6. Ecriture et dévoration : un acte de ténèbres

Le hurlement du chien fait penser à la morsure, ainsi qu’à La Mordida (roman de Lowry achevé par Margerie Bonner Lowry) et nous ramène au thème central de la dévoration qui court entre Under the Volcano et Nostromo sous la forme du chien errant « pariah dog ». Discret, mais toujours là, ce dernier suit de près ou de loin le Consul et Nostromo183 et hante les abords de Quauhnahuac (Under the Volcano) et de Sulaco (Nostromo). Quant à Heart of Darkness, même si le motif du chien n’est pas des plus frappants, ce dernier fait tout de même une brève apparition lorsque le chauffeur aux dents limées est comparé à un chien de cirque « [...] to look at him was as edifying as seeing a dog in a parody of breeches and a feather hat, walking on his hind-legs. » (HOD, 70), figure de l’asservissement contre nature, maintenu dans cet état par la peur du monstre qu’il est censé alimenter sans faillir sous peine d’être dévoré :

‘He was useful because he had been instructed; and what he knew was this — that should the water in that transparent thing disappear, the evil spirit inside the boiler would get angry through the greatness of his thirst, and take a terrible vengeance. So he sweated and fired up and watched the glass fearfully [...] (HOD, 70). ’

La dévoration apparaît ici sous la forme liquide de la soif (« thirst »), mais le motif est bien le même. Il est poursuivi par la forêt qui est là, telle une gueule prête à dévorer celui qui s’approcherait trop près du bord, de la limite franchie par Kurtz. A nouveau, il y a remplissage de la chaudière du Roi des Belges, et l’on peut aussi lire là une métaphore du remplissage des caisses du Royaume Belge, grâce en grande partie au pillage systématique du Congo. De même dans Under the Volcano, les piscines se remplissent et se vident :

‘Quauhnahuac [...] also boasts a golf course and no fewer than four hundred swimming-pools, public and private, filled with the water that ceaselessly pours down from the mountains, [...] (UV, 49) ’

Comme des sabliers dont on aurait remplacé le sable par de l’eau, elles laissent s’échapper la source de toute vie, flux du temps qui passe et s’écoule vers la mort, la barranca.184 La précision « public and private » signale peut-être l’ambiguïté de la symbolique des piscines inventoriées comme s’il s’agissait d’un recensement de population. Cette série de données chiffrées fait penser à un descriptif sommaire, digne d’un dépliant touristique dont Lowry aurait coupé puis collé un extrait suivant la technique du collage des surréalistes et autres dadaïstes, annonçant les postmodernistes.

Conrad fait aussi appel au motif de vidage/remplissage, ou d’écoulement. Ainsi le filet d’ivoire extirpé du coeur des ténèbres en échange de verroteries et autres pacotilles, selon l’usage colonial au sens large, peut s’interpréter  comme une vaste escroquerie dont Kurtz (« hollow at the core ») se fait le champion pour finir, comme l’a fait remarquer Josiane Paccaud-Huguet, « croqué par la forêt pour avoir escroqué trop d’ivoire »185 (à nouveau, le signifiant de la morsure et de la dévoration se fraie un chemin) :

Strings of dusty niggers with splay feet arrived and departed ; a stream of manufactured goods, rubbishy cottons, beads, and brass wire sent into the depths of darkness, and in return came a precious trickle of ivory (HOD, 46 ; c’est nous qui soulignons)’

De la même façon, l’argent est extrait de la mine de Sulaco au prix de vies humaines ironiquement évaluées en poids d’os et fait étrangement penser au filet d’ivoire (« trickle of ivory »), rançon des « unspeakable rites » perpétrés par Kurtz :

‘[...] its yield had been paid for in its own weight of human bones. [...] no matter how many corpses were thrown into its maw. (N, 75)’

Or Conrad utilise la même expression pour désigner le fruit de ses efforts d’écriture. Ce qui montre la dimension énigmatique, douloureuse et terrifiante de l’acte d’écriture, lui aussi « unspeakable ». Ceci rappelle aussi une expression probablement forgée par Conrad qui fait de l’écriture de Heart of Darkness une extraction lente et douloureuse : « With immense effort a thin trickle of MS is produced [...] »186.

Nous ajouterons ici un signifié à la chaîne signifiante pointée par Josiane Paccaud-Huguet à propos de l’escroquerie coloniale en faisant remarquer l’aquarelle qui se trouve être un croquis ( « sketch »), une esquisse qui orne le mur blanc du bureau de Charles Gould :

‘[...] the white walls were completely bare, except for a water-colour sketch of the San Tomé mountain — the work of Doña Emilia herself [...] (N, 89) ’

Mrs Gould, après avoir arpenté la Province pendant des semaines dans un désir de découvrir la réalité du Costaguana, s’est créé sa version de la réalité en « croquant » la réalité qui s’offrait alors à ses yeux avides d’une réalité lisse et sans aspérités. Le croquis est une sorte d’instantané, un saisissement partiel et inachevé de la réalité, un arrachage ouvert à des transformations ultérieures. Ce développement nous amène à une formule de Conrad qui disait « half the tale is with the reader » et à l’idée de D. H. Lawrence selon laquelle il faut laisser une partie brute et rugueuse à l’oeuvre d’art : “You have to be like Rodin, Michael Angelo, and leave a piece of raw rock unfinished to your figure187”. Notons aussi que le mélange eau-peinture caractéristique de la technique de l’aquarelle maintient le rapport avec l’élément liquide et donc le flux, ainsi qu’avec un certain degré de transparence ou d’opacité, en ce sens que la peinture ne couvre pas totalement le support et laisse deviner les différentes couches qui se fondent à l’intérieur de pourtours volontairement flous.

Notes
183.
‘ La référence au chien dans les deux récits est incessante et comme le fait remarquer Ackroyd (A Companion...), il se pourrait que Lowry ait été inspiré par l’usage qu’en fait Conrad dans Lord Jim, où Jim prend pour lui la remarque « Look at that wretched cur » (Lord Jim, p. 52.), laquelle désigne un chien jaune déjà introduit sous le signe du mauvais esprit au début du chapitre 5 de Lord Jim  : « Why, the inquiry thing, the yellow-dog thing [...] » (26). Et plus loin : « I saw Jim spin round. » (52), le malentendu manque de provoquer une crise grave : « Who’s a cur now — hey ? » (54) soldée par un claquement de mâchoires mécanique  : « He contemplated the wretched animal, that moved no more than an effigy : it sat with ears pricked and its sharp muzzle pointed into the doorway, and suddenly snapped at a fly like a piece of mechanism. » (55)’
184.
‘ « Lyrisme et monologue intérieur sont bien le moyen esthétique, architectural de faire tourner la roue du temps, de se déplacer dans l’espace, de signifier durée et espace par des marques non temporelles et a-spatiales. L’intériorité confère au texte ses propres lois physiques. Battant au rythme du temps intérieur, le roman se déploie aussi dans l’espace. Et l’on retrouve ici l’une des caractéristiques essentielles de ce que, faute de mieux, il convient de nommer “modernité”. Héritière de Bergson, de l’imagisme, du cubisme, la durée devient “structurée”. Chez Lowry, tout comme chez Joyce, Virginia Woolf ou William Faulkner, elle n’est plus seulement indication temporelle, mais aussi concept intellectuel, architectural. » (T. Cartano, op. cit., p. 109)’
185.
‘ Josiane Paccaud-Huguet, « L’écrivain et l’étrangeté de la langue », colloque de PERU, Esthétique et éthique de la lettre, mars 2000, à paraître.’
186.
CLJC 2, p. 129-30. (Lettre à William Blackwood, 13 décembre 1898)’
187.
‘ D. H. Lawrence, Women in Love, 1920, Harmondsworth, Penguin Classics, 1986, p. 445.’