Chapitre II
Transformations

Si le motif de fragmentation semble être un des liens forts entre l’écriture de Conrad et de Lowry, c’est peut-être parce qu’ils sont tous deux préoccupés par la connexion entre la psyché et le monde dans lequel ils évoluent, comme l’indique F. Jameson lorsqu’il commente le modernisme de Conrad :

On the one hand, “It has been possible to show that the objective preconditions of Conrad’s modernism are to be found in the increasing fragmentation both of the rationalized external world and of the colonized psyche alike.”76

Une fragmentation que Vincent Pecora associe aux déchets (« waste products ») du capitalisme, à la réification inhérente au capitalisme selon Marx :

On the other hand, however, modernism may compensate for “everything that is lost” in capitalist reification by opening up a “life space” where the negation of social rationalization can be imaginatively experienced. Jameson’s point is that the fragmented senses, the abstract logic of pure color or sound, indeed all the “waste products” of capitalist development achieve in the modernist work a “semi-autonomy” of their own, a “libidinal transformation of an increasingly desiccated and repressive reality.”77

Qu’il s’agisse d’argent ou d’ivoire, ces précieux déchets, arrachés à la nature et voués à maintes transformations avant d’être réinjectés dans le circuit de l’économie capitaliste, vont effectivement prendre une certaine autonomie dans l’espace diégétique et narratif de Conrad, « [a] libidinal transformation of an increasingly dessicated and repressive reality. »78. Ces matériaux bruts deviennent des objets de désir et de jouissance favorisant la levée des interdits déjà induite par l’éloignement de l’Angleterre victorienne, berceau des règles morales et éthiques représentées par le policier et le boucher ; ceux-ci ont disparu  :

You can’t understand. How could you ? — with solid pavement under your feet, surrounded by kind neighbours ready to cheer you or to fall on you, stepping delicately between the butcher and the policeman, in the holy terror of scandal and gallows and lunatic asylums — how can you imagine what particular region of the first ages a man’s untrammelled feet may take him into by the way of solitude — utter solitude without a policeman — by the way of silence — utter silence, where no warning voice of a kind neighbour can be heard whispering of public opinion ? (HOD, 85 ; c’est nous qui soulignons)

Tout devient possible, y compris le pire, c’est-à-dire l’horreur, que le personnage à la fois surprenant et dérangeant du boucher annonce en filigrane ;  car s’il est associé à l’image rassurante et stable du commerçant de quartier que tout le monde connaît, il est aussi celui qui découpe la viande, et par extension qui arrache la viande à la carcasse de l’animal ; ce qui le fait passer du côté de la dévoration79, et de l’horreur, caractéristique des meurtres en série « à l’anglaise » perpétrés par un médecin respecté et connu de tous.80 L’horreur n’est peut-être pas un fait exotique et lointain, comme le laisse entendre l’interprétation que nous venons de faire du boucher, elle est peut-être latente, tapie au coin de la rue de notre quotidien, du « Heimlich » contenu dans le terme opposé « Unheimlich » désignant l’inquiétante étrangeté définie par Freud, (« a butcher round one corner, a policeman round another » HOD, 84). J. Hawthorn établit un parallèle entre la nécessité de barrières morales et éthiques pour Kurtz et Marlow, et celles dont a besoin l’écrivain, en s’appuyant sur une remarque de Conrad :

In that interior world where his thought and his emotions go seeking for the experience of imagined adventures, there are no policemen, no law, no pressure of circumstances or dread of opinion to keep him within bounds. Who then is going to say Nay to his temptations if not his conscience?81

Après ce détour par l’échoppe du boucher, revenons aux objets convoités dans la diégèse des récits de Conrad. Ceux-ci, nous le verrons, sont soumis à un processus de « transformation libidinale » similaire à celui qu’évoque Jameson82. Ce terme ce révèle être très intéressant et semble bien convenir aux objets de désir que sont l’argent et l’ivoire. Nous poserons alors la question de l’objet « lisibidinal »83 qui, du fait de son statut privilégié d’objet de désir et de jouissance, entraîne le lecteur dans un engagement inconscient à l’intérieur de l’oeuvre de fiction. Il semblerait que ces objets qui subissent des transformations et déchaînent les passions des individus et des nations qui les exploitent, aient un effet attractif, voire de fascination sur le lecteur en quête de sens et de lisibilité.

Le motif de transformation est essentiel parce qu’il permet de couvrir le pillage du continent africain tout en maintenant la dénonciation qui en est faite. En effet, si l’ivoire est arraché à la terre africaine, comme on arracherait une dent sans anesthésie, la brutalité de cette entreprise est dite à maintes reprises de façon plus ou moins ouverte. Nous nous intéresserons plus particulièrement à une occurrence qui nous semble avoir échappé à l’attention du discours critique sur Heart of Darkness, et qui peut se lire comme une mise en scène d’une tropologie de la transformation et de l’arrachage liée à l’entreprise impérialiste.

Notes
76.
‘ Vincent P. Pecora cite ici Frederic Jameson, The Political Unconscious, op. cit., p. 23. (Self and form in modern narrative, p. 93-94 ; c’est nous qui soulignons)’
77.
‘ F. Jameson, ibid., p. 237, in V. P. Pecora, ibid., p. 93-94.’
78.
‘ F. Jameson, ibid., p. 237.’
79.
‘ Le film Delicatessen de Marco Caro et Jean-Pierre Jeunet (1991) (traite avec maints grincements de dents (et de scie musicale), cet aspect de l’inquiétant qui habite des lieux familiers en mettant en scène un boucher qui se met à découper les habitants de son immeuble.’
80.
‘ Nous faisons référence en particulier au « fait divers » qui a fait scandale en France comme en Angleterre durant l’hiver 2000. Un médecin anglais assassine, doucement mais sûrement, ses patientes âgées après leur avoir fait signer un testament lui léguant des sommes qui ajoutées les unes aux autres, constituent un « honorable » trésor de guerre.’
81.
‘ J. Conrad, A Personal Record, op. cit., p. xviii. Cité par J. Hawthorn, qui commente : « The writer of fiction is as much in need of personal restraint in his lawless world of the imagination as are Kurtz and Marlow in their lawless world of the Congo. » ( Joseph Conrad: Language and Fictional Self-Consciousness, op. cit., p. 18)’
82.
‘ “[...] a libidinal transformation of an increasingly dessicated and repressive reality.” (F. Jameson, op. cit., p. 237).’
83.
‘ Mot forgé par Michel Cusin à propos de la lisibilité de Ulysses de Joyce. (« Ulysses, ou la fiction débordée par lalangue », in Par Lettre, n° hors série, Revue de L’ACF Rhône-Alpes, 1998, p. 9)’