1. Traces et lettres

Lorsque Marlow décrit le chauffeur indigène (« an improved specimen », HOD, 70), il insiste sur les marques rituelles qui ornent son visage comme un mode d’écriture ancestral s’inscrivant sur le corps humain. Notons que ce corps a au préalable été associé au chien de cirque : « a dog in a parody of breeches and a feather hat, walking on his hind-legs. » (70). Ceci a pour effet de déshumaniser le chauffeur, et de souligner sa différence, son étrangeté, elle-même rehaussée par les étranges motifs dessinés en creux, comme un bas-relief, dans ses cheveux crépus que dénote le signifiant « laine », nous renvoyant à l’animal plus qu’à l’homme : « and the wool of his pate shaved into queer patterns » (70). Deux détails, dont nous montrerons l’importance, encadrent cette description insolite ; le sauvage a les dents limées — « and he had filed teeth, too, the poor devil » (70) — s’agit-il d’une marque rituelle, ou est-ce à lire comme un signe de son asservissement par les blancs? Cet élément reste un tant soi peu ambigu jusqu’à ce que survienne le dernier détail qui, bien qu’il soit entre parenthèses dans le texte, n’en est pas moins important. Il s’agit d’un os poli inséré dans la lèvre inférieure  du chauffeur :

[...] with an impromptu charm, made of rags, tied to his arm, and a piece of polished bone, as big as a watch, stuck flatways through his lower lip [...] (70)

Le lecteur est alors rassuré quant aux dents limées, elles font sûrement partie d’un ensemble de signes rituels. Mais la mention de ces détails n’a peut-être pas uniquement une fonction réaliste visant à restituer le folklore africain pour des lecteurs friands d’exotisme, car dans l’esprit du lecteur de l’époque, les dents limées désignaient l’esclave rebelle. Ceci est en quelque sorte corroboré par la remarque de Marlow directement après la description des scarifications, qui insiste sur le caractère déplacé du personnage arraché à la brousse :

He ought to have been clapping his hands and stamping his feet on the bank, instead of which he was hard at work [...] (70).

L’interprétation formelle des scarifications et autres marques corporelles dépasse le cadre de ce travail qui ne saurait être une étude anthropologique. Néanmoins, des recherches dans cette direction nous indiquent que certaines ethnies d’Afrique Centrale pratiquaient les scarifications pour s’enlaidir et ainsi échapper à l’esclavage84. Cette dégradation volontaire de la « marchandise » témoigne d’une excellente compréhension du système capitaliste que les agents coloniaux croyaient imposer en toute impunité aux populations locales ; le fil de cuivre (« brass wire ») que l’équipage du bateau reçoit en guise de salaire témoigne de l’exploitation à peine voilée à laquelle se livrent les puissances coloniales.

Bien que marginale, cette fonction défensive des scarifications contre un arrachage à la terre africaine n’exclut aucunement leur fonction rituelle. Plus classiquement, ces marques signifient le plus souvent l’appartenance à un groupe, une famille, une ethnie, et participent donc de l’identité sociale du sujet. Pour revenir à la notion de transformation il faut retenir que ces marques se font essentiellement lors de rituels initiatiques célébrant le passage de l’enfance à la maturité85.

Dans une étude sur la fascination de la laideur dans l’art, Murielle Gagnebin explore les divergences qui opposent les scarifications dites primitives et celles pratiquées par les adeptes du Body-art :

[...] l’homme primitif écrit sur son visage un texte d’une rare beauté pour se mettre, par le biais de la culture, en quelque sorte, à l’abri de la « nature », c’est-à-dire du temps — les vieilles femmes ne cherchent pas à régénérer leurs tatouages défaits par les rides de l’âge86. [...] Au contraire, ce sont les signes de la mort que l’artiste Body-art inscrit sur son visage et sur son corps. Ces mutilations, ces amputations sont autant de manières d’introduire dans sa propre personne et, par là, dans la société, une faille 87.

Si, toujours selon Murielle Gagnebin, le primitif récuse son image naturelle et affirme la culture par le biais des scarifications, l’artiste Body-art contemporain ne se révolte pas contre le même objet car il récuse l’image sociale reflétée par son visage, et nie la culture88. Le lecteur contemporain peut établir ce type de lien entre les scarifications primitives et celles du Body-art, mais si l’on se met à la place du lecteur victorien il est possible que les scarifications primitives lui soient apparues comme une pratique aussi effrayante voire répugnante que les performances de certains artistes89 qui poussent le Body-art aux limites du regardable. Mais ne serait-il pas possible d’établir un lien entre l’esthétique du Body-art et celle de Lowry  ?

Dans son ouvrage sur Lowry, Tony Cartano dit, peut-être plus par son style que par le fond lui-même, cette parenté surprenante :

La mort parle. En 0 comme en quatre — temps silence — la bouche s’ouvre, hoqueteuse, et bave une grimace, la voyelle se tord, se déchire, s’arrache à la face violacée. La main saisit l’instant, tente de l’émasculer puisque les minutes, les secondes sont comptées, et qu’il faut...90

Par analogie, il est alors possible d’interpréter la description des scarifications comme une autre incursion dans la faille où s’entrevoit l’horreur du Réel.

A la lumière de ces interprétations diverses et parfois opposées, il ressort que les scarifications ont un lien étroit avec les motifs de transformation et d’arrachage lesquels, si l’on s’appuie sur une analogie que fait Conrad entre la quête de l’écrivain et la conquête impérialiste, ont eux-mêmes un rapport étroit avec l’écriture :

It is rescue work, this snatching of vanishing phases of turbulence, disguised in fair words, out of the native obscurity into a light where the struggling forms may be seen, seized upon, endowed with the only possible form of permanence in this world of relative values — the permanence of memory91.

Le rapport entre écriture et arrachage (« snatching ») est d’autant plus frappant que la description des marques corporelles du chauffeur précède la découverte d’une série de messages écrits, dont voici le premier : « a flat piece of board with some faded pencil-writing on it. » (HOD, 70). L’absence de rugosité (« a flat piece of board ») qui pourrait faire écho aux dents limées, et le message à moitié effacé font étrangement penser à l’os, « a piece of polished bone » (70) coincé (« stuck ») dans la lèvre inférieure du chauffeur, au bord de la bouche, lieu de l’énonciation par excellence. Le travail de Michel Leiris sur l’Afrique nous indique une des significations des dents limées en pointes dont « les lignes de chevrons formées par les rangées de dents reproduiraient “le chemin de l’eau et de la parole” [...] »92. Cette remarque souligne le rapport d’oralité existant entre la parole et la dévoration ainsi que le flux et l’élément liquide que les dents permettent de contrôler. Comme une écluse ou encore un barrage, elles régulent le niveau ou le débit du flux.

L’os inséré dans la lèvre inférieure est étrangement comparé à une montre : « as big as a watch » (HOD, 70). Celui-ci peut alors se lire comme une représentation du Réel, introduite une page avant lorsque Marlow s’interroge sur la vérité «  — truth stripped of its cloak of time —  » (69). Cela veut-il dire que « la vérité est ailleurs »93 ? Est-elle dans cet os, symbole de ce qui reste une fois que sont tombés tous les semblants de la civilisation : « Principles won’t do. Acquisitions, clothes, pretty rags — rags that would fly off at the first good shake. » (69) ? C’est ce que semble vouloir nous dire l’homme qui agonise en silence dans le bosquet de la mort. Celui-ci porte une sorte d’amulette, un morceau de tissu blanc venu d’Angleterre ( « a bit of white worsted », 45). Sa signification est ambiguë, la série d’interrogations qui suit en témoigne :

He had tied a bit of white worsted round his neck — Why? Where did he get it? Was it a badge — an ornament — a charm — a propitiatory act? Was there any idea at all connected with it? It looked startling round his black neck, this bit of white thread from beyond the seas. (45)

Il pourrait donc s’agir d’une amulette, d’un ornement, comme d’un signe sacrificiel. Cette dernière suggestion que nous souffle la diégèse (« a propitiatory act? ») fait apparaître cet homme et ses compagnons comme les offrandes faites sur l’autel colonial au nom des liens privilégiés qui unissaient alors l’Afrique à l’Europe. Ceci, d’autant plus que le terme « propitiatoire » fait aussi référence à la table d’or posée au-dessus de l’arche d’alliance. Cette dernière remarque permet de déceler une vision de l’empire colonial qui serait l’effet d’une sorte d’Hubris de l’homme blanc : la couleur en est ironiquement reflétée par le morceau de tissu blanc, lui-même repris par le signifiant « breastbone » qui apparaît quelques lignes plus loin, lorsque l’une de ces créatures à bout de forces (« bundles of acute angles » 45) laisse tomber sa tête laineuse sur son sternum :

He lapped out of is hand, then sat up in the sunlight, crossing his shins in front of him, and after a time let his woolly head fall on his breastbone. (45)

L’effet de ricochet se poursuit encore avec les manchettes et le col amidonné de l’élégant chef comptable de la compagnie tout de blanc vêtu :

‘I didn’t want any more loitering in the shade, and I made haste towards the station. When near the buildings I met a white man, in such an unexpected elegance of get-up that in the first moment I took him for a sort of vision. I saw a high starched collar, white cuffs, a light alpaca jacket, snowy trousers, a clear necktie, and varnished boots. No hat. Hair parted, brushed, oiled, under a green-lined parasol held in a big white hand. He was amazing, and had a penholder behind his ear. (45)

Cette rencontre aussi inopinée que la précédente introduit un personnage qui se situe d’emblée à l’opposé de Marlow : ce dernier cherche à percer le voile des apparences tandis que le comptable s’emploie à maintenir ce voile en place coûte que coûte, « Words can even be used to obscure unpleasant realities »94, nous rappelle J. Hawthorn à propos des écritures comptables, dont il dit qu’elles sont une émanation d’une société dominée par les signes et le caractère indirect des relations :

Accountancy is a classic case of a profession thrown up by a society dominated by signs, by indirect human relationships mediated throughmarks on paper rather than direct contact.95

Le chef comptable de la compagnie incarne parfaitement cette volonté de recouvrement et d’encodage du Réel, autant par son apparence que par ses entrées chiffrées :

Yes; I respected his collars, his vast cuffs, his brushed hair. His appearance was certainly that of a hairdresser’s dummy; but in the great demoralization of the land he kept up his appearance. That’s backbone. (46)

Il ne déchiffre pas, mais accumule et aligne les chiffres dans ses comptes qui sont eux aussi dans un ordre irréprochable, contribuant ainsi à sauver les apparences et la face de l’empire colonial : « And he was devoted to his books, which were in apple-pie order. » (46). L’écriture toute en chiffres qu’il pratique avec soin et assiduité peut éventuellement se lire comme une dénonciation de la part de Conrad de ces récits où rien ne dépasse, où tout est à sa place, même si au fond ce tout y est déplacé, comme le comptable endimanché qui va prendre une bouffée d’air frais dans la torpeur africaine :

He had come out for a moment, he said, “to get a breath of fresh air.” The expression sounded wonderfully odd, with its suggestion of sedentary desk-life. (45)

Le parcours du bout de tissu au cou de l’esclave mourant nous fait passer du sternum (« breastbone ») de son compagnon aux cols et manchettes éblouissants de blancheur du comptable : toute l’activité de ce dernier est de donner une assise stable (« backbone ») aux semblants imposés à un monde auparavant sans blancs. De la même façon, les semblants d’écriture réaliste des récits de Conrad garantissent la « lisibidinalité » de l’écriture de Conrad, dont émerge alors le « sens blanc ».

Notes
84.
‘ Cette remarque n’a pas de réelle valeur scientifique, mais dans la logique d’interprétation dans laquelle nous nous trouvons, elle permet d’élargir le présent propos. Cependant Michel Leiris fait une remarque assez allusive qui semble confirmer notre information : « Ces pratiques ont, assurément , un caractère “fonctionnel”, soit qu’elles répondent à des nécessités de défense immédiate, soit qu’elles découlent de représentations d’ordre théologique, cosmologique ou anthropologique [...] » (Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard, 1996, p. 1237 ; c’est nous qui soulignons)’
85.
‘ Jacqueline Delange, Arts et Peuples de l’Afrique Noire, Introduction à une analyse des créations plastiques, Bibliothèque des Sciences Humaines, NRF, Paris, Gallimard, 1967.’
86.
‘ Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 214. ’ ‘Michel Leiris dit à peu près la même chose : « Dans la gamme extrêmement variée de populations qui occupent aujourd’hui les différents parties du globe, il n’en existe aucune chez qui le corps soit laissé dans son état de naissance. Partout, sous des formes diverses mais toujours à quelque degré, il est l’objet de modifications ou d’adjonctions, comme si l’espèce humaine ne pouvait pas ne pas manifester qu’elle échappe à la pure et simple nature. Déformations ou mutilations, scarifications ou tatouages, soins relevant de la cosmétique, vêture et parure aussi réduites soient-elles montrent — en l’inscrivant sur le corps ainsi tiré de sa condition brute — que l’homme est toujours engagé dans les artifices d’une culture, pour rudimentaire qu’elle puisse parfois sembler. » (op. cit., p. 1237 ; c’est nous qui soulignons)’
87.
‘ Murielle Gagnebin, Fascination de la Laideur, Lausanne, L’Age d’Homme, 1978, p. 299.’
88.
Ibid., p. 297.’
89.
‘ Gina Pane, figure de proue du Body-art, fait voir la déchirure dont elle porte la marque : [pein]. Le signifiant “pane’ fait aussi référence à la vitre (« window pane »), qui, pour nous, évoque l’écran posé sur le Réel du corps.’
90.
‘ T. Cartano, Malcolm Lowry, Collection Essais-Singuliers, Henri Veyrier, 1979, p. 52.’
91.
‘ Joseph Conrad, Notes on Life and Letters, « Henry James, an appreciation. », Dent, London, 1921, 1949, p. 13 ; c’est nous qui soulignons. ’
92.
‘ M. Leiris, op. cit., p. 1239-1242.’
93.
‘ Sous-titre de la célèbre série X-Files qui n’a de cesse de tenter de donner corps à la Chose, l’irreprésentable d’une éventuelle vie extra-terrestre. Notons que la traduction française est Aux Frontières du Réel ...’
94.
‘ J. Hawthorn, op. cit., p. 24.’
95.
‘ J. Hawthorn, ibid, p. 24.’