3. Un vide dévorateur qui fait un reste

Nous pouvons nous demander si derrière l’enfant mort et l’orphelin, il n’y a pas un discours sur le langage à jamais inadéquat, sur l’écriture qui toujours bute sur l’indicible et l’inmaîtrisable. Ne serait-ce pas une façon métaphorique de dire le fait de structure qu’est la disjonction entre le signifiant et le signifié et entre le signe linguistique et la chose, qui dévore l’écrivain ? Conrad semble avoir saisi toute la dimension de la tâche de l’écrivain, dont le sauvetage semble impossible face au monstre dévorateur :

‘The more I write the less substance do I see in my work. The scales are falling off my eyes. It is tolerably awful. And I face it, I face it but the fright is growing on me. My fortitude is shaken by the view of the monster. It does not move; its eyes are baleful; it is still as death itself and it will devour me. Its stare has eaten into my soul already deep, deep. I am alone with it in a chasm with perpendicular sides of black basalt. Never were sides so smooth, and high. [...] There’s not rope long enough for that rescue156.’

Le motif de l’enfant mort remplacé par un orphelin (lui-même coupé de ses origines par la mort de ses parents) occupe aussi l’espace diégétique de Under the Volcano, avec le même lien à l’oralité.

Plusieurs enfants morts sont mentionnés de façon étrangement légère et si discrète que leur image va se nicher silencieusement dans un recoin de la mémoire du lecteur. L’importance de ces allusions est mise en relief grâce à des phénomènes narratifs de répétition et d’écho qui resserrent le tissu du texte et font surgir ce motif inscrit en filigrane. Ainsi le seul fils Taskerson ayant hérité d’un talent littéraire est mort, et c’est Geoffrey Firmin qui est désigné pour remplir la place vide du fils mort :

‘[...] the strange little Anglo-Indian orphan, a broody creature of fifteen, so shy and yet so curiously self-contained, who wrote poetry that old Taskerson (who’d stayed at home) apparently encouraged him with [...] (UV, 62) ’

Toute la famille s’emploie à remplir cette place vide par une consommation de bière et de nourriture débridée qui n’est pas sans rappeler l’excès rabelaisien :

‘Old Taskerson, a kindly sharp man, had lost the only one of his sons who’d inherited any degree of literary talent ; every night he sat brooding in his study with the door open, drinking hour after hour, his cats on his lap, his evening newspaper crackling distant disapproval of the other sons, who for their part sat drinking hour after hour in the dining-room. (64)’

Un lien intime semble se tisser entre la fonction de remplissage organique et l’écriture, car Taskerson, buveur de bière pantagruélique, est aussi poète (« the famous English poet », 62) et encourage les débuts en écriture de Geoffrey. Ce lien métaphorique très Rabelaisien entre écriture et nourriture apparaît aussi lorsque l’on observe Decoud, toujours dans la cuisine de Viola, en train d’écrire à sa soeur :

‘[...] instead of looking for something to eat, or trying to snatch an hour or so of sleep, Decoud was filling the pages of a large pocket-book with a letter to his sister. [...] With almost an illusion of her presence, he wrote the phrase, ‘I am very hungry.’ 157(N, 210 ; c’est nous qui soulignons)’

Par ce geste épistolaire, Decoud remplit les trous de la diégèse. Ces analepses permettent ainsi au lecteur de retrouver certains repères dont le narrateur l’avait privé, par une narration à la chronologie un tant soit peu déconcertante et chaotique, à l’image de l’histoire qui se fait et se défait à partir de ces lieux de rencontre. Et par ce biais, Conrad fait sentir au lecteur l’irrésistible besoin de remplir les failles lié à la pulsion orale.

Si l’on considère la maison Gould, elle aussi lieu de parole, où se retrouvent les notables de Sulaco qui « font l’histoire », il semble que cette demeure soit elle aussi marquée par la pulsion orale. Avant les événements, la Casa Gould est essentiellement un lieu de rencontre et de parole ironiquement placé sous le signe du perroquet au regard parfois fixe158, parfois irrité159 et irritant à l’image de Loulou, le perroquet de Félicité dans Un Coeur Simple 160 et de la vierge Marie161 qui semblent signaler au lecteur la vacuité des propos échangés ainsi que le vide qui sépare les Gould. Ceux-ci n’ont pas d’enfant, ce qui souligne l’incomplétude du couple dont l’unique fruit est l’argent extrait de la mine. Le premier lingot voit le jour entre les mains de Mrs Gould, elle-même orpheline depuis longtemps (« an orphan from early chilhood », N 92). La description de la scène met clairement en évidence la dimension d’objet substitutif du lingot dont le caractère anal est flagrant : « the first spongy lump of silver [...] still warm from the mould » (117).

La fonction substitutive de l’objet (a) tel que le définit Lacan162 fait de l’argent l’objet anal par excellence. Mrs Gould l’investit d’une fonction substitutive plus personnelle et relevant de l’imaginaire qui nous semble être liée à l’absence d’enfant. En effet, ce premier lingot est décrit comme un nouveau-né, support de tous les espoirs de Mrs Gould :

‘[...] and by her imaginative estimate of its power she endowed that lump of metal with a justificative conception, as though it were not a mere fact, but something far-reaching, and impalpable, like the true expression of an emotion or the emergence of a principle. (N, 117)’

Mais si l’on se place du point de vue de Gérard Wajcman lorsqu’il définit Malevitch en partant du Carré noir sur fond blanc ou Quadrangle (1915) comme le premier artiste avec Duchamp à introduire du vide plutôt que d’ajouter ou enlever, Mrs Gould, avec son lingot encore chaud, se situe du côté de la tradition ancestrale et non de l’innovation ; son aquarelle qui n’est que nostalgie pour des temps révolus en témoigne :

‘Là où la création s’entendait depuis l’origine des temps dans le sens de la production d’un plus, d’un en-plus, d’un objet nouveau-né mis au mode, voici un artiste qui s’attache à produire de l’en-moins.163

Conrad serait alors du côté de Malevitch et Duchamp en ce sens qu’il parvient à mettre en oeuvre un objet nouveau tel que le définit Wajcman :

‘[...] point d’une rencontre et d’un nouage inattendus de la roue et du carré, de « l’oeuvre d’art » industrielle et du tableau de peinture. Voilà comme se fabrique un objet vraiment nouveau164. ’

En effet, la mine peut se lire comme un avant-goût de l’oeuvre d’art industrielle qui, travaillée par l’écriture de Conrad, devient un objet nouveau, un objet (a) avant l’heure lacanienne165.

Revenons à la Casa Gould où seules des voix d’adultes montent dans le patio. L’espace vide au centre de la demeure permet la circulation des personnes autour de ce vide, et favorise l’ascension des ondes sonores. C’est aussi un excellent observatoire à partir duquel les personnages, et Mrs Gould en particulier, peuvent donner libre cours à la pulsion scopique. Nous verrons que ces éléments suffisent à expliquer l’importance que Mrs Gould accorde à ce patio :

‘Mrs Gould loved the patio of her Spanish house. A broad flight of stone steps was overlooked silently from a niche in the wall by a Madonna in blue robes with the crowned child sitting on her arm. Subdued voices ascended in the early mornings from the paved well of the quadrangle [...] she could witness from above all the departures and arrivals of the Casa, to which the sonorous arched gateway lent an air of stately importance. (N, 88)’

A l’issue de cette description, Mrs Gould apparaît comme une Madone silencieuse et sans enfant, surveillant les allées et venues dans sa maison qui prend des allures de forteresse. Or voici ce que cette demeure coloniale devient pendant les événements : « A war hospital below, and apparently a restaurant above. » (N, 216). En d’autres termes, c’est un lieu où l’on panse les blessures des hommes, métaphore du colmatage des brèches de l’histoire, et où l’on remplit le vide spirituel par des nourritures terrestres (« a restaurant above »). Les notables de Sulaco en plein travail pour l’avenir de la province ont faim166. Encore une fois le thème de la nourriture et du remplissage surgit en association avec l’acte d’énonciation. Bakhtine souligne ce rapport intime entre oralité et énonciation à partir des zones liminaires et le plus souvent érogènes, du corps :

‘Next to the bowels and the genital organs is the mouth, through which enters the world to be swallowed up. And next is the anus. All these convexities and orifices have a common characteristic; it is within them that the confines between bodies and between the body and the world are overcome: there is an interchange and an interorientation. [...] Eating, drinking, defecation and other elimination (sweating, blowing of the nose, sneezing), as well as copulation, pregnancy, dismemberment, swallowing up by another body — all these acts are performed on the confines of the body and the outer world, or on the confines of the old and new body. [...]167

Roland Barthes a développé une analyse de la peinture selon l’idée que ses deux origines seraient l’écriture, « l’exercice de la pointe (du pinceau, de la mine, du poinçon, de ce qui creuse et strie »168, et la cuisine :

‘[...] toute pratique qui vise à transformer la matière selon l’échelle complète de ses consistances, par des opérations multiples telles que l’attendrissement, l’épaississement, la fluidification, la granulation, la lubrification, produisant ce que l’on appelle en gastronomie le nappé, le lié, le velouté, le crémeux, le croquant, etc.169

Il semble que dans Nostromo en particulier, se dessine ce parallélisme entre écriture et cuisine : celui-ci est soutenu par les personnages de Giorgio et Decoud, l’un oeuvrant aux fourneaux et l’autre à la table d’écriture, ou plus précisément à la table de la cuisine de Giorgio. Giorgio serait alors du côté de « l’en-plus » et Decoud, de « l’en-moins » si l’on reprend la distinction que fait Freud entre la peinture — via di porre — et la sculpture — via di levare—. Cette distinction vaut surtout pour Decoud qui porte la marque de l’en-moins dans son nom avec le préfixe « de » qui lui aussi peut signifier l’en-moins et l’en-plus, la dénégation et l’appartenance. Sur le plan diégétique, Decoud met en acte cet en-moins en disparaissant dans les eaux troubles du Golfo Placido, laissant le trésor avec quatre barres d’argent en moins, ce même en-moins qui causera la mort de Nostromo. Une mort donnée par Giorgio Viola dans la méprise la plus complète des identités, puisque celui-ci prend Nostromo, son fils adoptif, pour un prétendant indésiré de sa fille cadette (lui-même formé, modelé par Nostromo). L’en-moins semble poursuivre Decoud au-delà de sa propre mort, non seulement à cause des lingots qui lestent son corps, mais aussi par le truchement du médaillon commémoratif sculpté en creux — via di levare — dans le mur de la cathédrale de Sulaco. De plus, Barthes ajoute :

‘[...] dans la cuisine comme dans la peinture, il faut laisser tomber quelque chose quelque part : c’est dans cette chute que la matière se transforme (se déforme) : que la goutte s’étale et l’aliment s’attendrit : il y a production d’une matière nouvelle (le mouvement crée la matière).170

Il faut faire un reste, ce qui vaut aussi pour l’écriture et que nous retrouvons sous forme de non-dit, de mi-dire et de refus de conclure chez Conrad. Or chacun sait que ce sont les restes d’un repas qui sont les plus savoureux, dans l’après-coup du festin ! Conrad lui-même, décrit le rapport étroit qui relie l’écriture aux arts de la table lorsqu’il écrit :

‘Don’t talk of potboilers. We are all writing potboilers. The best work of the best men has gone into potboilers. I had an awful year of it171.’

Lowry, quant à lui, s’adonne à un autre mode de remplissage favorisant l’élément liquide qui signale aussi clairement le manque et la pulsion de mort.

Notes
156.
JCCL 2, op. cit. p. 177.’
157.
‘ Notons la similitude avec cette remarque de Bakhtine à propos du prologue de Rabelais : « In the beginning of this prologue the author intentionally debases his work. He can write only while eating; in other words, he spends but little time on his work, which is, as it were, a mere joke. », M. Bakhtine , op. cit., p. 231. ’
158.
‘ “a round unblinking eye” (N, 92).’
159.
“the irritated eye of the parrot” (N, 98)’
160.
‘ Le narrateur de J. Barnes rend compte de ses recherches sur le perroquet de Flaubert sur le terrain : « A xeroxed letter from Flaubert confirmed the fact: the parrot, he wrote, had been on his desk for three weeks, and the sight of it was beginning to irritate him. » (Julian Barnes, Flaubert’s Parrot, London, Jonathan Cape, 1984, p. 16)’
161.
‘ “a Madonna in blue robes with the crowned child sitting on her arm.” (N, 88).’
162.
Voir définition en introduction, note 1, p. 19. ’
163.
‘ G. Wajcman, op. cit., p. 90.’
164.
Ibid., p. 93.’
165.
‘ G. Wajcman évoque l’hypothèse selon laquelle Duchamp et Malevitch seraient des artistes lacaniens : « [...] Duchamp et Malevitch en artistes lacaniens ? Disons que ce que je crois, c’est que leur oeuvre n’est pas tombée dans l’oreille d’un aveugle. Ils rejoindraient ainsi ces artistes dont Lacan a pu dire qu’ils ont pu, dans leur art, précéder la psychanalyse sur sa voie. Je soutiens donc, en premier, que les artistes modernes précèdent l’objet (a) de lacan, et en second, que l’objet (a) est un objet moderne. », ibid., p. 238-239.’
166.
‘ “[...] one of them had run out in the corridor to ask the servant whether something to eat couldn’t be sent in.” (N, 216).’
167.
‘ M. Bakhtine , op. cit., p. 234.’
168.
‘ Roland Barthes, L’Obvie et l’Obtus, p. 194.’
169.
Ibid., p. 194.’
170.
‘ R. Barthes, op. cit., p.195-96.’
171.
CLJC 3, lettre à Ernest Dawson, 21 décembre 1903, p. 97.’