1. Lieux d’oralité, fantasme de dévoration

L’oralité occupe une place centrale dans les textes de Conrad et de Lowry, où les personnages évoluent autour de lieux qui fonctionnent comme des gares de triage où se font et se défont les connexions. Bars, auberges, maisons ou bateaux, tous sont des lieux d’échange et de parole où les protagonistes viennent se remplir de nourriture ou/et de boisson et parler. De ce fait ce sont des lieux marqués par l’oralité, dont le dénominateur commun est la bouche, l’organe vocal et buccal, « lien médiateur entre le langage et le corps125 ». Julia Kristeva souligne cette relation d’oralité entre le langage et la dévoration en reprenant le cas phobique de la petite Sandy exposé par Anna Freud126. Elle fait aussi remarquer la prépondérance de la métaphore du chien par rapport à l’oralité et à l’énonciation.

Or si l’on se souvient d’une anecdote relatée par Conrad dans A personal Record, à propos de son grand-oncle qui aurait mangé un chien, il nous est possible de donner une réponse à la question que se pose Conrad dans cet ouvrage quant à la raison pour laquelle cette histoire l’a tant marqué, et aussi la réticence qu’il ressent à en faire part au lecteur. Conrad lui-même, et c’est pourquoi nous nous appuierons sur ce récit, insiste sur l’impact qu’a eu cet incident sur l’enfant qu’il était à l’époque :

‘The devouring in a dismal forest of a luckless Lithuanian dog by my grand-uncle Nicholas B. in company of two other military and famished scarecrows, symbolised, to my childish imagination, the whole horror of the retreat from Moscow and the immorality of a conqueror’s ambition. [...] this supper in the woods had been nearly “the death of him.” This is not surprising. What surprises me is that the story was ever heard of; [...]127

Conrad insiste à la fois sur l’horreur de l’acte quasi cannibale et aussi sur le fait que ce récit oral fut le premier récit réaliste qu’on lui eût raconté :

‘I believe this is the very first, say, realistic, story I heard in my life; but all the same, I don’t know why I should have been so frightfully impressed128. ’

Ce récit qui aurait dû être mis sous silence pour cause de bienséance fait résonner Hamlet en intertexte (« the rest is silence »). Aussi puissant et prégnant que le silence, ce récit s’est inscrit à jamais dans sa mémoire affective et effective car il touche à l’horreur, à l’indicible, à la face cachée qu’il ne faut surtout pas dévoiler : « I wish he had not [eaten the dog]. The childish horror of the deed clings absurdly to the grizzled man.129 ». A partir de cette anecdote, les chiens qui parcourent les romans de Conrad signalent par leur simple présence le noeud entre oralité, dévoration et énonciation. Ce lien problématique et douloureux, comme une morsure peut-être ... apparaît clairement et probablement de façon inconsciente, mais non moins pertinente, dans une lettre à Edward Garnett où Conrad exprime ses affres d’écrivain :

‘[...] I am a dumb dog or no better than a whining dog. There’s not a bark in me. I am overwhelmed and utterly flattened130. ’

Entre chien sans voix et chien gémissant, sans même un aboiement en lui, Conrad dit la douleur du travail d’écriture qui submerge et vide son sujet comme le laisse entendre le terme « flattened ». Ainsi, Julia Kristeva avance l’idée de l’art comme un « savoir-faire » avec la phobie :

‘L’écriture, l’art en général, serait alors le seul, non pas traitement, mais « savoir-faire » avec la phobie. [...] L’écrivain : un phobique qui réussit à métaphoriser pour ne pas mourir de peur mais pour ressusciter dans les signes131.’

N’est-ce pas à la menace du vidage du sujet par l’écriture que tentent de pallier différents modes de remplissage qui viennent s’inscrire dans le fantasme et dans le texte lui-même ?

Nourritures terrestres et spirituelles font l’attraction de ces lieux de remplissage et de parole qui entretiennent une relation privilégiée avec l’origine car, en effet, seules les lettres « ITALIA » (N, 222) apparaissent sur la façade de la Casa Viola que Giorgio a baptisée « Albergo d’Italia Una » (130) des années plus tôt. A l’heure de la Sécession, le signifiant porteur d’unité — « Una » — n’apparaît plus à la lueur des torches :

‘The glare of the torch played on the front of the house crossed by the big black letters of its inscription in which only the word ITALIA was lighted fully. (222)’

L’élément unificateur a disparu de la scène, rappelant par son absence même l’échec de la révolution menée par Garibaldi en Italie, et peut- être par association, la mort du fils de Giorgio qui déchire et rend impossible toute unité. Par ailleurs, « ITALIA » désigne le pays d’origine de Viola et de Nostromo, et aussi leur langue maternelle, triplant ainsi la référence aux origines puisque la bouche est l’origine de l’énoncé oral. Or, Giorgio Viola dont les trois dernières lettres du nom (« ola ») désignent la marmite en espagnol (« olla »)132, se trouve être le propriétaire d’une grosse marmite133 qui trône sur des braises rougeoyantes :

‘Nostromo slowly crossed the large kitchen, all dark but for the glow of a heap of charcoal under the heavy mantel of the cooking-range, where water was boiling in an iron pot with a loud bubbling sound. (223)’

Le rougeoiement des braises et les bouillons sonores se font écho dans l’espace diégétique et dans l’espace narratif de la phrase par des assonances en diphtongues [BL],[CN] et [aL] (glow, boiling, charcoal, loud, sound) et d’allitérations en [bl] et [gl] (bubbling, glow, boiling) qui associe le son liquide du [l] au son sourd du [b] et du [g]. Tous ces sons participent d’un effet d’« inquiétante étrangeté »134 lié aux sonorités glauques et ambiguës, évocatrices de l’antre de l’Autre, « borborygmes, sons primitifs d’un langage à peine animal, des paroles indistinctes et instinctives que Groddeck associe au rot buccal135. »

Par ailleurs, Giorgio semble être attaché au métier de bouche qu’il exerce semble-t-il en toutes circonstances, et même au combat pour la République Italienne, aux côtés de Garibaldi :

‘He, Giorgio, had reached the rank of ensign — alferez — and cooked for the general. Later, in Italy, he, with the rank of lieutenant, rode with the staff and still cooked for the general. He had cooked for him in Lombardy through the whole campaign [...] He had cooked for him on the field of Volturno after fighting all day. (N,59 ; c’est nous qui soulignons)’

Pourquoi une telle insistance sur le rôle de cuisinier de Giorgio? S’agit-il simplement d’un effet visant à miner son statut de héros révolutionnaire ? Il semble, en effet, qu’une certaine ironie affleure au fil de la répétition car celle-ci survient après un descriptif laissant le lecteur imaginer un Giorgio entièrement absorbé par le combat. Or les « he had cooked » successifs ébranlent l’image du guerrier viril et mettent en place les gestes répétitifs, automatiques du cuisinier derrière ses fourneaux. Mais peut-être y a-t-il une autre signification plus indirecte, au-delà de ce premier effet d’ironie et de féminisation du personnage qui ne serait qu’apparences. Giorgio dont le prénom renferme dans le désordre le signifiant « ogre » ne serait-il pas plus du côté de l’ogre et de la dévoration que du vieil homme résigné, sourd aux reproches de sa femme qui, bien que souffrante, semble « porter la culotte » avec énergie ? C’est peut-être ce que nous indique le narrateur en aparté : « (he was a famous cook, though the kitchen was a dark place) » (54). L’équivoque de l’adjectif « dark » renvoie dans un premier temps au sens figuré « peu glorieux », mais dans un deuxième temps, le sens propre « sombre, peu éclairé »s’impose peu à peu au lecteur qui distingue le caractère inquiétant que nous avons souligné et qui nous ramène à l’antre de l’Autre, à un croisement des genres tel que Bakhtine le décrit :

‘The important fact is that the fighting temperament (war, battles) and the kitchen cross each other at a certain point, and this point is the dismembered, minced flesh136. ’

Cette autre facette du personnage que nous avons déjà évoquée en nous appuyant sur une analyse onomastique n’apparaît que furtivement. Ainsi peut-on interpréter l’adjectif « leonine », immanquablement et exclusivement attribué à Giorgio, comme un élément supplémentaire en direction de la dévoration, même si la première interprétation pencherait plutôt en faveur de la dimension héroïque du personnage — « Very upright, white-haired, leonine, heroic in his absorbed quietness [...] » (N, 464) — ou de héros déchu (et déçu), « a Genoese with a shaggy white leonine head » (48). Encore une fois, le sens littéral du signifiant prend le pas sur le sens figuré, comme si le narrateur invitait le lecteur à revoir son rapport au langage pour faire resurgir des significations et des structures quasi archétypales restées enfouies, ou peut-être érodées par l’usure de la langue et de l’usage du sens figuré. Ceci rejoint l’idée développée par Gérard Wajcman à propos des « oeuvres-de-l’art modernes » qu’il faut prendre

‘« au pied de l’objet », comme on prétend entendre mieux parfois en prenant les paroles « au pied de la lettre ». Aller vers le littéral de l’objet, et suivre son littoral137.’

L’atmosphère créée à l’intérieur de la Casa Viola est d’autant plus sinistre et inquiétante que Teresa se meurt à l’étage au-dessus. Mais ce lieu où se concoctent parallèlement le placebo de Teresa, prescrit par le docteur Monygham138, et la déclaration de sécession de Sulaco, est de ce fait, aussi lié à l’idée de séparation, devenant finalement un lieu à la limite, « au joint »139 entre le trou du Réel (ou de la mort) et le halo lumineux du Symbolique dont les résonances (« an impassioned, vibrating, sepulchral note »,49) de la voix de Teresa (« a rich contralto », 49) se fait l’écho.

Cet antre de l’Autre pourrait se décliner en « entre-deux l’Autre » puisque l’auberge se situe à la limite de la ville et comme nous venons de le voir, au joint entre le Réel et le Symbolique. C’est un lieu de passage, de transit où les ingénieurs anglais de la compagnie de Chemins de fer viennent manger, un lieu tenu par une famille déracinée, venue d’Italie pour cause de révolution ayant mal tourné, et surtout parce que Giorgio est dévoué à la cause républicaine de Garibaldi : « Eh, Giorgio! Leave Cavour140 alone and take care of yourself now we are lost in this country all alone with the two children, because you cannot live under a king. »(N, 54) résume Teresa. Le nom du traître Cavour fait penser à la caverne mythique et à la cavité du ventre141 ou de la bouche tout en entretenant un lien d’homonymie troublant avec « devour ». Ce qui nous ramène à la dévoration dont le spectre polymorphe habite la conscience de Teresa déchirée par le souvenir d’un enfant mort :

‘They [ les filles de Giorgio] had been born to him late, years after the boy had died. Had he lived he would have been nearly as old as Gian’ Battista [...] (N, 58)’

La discrétion avec laquelle la mort de l’enfant (« the boy ») est évoquée ne devrait pas la reléguer parmi les éléments secondaires de la diégèse, comme semble l’indiquer l’article défini « the ». Nous tenterons de montrer que le silence autour du vide « troumatique » qu’a laissé l’enfant est à la mesure de l’impact qu’il a sur Giorgio et Teresa et, par répercussion sur Nostromo ; de ce fait, ce vide compte parmi les éléments structurels qui traversent le roman de Conrad.

Notes
125.
‘ Shoshana Felman, Le Scandale du Corps Parlant, Paris, Seuil, 1980, p. 76.’
126.
‘ « Le fait qu’il s’agit d’une fille qui a peur d’être dévorée par un chien n’est peut-être pas pour rien dans l’accentuation de l’oralité et de la passivation. [...] curieusement, plus Sandy est phobique, plus elle parle [...] ’ ‘[...] Par la bouche que je remplis de mots plutôt que de ma mère qui me manque désormais plus que jamais, j’élabore ce manque, et l’agressivité qui l’accompagne, en disant. Il se trouve que l’activité orale, productrice du signifiant linguistique, coïncide avec le thème de la dévoration, que la métaphore du “chien” recouvre en priorité. Mais on est en droit de supposer que toute activité de verbalisation, qu’elle nomme ou non un objet phobique ayant trait à l’oralité, est une tentative d’introjecter les incorporats. En ce sens, la verbalisation est depuis toujours confrontée à cet “ab-ject” qu’est l’objet phobique. L’apprentissage du langage se fait comme une tentative de faire sien un “objet” oral qui se dérobe, et dont l’hallucination forcément déformée nous menace du dehors. [...] ’ ‘On peut opposer, à cette relation de la phobie et du langage chez l’enfant, l’observation courante du discours phobique adulte. Le parler du phobique adulte se caractérise aussi par une agilité extrême. Mais cette habileté vertigineuse est comme vidée de sens, roulant à toute vitesse au-dessus d’un abîme intouché et intouchable dont, par moments, seul l’affect vient donner non pas un signe mais un signal. C’est que le langage est alors devenu un objet contre-phobique, ne jouant plus le rôle d’élément d’une introjection ratée qui peut, dans la phobie de l’enfant, faire apparaître l’angoisse du manque originaire. L’analyse de ces structures-là est amenée à se faufiler dans les mailles du non-dit pour toucher le sens d’un discours à tel point barricadé. » (Julia Kristeva, Les Pouvoirs de l’Horreur, Paris, Seuil, 1980, p. 52-53. Anneliese Schnurmann, “Observation of a Phobia” (contribution au séminaire d’Anna Freud de 1946), in Psychoanalytic Study of the Child, 3/4: 253-270.)’
127.
‘ Joseph Conrad, A personal Record, The Collected Works of Joseph Conrad, Volume IX, London, Routledge / Thoemmes Press, 1995 (1912) p. 46. ; c’est nous qui soulignons. Conrad fait une première référence à ce chien un peu plus haut : « Mr Nicholas B. [...] bagged a dog on the outskirts of a village and subsequently devoured him. [...] He was large ... He was eaten ... The rest is silence ... », ibid., p. 32-34.’
128.
Ibid., p. 32. ’
129.
Ibid., p. 35’
130.
‘ Joseph Conrad, The Collected Letters of Joseph Conrad, Vol 2, 1898-1902, ed. Frederick R Karl & Laurence Davies, Cambridge University Press, 1986, p. 176. (Lettre datée du 31 mars 1899) Désormais, CLJC 2.’
131.
‘ J. Kristeva ajoute à cela un commentaire qui pourrait à première vue sembler anodin et superflu mais qui en dit long sur la relation entre la phobie, l’oralité et l’écriture, si l’on considère l’opéra comme le lieu de l’oralité musicalisée, transcendée par excellence : « Le petit Hans est devenu metteur en scène d’opéra. » (op. cit., p. 49)’
132.
‘ Claude Maisonnat à propos d’un personnage de « Feathers » de Raymond Carver dont il fait remarquer le nom tranchant signale aussi que le personnage nommé Ola participe à un dîner entre amis qui s’avère être un rituel cannibale. Communication intitulée « L’inquiétante anamorphose du récit. », colloque de PERU, « L’Inquiétant », Lyon 2, mars 2000, à paraître. ’
133.
‘ Noëlle Châtelet fait remarquer la similitude entre le ventre et la marmite : « [...] chaudron marécageux engorgé d’objets divers dont on tente bien de se débarrasser mais qui se renouvellent sans cesse dans ce corps, harassé et qui ne peut dire « non » , à moins de renoncer à soi. », Le Corps à Corps Culinaire, Paris, Seuil, 1977, p. 86.’
134.
‘ Traduction du célèbre « Unheimlich » de Freud. ’
135.
‘ Noëlle Châtelet, op. cit., p. 85.’
136.
The Bakhtin Reader, Selected Writings of Bakhtin, Medvedev, Voloshinov, ed. Pam Morris, London, Edward Arnold, 1994, p. 221.’
137.
‘ G. Wajcman, L’Objet du Siècle, op. cit., p. 58.’
138.
‘ “‘Give her a spoonful of this now and then, in water,’ he said. ‘It will make her easier.’” (N, 223)’
139.
‘ J. Lacan, L’Ethique de la Psychanalyse, op. cit., p. 319.’
140.
‘ Homme d’Etat piemontais, ennemi de Garibaldi : « the arch intriguer sold to kings and tyrants » (N, 54)’
141.
‘ N. Châtelet remarque : « [...] il suffit de peu de chose, d’un léger glissement pour que la chaude et accueillante cavité du ventre prenne les traits d’un monstre dévorant. » (op. cit., p. 76)’