Chapitre IV
Le cri de l’artiste « as a young dog »191
et la jouissance « inter-dite »

Dans une lettre adressée à Whit Burnett datée de juin 1940 Lowry associe l’aboiement au hurlement ou surgissement de l’inconscient et de l’angoisse, que l’artiste tente d’écrire à défaut de pouvoir le dire :

‘And I feel something more, that I have perhaps been writing this book, as it were out of Europe’s ‘unconscious’. Muzzle a dog and he will bark out of the other end. As the last scream of anguish of the consciousness of a dying continent, an owl of Minerva flying at evening, the last book of its kind, written by someone whose type and species is dead, even as a final contribution to English literature itself, the final flaring up and howling, for all I know — and other things pretentious — this book, written against death and in an atmosphere of total bankruptcy of spirit, might have some significance beyond the ordinary.192

Cette lettre de Lowry confirme la dimension orale de l’écriture en tant que cri et surgissement de l’inconscient, dont l’écrivain se fait le révélateur au prix d’un sacrifice qu’évoque Tony Cartano dans son essai sur Malcolm Lowry :

‘Jouer sur les mots, avec les mots, contre les mots, n’exclut pas que l’on s’expose à griller vif sur le bûcher de l’humanité entière. Artaud l’a suffisamment gueulé. Une question se pose instamment à l’écrivain d’aujourd’hui : apprendre à imaginer la Mort. Et pour cela, se jeter délibérément sur la corne, se laisser déchirer, piétiner, écarteler, se livrer au sacrifice...193

N’est-ce pas le parcours du Consul que nous pouvons lire dans cette dernière phrase faisant de la littérature « une tauromachie, le « mangeur de langage », la poésie mémoire... »194 ? Cartano poursuit à propos de Michel Leiris, mais la question vaut aussi pour Lowry et son lecteur : « Comment ne pas se sentir, comme lui, “affamé d’absolu” ?195 ».

Cette faim, cet appétit d’absolu perce le voile de la narration lors de la scène de la corrida où Hugh se jette dans l’arène sous le regard halluciné du Consul, qui condense la scène avec celle du matin lorsque Hugh l’a aidé à se raser :

‘Keeping his eyes fixed gimlet-like upon him he saw him as he had appeared that morning, smiling, the razor edge keen in sunlight. But now he was advancing as if to decapitate him. (UV, 345). ’

Hugh, l’ange exterminateur, qui, dans un geste décapite et met à mort le taureau ? Geste qui transperce, tranche et pointe, auquel s’ajoute celui, réel, du Consul qui empale un crustacé avec un cure-dent dont la fonction première est, rappelons-le, de déloger les résidus de nourriture restés coincés entre les dents:

‘[...] — he impaled one of the shell-fish on a toothpick and held it up, almost hissing through his teeth :’ ‘‘Now you see what sort of creatures we are, Hugh. Eating things alive. That’s what we do. How can you have much respect for mankind, or any belief in the social struggle ?’ [...] This struck me as a very good symbol of the Nazi system which, even though dead, continues to go on swallowing live struggling men and women ! (UV, 345 ; c’est nous qui soulignons)’

Mais le danger ne se limite peut-être pas au sacrifice de soi196, il implique, ou en tout cas semble pouvoir s’étendre au sacrifice des autres, à l’adresse de l’Autre : à la Shoah, dont la terrifiante mise en oeuvre est contemporaine de la composition de Under the Volcano, et aussi à l’horreur des massacres d’indiens qui se cache derrière les entrelacs couverts d’or, à l’intérieur de la cathédrale churrigueresque mexicaine197.

En ce qui concerne la relation de Lowry à l’écriture, un premier sacrifice a eu lieu lors de son entrée en écriture avec son premier roman Ultramarine, si l’on se fie aux propos de son père spirituel, le poète Conrad Aiken :

‘Ses tentatives délibérées pour me digérer se dévoilaient clairement dans un passage significatif : le rêve du fils mangeant le squelette de son père, récit que l’on trouvait déjà dans mon roman, Great Circle.198

Nous conclurons ce développement sur le thème de l’enfant mort en citant Serge Leclaire dans On tue un Enfant  :

‘Insupportable est la mort de l’enfant : elle réalise le plus secret et le plus profond de nos voeux [...]. Il est remarquable que, jusqu’à ce jour, on se soit plus volontiers arrêté [...] dans la constellation oedipienne, [sur les] fantasmes du meurtre du père, de prise ou de mise en pièces de la mère, laissant pour compte la tentative de meurtre d’OEdipe-enfant dont c’est l’échec qui a assuré et déterminé le destin tragique du héros199.’

A la lumière de la remarque de Serge Leclaire, nous pouvons effectivement conclure que le meurtre du père et de la mère ont pour origine le ratage, l’échec du meurtre de l’enfant lui-même. Or c’est peut-être là qu’apparaît la signification profonde et structurelle du motif de l’enfant mort chez Conrad et Lowry.

Nous suivrons ici le développement que fait Shoshana Felman dans son analyse du texte de Henry James, The Turn of the Screw. Dans ce récit, la gouvernante qui a charge d’exercer son autorité sur deux enfants, finit par tuer le petit garçon dans une étreinte ambiguë qui l’étouffe et que Shoshana Felman associe au refoulement de l’inconscient par le désir de maîtrise, qui pour l’écrivain consiste à « tout dire », le fameux « write it all down » de Joyce :

‘C’est en tant que savoir qui ne peut se savoir, qui ne peut donc se réfléchir, se nommer, que l’enfant dans l’histoire [...] incarne le savoir inconscient. Or, étreindre l’enfant [...] au point même de l’étouffer, c’est-à-dire au point de tuer son silence, c’est précisément refouler l’inconscient200. ’

L’enfant mort que l’on tue incarnerait-il le refoulement de l’inconscient ? Cette hypothèse serait une façon d’expliquer la récurrence quasi obsessionnelle de ce thème qui, s’il n’est qu’une tintinnabulation en marge de la diégèse de Nostromo et de Heart of Darkness par le biais de l’Africain à la barre, se fait plus insistant, sans toute fois éclater au grand jour, dans le « chaos sans mélodie » de Lowry. En effet, dans Under the Volcano, il s’agit d’une présence en marge du récit, mais dont la récurrence régulière fait un élément structurant, dont le mode d’insertion dans la narration n’est pas sans intérêt.

Notes
191.
‘ Nous faisons référence à un recueil de nouvelles de Dylan Thomas, Portrait of the Artist as a Young Dog, qui parodie Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce.
192.
MLCL1, p. 335-6 ; c’est nous qui soulignons. ’
193.
‘ T. Cartano, op. cit., p. 16.’
194.
Ibid., p. 15.’
195.
Ibid., p. 15.’
196.
‘ « Un autophage. Nous nous nourrissons des mots et avalons la mixture que les redites et les recoupements imposent à notre existence. », T. Cartano, ibid., p. 22.’
197.
‘ L’intérieur de ces cathédrales est recouvert d’or. Voir annexe 1, p. 391.’
198.
‘ Conrad Aiken, The Paris Review, N° 42, Winter-Spring, 1968, cité par T. Cartano, ibid., p. 24. T. Cartano nous apprend un peu plus loin dans son essai que l’origine probable de ce récit proviendrait de l’expérience de Conrad Aiken qui a onze ans « découvre les cadavres de son père et de sa mère. Son père a tué sa mère puis s’est suicidé. [...]  » , ibid., p. 36.’
199.
‘ Serge Leclaire, On tue un Enfant, cité par Shoshana Felman, La Folie et la Chose Littéraire, p. 302. C’est effectivement parce que le berger chargé de tuer OEdipe enfant faillit à sa tâche et le confie à un autre berger venu de Corinthe que le meurtre de l’enfant n’a pas lieu. Voir à ce sujet Jean-Pierre Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes, Paris, Seuil, 1999, pp. 193-214.’
200.
‘ Shoshana Felman poursuit et élargit son propos à la relation entre psychanalyse et littérature et met en garde contre le danger de dérive lié à la psychanalyse. Cette dernière, à force d’analyses deviendrait une opération de maîtrise et de refoulement de l’inconscient : « Voici donc le comble de l’aberration que peut inconsciemment commettre la psychanalyse lorsqu’elle tente d’expliquer, de maîtriser la littérature (c’est-à-dire de ne pas en être la dupe) : tuant dans le texte sa réserve de silence, cela qui spécifiquement — à l’intérieur même de la parole — ne sait pas parler ; en tuant le silence même de la parole par excellence littéraire _ d’une parole qui ne sait pas dire ce qu’elle sait — c’est la psychanalyse elle-même qui finit, paradoxalement, par refouler l’inconscient qu’elle « explique ». Maîtriser, ici comme ailleurs (devenir le Maître), c’est précisément s’interdire de lire des lettres, « tout voir », ici comme ailleurs, c’est « fermer les yeux aussi fort que possible à la vérité », c’est exclure ; et spécifiquement, exclure l’inconscient. » (S. Felman, La Folie..., op. cit., p. 332) ’