3. D’un récit historiquement correct à un acte d’énonciation « hystériquement correct »

Cette alchimie s’apparente à une forme de renversement que l’on retrouve dans les monuments atypiques de Jochen Gerz dont G. Wajcman écrit qu’il « est un peintre sur mémoire, il grave dans les têtes »120 :

‘[...] tous les monuments de Jochen Gerz renversent la vapeur commémorative. Au lieu de célébrer une mémoire « officielle », de perpétuer le souvenir de ce dont on se souvient, il vise autre chose, il vise et montre ce qui est : l’oubli. C’est une autre mémoire qu’il érige. C’est l’Autre soudain qui se rappelle à la mémoire de la Cité. Du coup, ces monuments invisibles ont un curieux pouvoir d’exhiber. Et d’exhiber ce qu’on ne tient pas à voir121. ’

L’artiste qui figure l’absence, crée des mythes, le mythe lui-même exhibant une vérité en la voilant. Ne pourrions-nous pas interpréter l’os poli inséré dans la lèvre du chauffeur, les initiales enchevêtrées de la maison aux chevrons, et aussi le médaillon commémoratif de Decoud selon la logique de l’absence qui « présentifie » des monuments de Jochen Gerz ?

Revenons pour cela à Nostromo où nous avons toute une série de réalisations commémoratives présentées ironiquement par le capitaine Mitchell, dont nous savons que sa vision de l’histoire est à prendre avec méfiance. A la lumière, anachronique certes, du travail de Gerz éclairé par l’analyse de Wajcman, ces réalisations commémoratives nous livrent à présent des significations qui dépassent la simple commémoration de type « oubliez, je me souviens 122».

La visite guidée du capitaine s’arrête un instant dans la cathédrale de Sulaco où se trouve un buste de Don José Avellanos dans une niche (« a niche in the wall of the dusky aisle, » (N, 398)), un croquis fait par Mrs Gould (« a pencil sketch by Mrs Gould » (398)) et un médaillon à la mémoire de Decoud incrusté dans le mur (« in the wall ») qui fait écho à une réplique de Decoud — « I shall go to the wall » (173) — pendant les événements :

There is a certain convent wall round the corner of the Plaza, opposite the door of the Bull Ring. You know? Opposite the door with the inscription ‘Intrada de la Sombra’. Appropriate perhaps!

‘[...] I shall go to the wall. (N, 173)’

L’inscription « Intrada de la sombra » en face de l’arène signale l’entrée dans un lieu de sacrifice et de mort qui rappelle aussi l’entrée de l’enfer dans la Divine Comédie 123. Nous voyons les paroles de Decoud se concrétiser, puisque sa mémoire est honorée par un médaillon de marbre à son nom se trouvant ironiquement « in the wall » (398) auquel le lecteur ne peut qu’associer le mur criblé d’impacts de balles « bullet-speckled » (330). Notons tout de même que le médaillon représente non pas Decoud, mais Antonia :

The marble medallion in the wall, in the antique style, representing a veiled woman seated with her hands clasped loosely over her knees, commemorates that unfortunate young gentleman who sailed out with Nostromo on that fatal night, sir. (398)

Cette dernière est voilée, et là nous retrouvons le principe d’absence « présentifiante » qui anime les monuments de J. Gerz. D’autre part, le nom de Decoud devrait aussi être gravé sur une colonne de marbre en compagnie des autres acteurs du soulèvement — « a marble shaft commémorative of Separation » (401) — dont la maquette se trouve exposée dans la salle municipale de Sulaco.

Le fait même que cette colonne soit à l’état de projet, et donc de maquette dans une vitrine en attente d’être réalisée a, aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus de force commémorative car elle engendre un questionnement, une énonciation de la mémoire qui devient lettre morte une fois érigée, susceptible d’être arrachée de son socle à la moindre révolution ainsi que l’annonce sans le vouloir le capitaine :

‘The equestrial statue that used to stand on the pedestal over there has been removed. ‘It was an anachronism.’ Captain Mitchell commented obscurely. ‘There is some talk of replacing it by a marble shaft commemorative of Separation, [...]’ (N, 401)’

De là, nous rejoindrons l’idée de Lacan selon laquelle le signifiant :

‘[...] n’est pas là pour représenter la signification, bien plutôt il est là pour compléter les béances d’une signification qui ne signifie rien. C’est parce que la signification est littéralement perdue, c’est parce que le fil est perdu, comme dans le conte du Petit Poucet, que les cailloux du signifiant surgissent pour combler ce trou et ce vide.124

A la suite du petit Poucet, nous irons donc du côté de lieux qui sont bien plus inquiétants qu’il n’y paraît, et où prolifèrent les signifiants de la dévoration annoncée par la fonction de remplissage qui caractérise ces lieux.

Notes
120.
‘ G. Wajcman, op. cit., p. 205.’
121.
Ibid., p. 200.’
122.
Ibid., p. 201.’
123.
‘ « La présence de l’inscription, écho parodique de la formule signalant l’entrée de l’Enfer dans la Divine Comédie, est un peu comme une écriture qui vient soudain composer un ordonnancement rituel, transformant le monde de Sulaco en un espace liturgique. » (A. Topia, « L’inscription dans Nostromo  », CerCles, actes du colloque C.É.L.L.C.L.A—S.É.A.C., Rouen 12 décembre 1992, numéro spécial janvier 1993, p. 114) ’
124.
‘ J. Lacan, La Relation d’Objet. Le Livre IV, Paris, Seuil, 1994, p. 330. ’