2. Le vide de la Chose

Ceci suffit-il à justifier la référence psychanalytique pour aborder la littérature ? Ceci explique-t-il l’efficacité de cette approche en matière de critique littéraire ? Nous serions tenté de répondre par l’affirmative, tout en gardant à l’esprit la mise en garde que fait Shoshana Felman lorsqu’elle écrit : « En séduisant la psychanalyse, la littérature, en réalité, ne l’invite qu’à se subvertir elle-même207». Or c’est peut-être en ce point que Lowry rejoint James et Conrad en poussant le jeu, en lui donnant un tour supplémentaire.

D’une certaine façon nous pouvons distinguer un tour de vis supplémentaire dans cette dernière remarque que fait le Consul à propos de l’enfant mort, qu’il inclut dans sa logique paranoïaque. En évoquant l’enfant jouant de l’orgue, il le défait de son voile d’innocence. En effet, ce dernier ne fait que tirer les ficelles du jeu politique international à travers la métaphore de l’orgue (« organ ») et dont il actionnerait les jeux (« pulling out all the stops ») dans un ultime effort désordonné :

‘Or perhaps it was not a man at all, but a child, innocent as that other Geoffrey had been, who sat as up in an organ loft somewhere playing, pulling out all the stops at random, and kingdoms divided and fell, and abominations dropped from the sky — a child innocent as that infant sleeping in the coffin which had slanted past them in the Calle Tierra del Fuego... ’ ‘The consul lifted his glass to his lips, tasted its emptiness again [...]. (UV, 190)’

Toujours en nous appuyant sur l’interprétation que fait Shoshana Felman de l’enfant mort comme refoulement de l’inconscient, il est possible de lire cette métaphore de l’enfant organiste machiavélique, comme une figuration de la donne du pouvoir international, qui, à force de refoulement et de volonté de maîtrise, finit par faire exploser l’ensemble.

Par ailleurs, le lien métaphorique que nous avons tenté de mettre en évidence entre l’enfant mort et le vide, devient presque palpable dans cette dernière phrase qui donne en quelque sorte à goûter le vide de la Chose : « The consul lifted his glass to his lips, tasted its emptiness again [...]. » (UV, 190). Une béance que les livres, et peut-être faut-il entendre par glissement métonymique, l’écriture, ne parviennent pas à recouvrir entièrement et définitivement  :

‘Books, too many books. The Consul didn’t see his Elizabethan plays. [...] Might a soul bathe there or quench its draught? It might. Yet in none of these books would one find one’s own suffering. Nor could they show you how to look at an ox-eye daisy. (UV, 250-51)’

La souffrance du Consul, auparavant exprimée avec violence, s’exprime là dans un condensé bucolique et poétique alliant l’impuissance associée à celle de l’animal castré (« ox »). Le Consul, dont le nom laisse entendre le signifiant « infirm », anagramme de « Firmin », est témoin, spectateur réel et imaginaire (« eye ») des infidélités de sa femme. Les errements extra-conjugaux de cette dernière sont rappelés par le populaire ‘She loves me, she loves me not...’ de celui qui effeuille la marguerite, (« daisy ») signifiant proche de Margerie, le prénom de la femme de Lowry qui prend d’ailleurs un autre nom de fleur (« primrose ») dans Dark as the Grave Wherein my Friend is Laid. « Daisy » signifie aussi l’oeil du jour « eye of day »208. Est-ce là une allusion au rôle de l’artiste écrivain/poète qui doit se faire l’oeil du monde dans lequel, ou plutôt en marge duquel, il vit ? Ceci à défaut d’en être le porte-parole ou « mouth-piece » (le terme anglais véhicule à nouveau le terme de la dévoration). Et dont il revient « les yeux rouges, les tympans percés. »209. Ou peut-on entendre la parole de la mère morte du Consul ainsi que la voix de contralto de Teresa Viola et celle presque inaudible de la fiancée de Kurtz ?

Notes
207.
Ibid., p. 335.’
208.
A Companion..., op. cit., p. 288.’
209.
‘ Gilles Deleuze : « La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé [...]. De ce qu’il a vu et entendu, l’écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés. » (Critique et Clinique, Paris, Les Editions de Minuit, 1993, p. 14)’