4. La pulsion orale

Le Consul assouvit la pulsion orale dans les bars, lieux anonymes souvent sans nom (« nameless cantinas »), poursuivi par le leitmotiv de l’enfant mort qu’il faut transporter au plus vite : « A corpse will be transported by express! » (UV, 88). Ce corps d’enfant traverse le roman de bout en bout, figure de la déchirure et du manque qui travaillent les protagonistes et le texte lui même. C’est une représentation imaginaire de la béance et de l’absence qui, paradoxalement, fait le lien entre les personnages. Car il y a bien un enfant mort « entre eux deux » — Yvonne et Geoffrey — un enfant qu’Yvonne a eu d’un dénommé « Cliff » (« the adulterous ghost named Cliff », UV116), son premier mari. Cet enfant mort renvoie encore plus cruellement le Consul face à l’absence d’enfant qui déchire leur couple : « Yvonne and he should have had children, would have had children, could have had children, should have... »(267). Cet enfant mort, un inconnu pour le Consul, est, fait étrange, à chaque fois évoqué par lui, et non par Yvonne, la « mauvaise » mère qui se raccroche désespérément à son image de femme-enfant, voire de garçon manqué172.

Le style alambiqué de l’évocation est frappant car il mime la tentative de recouvrement et de remplissage du vide terrifiant laissé par l’enfant mort, comme si les mots cherchaient à dire, tout en ne disant pas, l’impossible à dire symbolisé implicitement par le chiffre satanique 666 embusqué sous les « as many » :

‘And the child, strangely named Geoffrey too, she had had by the ghost, two years before her first ticket to Reno, and which would now be six, had it not died at the age of as many months as many years ago, of meningitis, in 1932, three years before they themselves had met, and been married in Granada, in Spain? (UV, 116-17)’

L’enfant mort devient aussi un point de repère, comme nous venons de le voir, toute la chronologie du couple s’organise autour de lui, ce qui illustre aussi les imbrications à l’infini du texte de Lowry, « the western ocean of his soul » (UV, 175) où croisent « the snouted voyagers of the sea’s unconscious » (175), ici les navires corsaires qui traquent les sous-marins ennemis, mais entendons peut-être aussi les traquenards de l’inconscient.

Cette autre dimension du texte fait écho à celui de Thoreau :

‘What was the meaning of that South-Sea Exploring expedition, with all its parade and expense, but an indirect recognition of the fact, that there are continents and seas in the moral world, to which every man is an isthmus or an inlet, yet unexplored by him, but that it is easier to sail many thousand miles through cold and storm and cannibals, in a government ship, with five hundred men and boys to assist one, than it is to explore the private sea, the Atlantic and Pacific Ocean of one’s being alone (...) obey the precept of the old philosopher, and explore thyself.173

La métaphore maritime est le premier point commun entre ces deux citations, mais c’est un détail qui vient véritablement faire noeud et pointe le lien entre la béance et la dévoration. Thoreau évoque les cannibales, figure terrifiante de la dévoration, parmi les dangers concrets de l’océan, et que l’homme affronte à bord de navires officiels (« in a government ship ») que nous pouvons interpréter comme le « discours du maître » en tant que discours officiel, reconnu de tous et qui fait loi. Il est intéressant de noter que ce discours ne convient pas tout à fait à l’exploration de l’inconscient, « the private sea, the Atlantic and Pacific Ocean of one’s being alone ».

Conrad a pu expérimenter les deux types de voyages exploratoires et constater la difficulté du voyage au coeur de l’homme qui mène droit aux ténèbres, et au fantasme de dévoration dont les meilleurs ambassadeurs dans Heart of Darkness se trouvent être à bord du misérable vapeur nommé, d’après son original174 et non sans ironie, Le Roi des Belges.

Le vapeur, nous dit Marlow, résonne comme une vieille boîte à biscuits en fer blanc175, une comparaison peu glorieuse à mettre en face d’un nom royal. Nous pouvons aussi y voir une figure du reste que fait le langage, ou encore un reste de l’empire colonial, et qui en tant que reste, essaime ou résonne, tout comme le signifiant, pour constituer un réseau. Au lecteur de faire les liens, le liant, qui lui permettra de se frayer un chemin dans les méandres du texte. La lecture aussi, peut se concevoir comme un voyage plus ou moins bien balisé et semé d’embûches.

Notes
172.
‘ “Yvonne stood below smiling up at him [Hugh], hands in the pockets of her slacks, feet wide apart like a boy.” (UV, 141)’
173.
‘ Henry David Thoreau, Walden and Civil disobedience, New York . London, W. W. Norton, 1966, p. 212, c’est nous qui soulignons.’
174.
‘ Le récit de Heart of Darkness est largement autobiographique.’
175.
‘ “She rang under my feet like an empty Huntley & Palmers biscuit-tin kicked along a gutter [...].” (HOD, 59)’