box.’ ‘Firmin innocent, but bears guilt of world on shoulders.’ ‘Body of Firmin found drunk in bunker’, such monstrous headlines as these took instant shape in the Consul’s mind, for it was not merely El Universal the doctor was reading, it was his fate; [...] (UV, 180-181)’

L’universalité du sentiment de culpabilité « guilt of world » est clairement affirmée par le nom du journal que lit le docteur, El Universal, et si l’on s’arrête un instant à la dernière partie de la citation, on voit se dessiner une image mentale, « ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique »74 initiée par le signifiant « headlines » qui, pris littéralement, signifie « les lignes de tête » ou pourquoi pas, structures du psychisme, dont le morcellement apparaît dans la syntaxe tronquée et pleine d’équivoque des titres de journaux ainsi que dans la façon dont ils surgissent, jaillissent, tels une éruption volcanique75. Ceci rappelle aussi l’image du pont-levis auquel le Consul associe son état mental, aux prises cette fois-ci avec un désir de meurtre de la mère, désir éveillé par Yvonne :

[...] how he had suffered, suffered, suffered without her; indeed such desolation, such a desperate sense of abandonment, bereavement, as during this last year without Yvonne, he had never known in his life, unless it was when his mother died. But this present emotion he had never experienced with his mother: this urgent desire to hurt, to provoke, at a time when forgiveness alone could save the day, this, rather, had commenced with his step-mother, so that she would have to cry: ‘I can’t eat, Geoffrey, the food sticks in my throat!’ It was hard to forgive, hard, hard to forgive. Harder still, not to say how hard it was, I hate you. Even now, of all times. Even though here was God’s moment, the chance to agree, to produce the card, to change everything; or there was but a moment left... Too late. The Consul had controlled his tongue. But he felt his mind divide and rise, like the two halves of a counterpoised drawbridge, ticking, to permit passage of these noisome thoughts. (UV, 241-242 ; c’est nous qui soulignons)

Dans l’espace diégétique imaginaire du Consul et dans l’espace narratif, ce surgissement est — selon Freud une caractéristique de l’inconscient selon Freud — mimé ici par les titres de journaux qui assaillent le Consul dans le même temps qu’il affirment peut-être aussi la primauté du signifiant qui fait trait. Le caractère soudain et imprévisible de ce phénomène nous ramène au motif du volcan sous lequel bouillonne le magma lui aussi imprévisible. Le titre Under the Volcano peut alors se lire comme une invitation à prêter attention au flot magmatique que charrie le texte de Lowry.

Cet effet de style qui est une marque de l’écrivain sur la langue peut se lire comme un symptôme de l’éclatement du monde et de la pensée et aussi de l’instabilité de la relation entre le signifiant et le signifié. Autant de phénomènes qui habitent aussi les textes de Conrad. Ainsi le vacillement généralisé des Empires coloniaux pressenti par Conrad peut-il s’interpréter comme l’intuition de l’explosion du langage et du sens mise en jeu par Lowry, quarante ans et deux guerres mondiales plus tard.

Notes
71.
‘ Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les Formations de l’Inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 25.’
72.
‘ Lowry connaissait bien la question de la pulsion de mort après avoir lu les leçons de Freud. Cf. J. Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », La Poésie : Ecriture de la limite, Ecriture à la limite, éd. Adolphe Haberer et Jean-Marie Fournier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 153-167.’
73.
‘ Voir l’ouvrage d’ André Glucksman, La troisième Mort de Dieu, Paris, NiL, 2000.’
74.
‘ H. Arendt, op. cit., p. 24.’
75.
‘ En 1957, dix ans après la publication de Under the Volcano, Lowry a bien présent à l’esprit l’accueil de la critique locale de Vancouver, qui en pensant accabler Lowry, lui faisait grand honneur : « Even more depressing was its reception in my then adopted city of Vancouver, Canada, (whose literature I had had the childish dream of enriching with some well-chosen words) who described the matter variously as “...these turgid pages...” “... not improved by being written in the style of Conrad at his worst...” “... volcanoes erupt for no reason; what is it all about?”[...] » (CLML 2, letter to George Sumner Albee, The White Cottage, Near Lewes, Sussex, England, 17 March 1957, p. 896)’