2. L’enfant mort, le vide, et la lettre

Une analyse récente de la Roue de bicyclette de Duchamp (1913) par G. Wajcman suggère que ce que montre cette oeuvre du début du siècle n’est pas tant la roue en elle-même mais plutôt la place vide de la chambre à air manquante :

‘[...] la chambre à air qu’il n’y a pas. Qui manque. Reste seulement une place, la cavité de la roue, le logement creux destiné à recevoir la chambre à air. Une place vide, pleine de vide. Place d’un manque. Une absence qu’on nous met sous les yeux. Le coeur de l’oeuvre est là, sous nos yeux. Comme si le dessein de l’oeuvre-de-l’art, c’était de montrer cela qu’on ne peut pas voir. [...] La roue de bicyclette est un socle troué d’exposition de vide142. ’

Ne pourrait-on pas faire une analyse similaire du motif de l’enfant mort qui n’a de cesse de dire l’absence ?

La place vide laissée par le fils mort de Giorgio et Teresa nous permet de tenter cette dernière variation : « entre eux deux, l’Autre ». En effet, personne, pas même Nostromo, ne peut occuper cette place vacante, ni même recouvrir sa béance. Or n’est-ce pas précisément ce qu’attendent de lui ses parents adoptifs? « ‘My son would have been just such a fine young man as you, Gian’ Battista, if he had lived.’ » (N, 132) lui dit Viola. De même, le narrateur insiste sur le lien quasi filial existant entre Teresa et Nostromo :

‘She railed at his poverty, his exploits, his adventures, his loves, and his reputation ; but in her heart she had never given him up, as though, indeed, he had been her son. (225)’

Les remontrances répétées de Teresa vis à vis du nom que s’est laissé donner Nostromo semblent indiquer l’affleurement d’un symptôme du désir de maîtrise de Teresa, qui, sur son lit de mort, réitère son reproche :

‘‘Get riches at least for once, you indispensable, admired Gian’ Battista, to whom the peace of a dying woman is less than the praise of people who have given you a silly name — and nothing besides — in exchange for your soul and body.’ (226). ’

Un flou entoure la maladie de la Padrona, celle-ci a vieilli prématurément à cause du climat, mais sa maladie reste mystérieuse : « She had a handsome face, whose complexion had turned yellow because the climate of Sulaco did not suit her at all. » (49). Ce non-dit projette une zone d’ombre semblable à celle de la Casa Viola (« a black long rectangle of shade », 55), une zone d’incertitude, entre chien et loup, propice aux interprétations et aux amplifications.

Ainsi, nous pouvons nous demander si symboliquement, Teresa Viola ne meurt pas du refus de Nostromo143 de se plier à son désir et ainsi de remplir le vide qui la ronge. De plus, de cet ultime affrontement entre Teresa et Nostromo, émerge l’accord secret imposé par Teresa au sujet de ses deux filles : « ‘[...] Husband to one and brother to the other, did you say? [...]’ » (N, 227), lui rappelle Nostromo. Teresa, l’ogresse, épouse de son ogre de mari, coupable de trop aimer ce fils adoptif, jette ce dernier en pâture à ses filles, commettant l’inceste par procuration. Considérée sous cet angle, Teresa peut se lire comme « l’image inversée de la maternité144 », dont la mine, le fleuve Congo et la barranca d’Under the Volcano voraces sont des métaphores fantasmatiques.

Bien que mourante, Teresa sort victorieuse de cet affrontement puisqu’elle parvient à défaire l’identité de Nostromo en la réduisant à des mots sans valeur : « They have been paying you with words [...] » (N, 227). Nostromo n’est plus rien à ses yeux, il en perd la parole (« as if struck dumb. » 227), et devient une silhouette insignifiante : « His disregarded figure sank down beyond the doorway. » (227). Par ses paroles, Teresa fait chuter les semblants qui font la réputation et l’identité de Nostromo. La chute proleptique du héros tragique se dit et se fait entendre dans la répétition de la dentale [d] et des signifiants de la chute, au sens propre (« sank down », « descended »). Nostromo est interdit de parole, d’énonciation, (« dumb »), il est aussi rayé du champ visuel de Teresa (« disregarded ») et de ce fait n’existe plus. Finalement, il ne comprend, ni n’entend plus rien (« baffled »). Les paroles désobligeantes de Teresa (« disparagement ») l’ont anéanti, et ceci au moment où il franchit le seuil de la chambre de Teresa (« beyond the doorway »), moment critique et hautement symbolique du franchissement qu’il effectue à reculons ( « backwards ») :

‘Nostromo stood for a time as if struck dumb. [...] His disregarded figure sank down beyond the doorway. He descended the stairs backwards, with the usual sense of having been somehow baffled by this woman’s disparagement of this reputation he had obtained and desired to keep. (227) ’

Le franchissement du seuil à ce moment précis où Teresa le renie n’est certainement pas fortuit. Teresa, en quelques mots, le vide du semblant d’identité que les notables de Sulaco lui avaient attribué.

Comme l’a fait remarquer François Gallix, Nostromo est triplement marqué par la béance des trois « o » qui font résonner la vacuité du signifiant145. Le nom de Nostromo nous apparaît bien comme un signifiant vide en quête de signifié. Tandis que Nostromo en tant que dramatis persona, devient une enveloppe charnelle vide, « an empty shell »146, à la recherche d’une identité. A ce sujet, Anthony Fothergill analyse Nostromo comme « an empty sign, a void which needs above all to be filled »147. Nous ajouterons que ce signifiant résulte d’une erreur de prononciation du Capitaine Mitchell, ce qui ne fait que renforcer la notion d’inadéquation chevillée au nom du héros, éponyme de surcroît :

‘This camp-master was the Italian sailor whom all the Europeans in Sulaco, following Captain Mitchell’s mispronunciation, were in the habit of calling Nostromo. (N, 68 ; c’est nous qui soulignons)’

André Topia souligne à cette occasion le manque qui caractérise Nostromo, dont le nom porte la trace du manque puisqu’il « manque une lettre »148. Nous comprenons alors mieux pourquoi il n’a de cesse de réclamer un cigare : « The fellow’s everlastingly cadging for smokes » (404). Il est « comme une forme vide qui aspire à être remplie et réclame désespérément un statut ontologique stable.149 ». Dans la même logique, nous constatons que sa monture est une jument, gris argent, certes, mais une jument et non un étalon qui aurait été le garant de sa virilité. De ce fait Nostromo est défaillant à plus d’un titre. Nostromo qui n’a cessé d’osciller entre ce nom à la lettre manquante et son nom de scène « The Magnificent Capataz de Cargadores » est dans un cas victime de « mispronunciation » et dans l’autre cas, nous apprenons qu’il est mal nommé (« miscalled », 435).

L’erreur de prononciation de Mitchell, fait étrangement penser à une autre erreur, de typographie, cette fois, dans Under the Volcano où, dès les premières pages, le lecteur est mis en garde contre la lettre dans sa matérialité et en tant qu’élément signifiant :

‘What had happened just a year ago today seemed already to belong in a different age. One would have thought the horrors of the present would have swallowed it up in a drop of water. It was not so. Though tragedy was in the process of becoming unreal and meaningless it seemed one was still permitted to remember the days when an individual life held some value and was not a mere misprint in a communiqué. (UV, 51 ; c’est nous qui soulignons)’

La faute de frappe, « a mere misprint in a communiqué », est mise en équation avec une vie humaine, « an individual life », celle du Consul qui ne tient qu’à une lettre, d’encre et de papier, puisqu’il meurt, assassiné, faute d’avoir pu rectifier l’erreur en question et rétablir la vérité quant à son identité. Que faire dans un monde où les lettres n’arrivent pas, où la relation entre le graphème et le phonème et le signifié a perdu son semblant de stabilité ?

Cette disjonction entre lettre et signifiant n’a jamais été aussi manifeste que dans le monde moderne marqué par la chute des semblants. Le même décalage se dessine entre l’enfant mort et l’orphelin qui doit le remplacer, dans Nostromo comme dans Under the Volcano. Le substitut, mis « à la place » est toujours inadéquat, le manque subsiste malgré toutes les stratégies de remplacement, détournement et recouvrement du vide. Or les mots ne sont-ils pas ce qui permet de tourner autour à défaut de détourner la vacuité du langage ? N’est-ce pas la préoccupation principale de Lowry ainsi que de Conrad qui réitère son interrogation au début d’Under Western Eyes ?

‘Words, as is well known, are the great foes of reality. [...] To a teacher of languages there comes a time when the world is but a place of many words and man appears a mere talking animal not much more wonderful than a parrot150. ’

Remarquons le perroquet, qui en anglais (« parrot ») entretien un lien de quasi-homophonie avec un signifiant qui a lui aussi à voir avec l’identité puisqu’il s’agit de « patriot ». Le professeur de langues perçoit la vacuité du langage pourtant intimement lié à l’identité. Or, si derrière « parrot » nous avons tendance à entendre « patriot », ça n’est pas par hasard puisque le patriote est celui qui a un fort sentiment d’identité nationale. Mais le perroquet est aussi une instance du premier degré du langage lorsqu’il s’écrie « Viva Costaguana! » (N88), — « Long live the coast of bird-droppings » — traduit Aaron Fogel, tout en ajoutant : « The slogan that comes out of a bird’s mouth — it’s bêtise — will celebrate whatever comes out of its rectum or ‘mine’.151 » La Casa Gould n’est en fait qu’un lieu de discours mécanique comme le suggère la présence du perroquet dont la voix moqueuse singe les péroraisons (« peroration », 330, « empty speeches » 214) de ses maîtres. Le perroquet semble fonctionner comme une chambre d’enregistrement de tout ce qui se dit et se fait dans la Casa Gould. Et il en donne un écho railleur, un peu comme Decoud, mais de façon mécanique, ce qui met en évidence la vanité du discours des êtres parlants en phase de devenir des perroquets.

« Parrots are very human. » (99), dit le narrateur, mais peut-être devrait-on inverser cette affirmation et conclure que les hommes sont très proches du perroquet? Et ceci d’autant plus que les apparitions du perroquet sont toujours en relation avec des passages traitant de l’éloquence, de façon plus ou moins ironique comme si sa fonction était de nous faire voire ou plutôt entendre l’apprêt et la vacuité des propos des personnages empêtrés dans les semblants. D.H. Lawrence a écrit à propos du perroquet :

‘But that any creature should be able to pour such a suave, prussic-acid sarcasm over the voice of a human being calling a dog, is incredible. One’s diaphragm chuckles involuntarily. And one thinks: Is it possible? Is it possible that we are so absolutely, so innocently, so ab ovo ridiculous?’ ‘And not only is it possible, it is patent. We cover our heads in confusion152. ’

Si le perroquet a pour fonction de renvoyer aux hommes une image les mettant face au ridicule, les personnages de Nostromo ne semblent pas y être sensibles. Cependant le perroquet veille sur les protagonistes qu’il suit du début à la fin. Ainsi Mitchell se souvient-il avoir vu un perroquet vert dans la foule qui s’apprête à venir en aide à Charles Gould : « I remember one of these women had a green parrot seated on her shoulder, as calm as a bird of stone. » (397). Mais il est incapable de prendre la distance nécessaire pour se rendre compte de son propre ridicule et se taire, comme le lui intime l’attitude silencieuse du perroquet.

La dernière allusion au perroquet se fait à travers le regard incisif de Monygham qui compare les bavardages des conspirateurs de Sulaco au « bruit » d’une volière de perroquets : ‘« you can hear their chatter across the street like the noise of a parrot-house ’» (423). Pedro Montero, quant à lui, fait l’objet d’une remarque acerbe réduisant son don pour les langues à « a parrot-like talent for languages » (328) qui n’est pas sans rappeler la remarque du narrateur d’Under Western Eyes citée précédemment. Il est clair que le perroquet dans Nostromo est une sorte de garde-fou qui signale à celui qui veut bien comprendre, les dérives du discours qui se déshumanise et se détache de toute pensée153 comme si le langage lui-même était mis sur l’autel du sacrifice154. Ou peut-être s’agit-il d’un sacrifice permettant l’accession au langage sans apprêts155 ?

Notes
142.
‘ G. Wajcman, op. cit., p. 80.’
143.
‘ “[...] ‘Did you think you could put a collar and chain on me as if I were one of the watchdogs they keep over there in the railway yards? [...]’” (N, 227).’
144.
‘ Geneviève Calame-Griaule, « Une affaire de famille », Destins du cannibalisme, Nouvelle Revue de psychanalyse n°6, Gallimard, 1972, p. 185. ’
145.
‘ « l’étrange et harmonieuse sonorité d’un titre mélodieux à la graphie arrondie avec la béance circulaire de ses trois O et la douceur de ses consonnes » (François Gallix, « Nostromo, Pour une défense du titre », CerCles, numéro spécial, janvier 1993, actes du colloque C.E.L.L.C.L.A.-S.E.A.C., Rouen 12 décembre 1992, p. 27)’
146.
‘ Jean-Paul Pichardie, « “Desnudo el joven”: Nostromo — Nostromo », CerCles, numéro spécial, janvier 1993, actes du colloque C.E.L.L.C.L.A.-S.E.A.C., Rouen 12 décembre 1992, p. 37.’
147.
‘ Anthony Fothergill, « Conrad’s nightmarish meanings », L’Epoque Conradienne, première partie des actes du Colloque de Genève, 3-6 septembre 1992, p. 14.’
148.
‘ A. Topia, « L’inscription dans Nostromo  », CerCles , actes du colloque C.É.L.L.C.L.A—S.É.A.C., Rouen 12 décembre 1992, numéro spécial janvier 1993, p. 107. ’
149.
Ibid., p. 109.’
150.
‘ J. Conrad, Under Western Eyes, London, Penguin Books, (1911) 1989, p. 55.’
151.
‘ Aaron Fogel, Coercion to Speak, Harvard University Press, Cambridge, Massachussets, and London, England, 1985, p. 102.’
152.
‘ D. H. Lawrence, Mornings in Mexico, 1927, London, Penguin Books, 1986, p. 8-9.’
153.
‘ “The parrot’s talk in the Gould house [...] is one of many examples of unthinking speech, a form of énoncé without enunciation whose dehumanizing effect can be read on the reified society of Sulaco.” (J. Paccaud-Huguet, « Tainted Inheritance, Audacious Desires and the Textual ontology of Nostromo », Perpignan, xxxiie Congrès de la SAES, mai 1993, p. 1-2)’
154.
‘ Une nouvelle de William Gass, The Pedersen Kid, met en scène un sacrifice d’enfant qui peut se lire métaphoriquement comme la mise à mort du langage :  « We were getting him ready to bake. » (In the Heart of the Heart of the Country, 1968, Nonpareil Books, Boston, 1989, p. 10) Voir aussi à ce sujet l’article de J. Paccaud-Huguet, «  The Rhetoric of fiction in Daniel Defoe’s Robinson Crusoe, Graham Swift’s Waterland and William H. Gass’s In the Heart of the Heart of the Country », Colloque de Toulouse, Université de Toulouse-le-Mirail, Centre de Recherche “Cultures Anglo-saxonnes, janvier 1992, p. 163-166)’
155.
‘ Nous désignons par ce terme le langage archaïque enfoui sous les semblants imposés par les codes culturels, sociaux et littéraires.’