1. Comment l’inconscient surgit au travers de la « barrière à claire-voie » du texte

Parmi les nombreuses occurrences du motif de l’enfant mort, certaines sont plus frappantes, comme la scène où un petit cercueil d’enfant surgissant, de nulle part — « sailing out of nowhere » — vient troubler Yvonne :

‘It came sailing out of nowhere, the child’s funeral, the tiny lace-covered coffin followed by the band [...] Yvonne’s heart, that had been struggling with an insufferable pang, suddenly missed a beat. (UV, 101-102 ; c’est nous qui soulignons)’

Nous soulignerons tout d’abord l’équivoque de la scène car bien qu’il s’agisse d’un enterrement, quelque chose de presque joyeux vient se glisser entre les jours de la dentelle du texte, entre les signifiants. Dans cet espace viennent résonner les signifiants « band » et « beat » ce dernier désignant les battements du coeur d’Yvonne mais par contamination, il fait aussi battre le rythme que l’on imaginerait volontiers teinté d’une note « jazzy ». Il se pourrait aussi que la pulsion de mort se dise à travers le rythme, perçant le voile qui s’avère être une « barrière à claire-voie »201 comme le laisse entendre Julia Kristeva à propos de Louis-Ferdinand Céline :

‘But is any realist (or socialist-realist) literature up to the horrors of the Second World War? Céline, for his part, speaks from the very seat of that horror, he is implicated in it, he is inside of it. Through his scription he causes it to exist and although he comes far short of clearing it up, he throws it over the lacework of his text: a frail netting that is also a latticework, which, without protecting us from anything whatsoever, imprints itself within us, implicating us fully 202. ’

Par ailleurs, le fait que le cercueil fasse irruption (« sailing out of nowhere ») nous ramène à la métaphore maritime utilisée par Thoreau ainsi que par Lowry pour figurer l’inconscient. Freud appelle cela le « sentiment océanique » :

‘Notre actuel sentiment du moi n’est donc qu’un reste ratatiné d’un sentiment beaucoup plus largement embrassant, et même... embrassant tout, sentiment qui correspondrait à un lien plus intime du moi avec le monde environnant. S’il nous est permis de faire l’hypothèse que ce sentiment du moi primaire s’est conservé _ dans une plus ou moins grande mesure _ dans la vie d’âme de nombreux hommes, il se juxtaposerait, comme une sorte de pendant, au sentiment du moi qui est celui de la maturité, dont les frontières sont plus resserrées et plus tranchées, et les contenus de représentation qui lui conviennent seraient précisément ceux d’une absence de frontières et ceux d’un lien avec le Tout, ceux-mêmes par lesquels mon ami explicite le sentiment « océanique »203.’

Le terme utilisé pour faire surgir le cercueil nous fait toucher du doigt le surprenant mécanisme de surgissement de l’inconscient à l’oeuvre dans l’apparent chaos narratif du texte de Lowry. Or un phénomène similaire se joue dans le langage mis en scène par Conrad et Lowry lorsqu’ils font surgir une autre langue dans le langage, une langue littérale et littorale qui touche à la structure des « parlêtres » que nous sommes. C’est un peu comme s’ils avaient conscience de l’usure du langage, qui se polit, se police et à force devient lisse et ne veut plus rien dire ou plutôt peut tout vouloir dire. « Spider » devient, par glissement, « espider » et finit par faire du Consul un espion qu’il faut abattre. Or il est clair que lors de cette scène finale au Farolito, le petit phare, « point d’éblouissement au bord de l’abîme »204 quoiqu’il dise, quoiqu’il fasse, il aura tort, il doit mourir tout comme l’enfant.

L’analyse précédemment citée de Shoshana Felman fait se rejoindre Conrad, Henry James et Lowry : à travers le corps d’enfant qui doit être envoyé par express205 dans Under the Volcano, la figure du timonier de Heart of Darkness qui meurt à la barre et qui revient, tel un spectre, la gouvernante qui en rêve se voit au gouvernail dans The Turn of the Screw, à la barre du navire/maison dont Shoshana Felman dit :

‘Alors même qu’elle se croit être en position de contrôle de direction, de maîtrise du sens, elle n’étreint, en serrant la barre ou la vis, qu’un signifié fétiche, un bouche-trou qui, comme le bâton-mât de Flora, n’est en fait qu’un simulacre. La vis, du même tour, bouche le trou et fait trou [...]. La triomphale étreinte du signifié n’est en réalité que l’étreinte d’un cadavre. L’appropriation du sens s’avère être l’appropriation de rien — de rien en tout cas, de vivant [...]. A son point d’aboutissement, la tentative d’empoigner le sens et de clore la lecture en faisant un déchiffrement définitif ne trouve, et ne donne à lire, que la mort 206. (C’est nous qui soulignons)’

Il semble bien que tous trois aient été préoccupés, et conscients du danger de vouloir maîtriser totalement le langage, le mettant en scène dans leur fiction qui comme l’inconscient, dirait Lacan, est structurée comme un langage. Une réserve de silence est donc nécessaire.

Notes
201.
‘ Terme utilisé par Michel Cusin lors du séminaire mensuel du 8 avril 2000, organisé par J. Paccaud-Huguet à Lyon II : « [...] pour les poètes, la littérature est une barrière à claire-voie contre l’horreur. » (Séminaire DEA/CERAN, « Litturaterre : littérature, langage, psychanalyse », J. Paccaud-Huguet)’
202.
J. Kristeva, The Powers of Horror, p. 156 ; c’est nous qui soulignons.’
203.
‘ S. Freud, Le Malaise dans la Culture, p. 9.’
204.
‘ J. Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit., p. 159.’
205.
‘ Le chapitre 2 de Under the Volcano, s’ouvre sur  : « ... ‘A CORPSE will be transported by express !’ » (UV, 88). Ce dernier jaillit de derrière le rebord de fenêtre du bar Bella Vista, en guise de bienvenue à Yvonne. Ce leitmotiv resurgit quelques pages plus loin dans la bouche du Consul cette fois-ci, et celui-ci fait l’amalgame enfant-adulte qui tout le long du texte cherche à se dire : « ‘A corpse, whether adult or child,’ the Consul had resumed. » (UV, 91)’
206.
‘ S. Felman, op. cit., p. 314-15.’