3. Du corps de la mère au corps de la langue

Ces femmes ont en commun une relation intime et particulière avec la mort qui fait penser au « grey sunken cunt of the world »210 grâce auquel Joyce immortalise la relation mère/mort. La mère, en donnant la vie, donne aussi potentiellement la mort comme le révèle la quasi-homophonie entre « womb » et « tomb »211. C’est aussi ce qui hantait l’imaginaire d’Artaud ainsi que le fait remarquer Evelyne Grossman dans son ouvrage Artaud/Joyce. Le Corps et le Texte  :

‘Un enfant mort-né sépara d’ailleurs Antonin de sa soeur Marie-Ange. Il est possible que la cohorte des « filles de coeur à naître » soit l’image inversée de ce cortège de morts (six enfants morts, six filles de coeur) et substitue à l’image d’une mère en deuil de ses enfants celle d’Artaud, père tout-puissant de ses filles (et de sa mère). Mère en deuil, voire « morte » au sens de Green212, qui évoque l’hypothèse chez certains sujets borderlines ou psychotiques d’une mort psychique de la mère faisant porter sur son enfant le poids d’un véritable « interdit d’être » [...]. Cette image d’une mère morte se nourrissant des cadavres qui la rongent est celle qui réapparaît à Rodez sous les traits de Madame Régis : « Est-ce que Madame Régis ne vivrait pas que de mortes et de cadavres ? » (XVII, 49). ’ ‘Les « filles de coeur » représentent ainsi la relève imaginaire du cadavre maternel, la déclinaison de son corps éparpillé, disséminé sous de multiples identités : mères, filles et amantes, naissant, mourant et ressuscitant sans cesse, elles sont l’expression rêvée d’un amour sans limites 213.’

Nous retrouvons cette vision terrible de la mère/mort dans le tableau d’Alfred Kubin, Notre mère à tous la Terre 214, (1901-1902), représentant une femme enceinte dont le visage ressemble plutôt à une tête de mort. Le mouvement de fuite en avant de la femme aux formes peu harmonieuses, selon les canons classiques, est contrebalancé par sa chevelure immense qui flotte vers l’arrière et semble la retenir dans son élan. En alignement avec cette masse sombre, nous découvrons une rangée de crânes aussi intimement liés à la femme que sa chevelure.

Ce tableau symboliste a retenu notre attention parce qu’il nous a semblé être une représentation à la fois étrange et inquiétante du « womb/tomb » de Joyce. D’autre part, il est contemporain de Heart of Darkness et de Nostromo et permet de rendre compte de l’atmosphère qui a marqué cette période de fin et de début de siècle. A la même époque, en 1903, Gustave Klimt a peint une autre femme enceinte215, aux lignes harmonieuses cette fois-ci, et sur fond d’étoffes chatoyantes et pailletées d’or. Et pourtant cette peinture n’en est pas moins inquiétante, la veine symboliste est toujours là mais différente. Cet effet résulte de la présence, en arrière-plan, d’une tête de mort et de personnages aux visages morbides et grimaçants, dignes de la Fête des Morts mexicaine d’Under the Volcano.

A ces « filles de coeur », nous associerons les soeurs Viola qui figurent exactement la « relève imaginaire du cadavre maternel » dont parle à très juste titre E. Grossman. En effet, elles poursuivent la conscience coupable de Nostromo qui n’a pas cherché un prêtre pour Teresa, sa mère inconsubstantielle. Et comme le lui rappelle Teresa sur son lit de mort, il est destiné à être à la fois époux et frère : « ‘[...] Husband to one and brother to the other, did you say? [...]’ » (N, 227). Or, il est l’amant de Giselle, la femme-enfant dont il est censé être le frère selon la volonté de Teresa, tandis que Linda son épouse toute désignée par Teresa, est cette figure maternelle qu’il fuit, mais sans pouvoir échapper au faisceau lumineux du phare dont elle s’est fait la gardienne. Le phare/phallus actionné par Linda fait la perte de Nostromo venu rejoindre Giselle à l’ombre du trésor dissimulé dans la faille sombre dont s’échappe un parfum d’inceste. Nostromo est abattu par Giorgio qui le prend pour un autre, commettant ainsi une sorte d’infanticide étant donné que Nostromo est un substitut de son fils mort en mer. Ironiquement, il meurt, près de son trésor, de la main de celui qui lui a dit qu’un bon nom est un trésor : « ‘[...] A good name, Giorgio says, is a treasure, padrona’ » (227). Comme le Consul, il meurt dans la confusion des noms, incapable de faire valoir son identité.

Par ailleurs, Nostromo est l’objet du désir de la Morenita qui ne se gêne pas pour souligner sa virilité ambiguë, en faisant sauter les boutons d’argent de sa veste, geste castrateur s’il en est. Tandis que Mrs Gould, la Vierge sans enfant, dame patronnesse se dévouant pour les autres, faute de ne pouvoir le faire pour elle-même, crie son amour sans limites qui nous semble plutôt être le sentiment d’un droit à l’amour aiguillonné par l’amour véritable de Giselle :

‘‘Señora, he loved me. He loved me,’ Giselle whispered, despairingly. ‘He loved me as no one had ever been loved before.’’ ‘‘I have been loved, too’, Mrs Gould said in a severe tone. (N, 461). ’

Or, il s’agit peut-être de l’amour de la mère morte de Conrad enfant. Vues sous l’angle des « filles de coeur » d’Artaud, les figures féminines disséminées au fil des textes de Conrad, et peut-être de tous les textes, sont bien « l’expression rêvée d’un amour sans limites. » Un amour dont Conrad fut privé très jeune lorsque sa mère mourut en exil.

De la même façon, les femmes de Heart of Darkness semblent aller par paires, tout d’abord les deux femmes en noir qui tricotent au siège de la compagnie :

‘Two women, one fat and the other slim, sat on straw-bottomed chairs knitting black wool. [...] In the outer room the two women knitted black wool feverishly. People were arriving, and the younger one was walking back and forth introducing them. The old one sat on her chair. [...] Often far away there I thought of these two, guarding the door of Darkness, knitting black wool as for a warm pall, one introducing, introducing continuously to the unknown, the other scrutinizing the cheery and foolish faces with unconcerned eyes. Ave! Old knitter of black wool. Morituri te salutant. Not many of those she looked at ever saw her again — not half, by a long way. (HOD, 35-37)’

L’une est mince, jeune et mobile, peut-être fille de l’autre, grosse, vieille et immobile. Cette paire antinomique associe le tricot à la couleur du deuil, elles sont elles aussi ces « filles de coeur » qui tricotent, un drap mortuaire (« knitting black wool as for a warm pall »), destiné à tenir chaud. Ce dernier détail insolite nous évoque une des variantes du « Moi-peau » de Didier Anzieu, et plus particulièrement la fonction d’enveloppe thermique, enveloppe de chaleur qui protège, sécurise et favorise la communication :

‘Cette enveloppe délimite un territoire pacifique, avec des postes frontières permettant l’entrée et la sortie de voyageurs dont on vérifie seulement qu’ils n’ont pas d’intentions et d’armes malveillantes216. ’

N’est-ce pas là la fonction des deux femmes en noir dans Heart of Darkness ? La seule différence étant que peu de ces voyageurs de l’inconnu, entendons de l’inconscient, repassent sous leur regard : « Not many of those she looked at ever saw her again — not half, by a long way. » (HOD, 35-37). Celles-ci font entrer (et sortir ?) les visiteurs, comme si elles pouvaient les faire naître et mourir.

Quant au tricot, cette activité manuelle fait aussi penser à l’écriture qui petit à petit insère, tricote des petits bouts, des restes du corps mort de la langue dans le corps du texte, pour en faire un ensemble cohérent, rempart précaire contre la folie et la mort. J. Hawthorn propose une autre interprétation de cette scène. Il y voit une représentation d’un monde gouverné par la machine, la science, une gigantesque machine à tricoter :

‘It evolved itself (I am very scientific) out of a chaos of scraps of iron and behold! — it knits. I am horrified at the horrible work and stand appalled. I feel it ought to embroider — but it goes on knitting.... And the most withering thought, without conscience, without foresight, without eyes, without heart. It is a tragic accident — and it has happened.217

La machine tricote alors que selon Conrad elle devrait broder, ce qui revient à border les trous creusés par le Réel, à les recouvrir éventuellement pour rendre tout cela supportable. Nous retrouvons l’esthétique du noyau obscur et du halo lumineux, ce halo qui en dit plus que le centre vide et insondable. Les femmes en noir seraient alors bien une figuration de l’écriture, mais d’une écriture de mort, mécanique et phallique que Conrad dénonce.

Une autre paire tout aussi antinomique entoure le personnage de Kurtz, et contribue à épaissir le voile (notons qu’en anglais « pall » désigne aussi le voile) énigmatique qui l’entoure. La fiancée dont le lecteur découvre avec Marlow le portrait aux yeux bandés, abandonné dans une cahute de la compagnie, ressemble fort à la femme noire sur les bancs du fleuve, sa fiancée africaine serait-on tenté de dire. Cette ressemblance dépasse le fait que l’une fut diaphane, passive et soumise, et l’autre, sauvage, vivante et combative. Toutes deux sont intimement liées à Kurtz, et semblent être là pour lui rappeler qu’il va mourir, ou encore pour se souvenir de lui une fois mort. Elles se nourrissent bel et bien de son cadavre, à la manière de la Madame Régis d’Artaud et sont peut-être « l’expression rêvée d’un amour sans limites »218.

Yvonne, quant à elle, n’a guère de double antinomique si ce n’est la Señora Gregorio qui veille sur son ex-mari, ex-consul et Maria, la prostituée du Farolito. Señora Gregorio veille sur lui comme une mère, la mère morte dans les montagnes Himavat de l’Himalaya, tentant de le préserver jusqu’à la fin, lorsqu’elle réapparaît sous les traits indéterminés d’une vieille femme qui fait les poches du Consul pour attirer son attention :

‘[...] an old woman who, though respectably enough dressed with a fine rebozo thrown over her shoulders, was behaving in a distressing fashion, plunging her hand restlessly into the Consul’s pocket, which he as restlessly removed, thinking she wanted to rob him. Then he realized she too wanted to help. [...] She peered behind her nervously, to see if the Chief of Municipality was watching her, then took from her shawl a clockwork skeleton. She set this on the counter before a Few Fleas, who was watching intently, munching a marzipan coffin. ‘Vámonos,’ she muttered to the Consul, as the skeleton, set in motion, jigged on the bar, to collapse flaccidly. (UV, 408)’

La vieille femme tente de l’avertir du danger de mort qui le guette, mais en vain. La pulsion de mort est en marche, comme l’indique le squelette mécanique (« clockwork skeleton ») qui danse sur le bar (« jigged »). Señora Gregorio est présente jusqu’au bout, mais il est trop tard lorsque le Consul la reconnaît : « A Few Fleas » est déjà en train de mâcher un cercueil de pâte d’amandes (« munching a marzipan coffin »), faisant voir le lien unissant la dévoration et la mort.

L’identité et le sexe de cette femme n’ont en réalité plus d’importance comme l’indiquent les fluctuations où se mêlent les identités. Ainsi, elle est directement assimilée au vieil homme qui joue du violon « the old fiddler » (UV, 414), faisant vibrer les cordes de son instrument ainsi que celles de la compassion lorsqu’il prononce le mot « compañero » (UV, 414). Cet homme est aussi potier : « ‘I am a potter,’ he pursued urgently, his face close to the Consul’s. » (408). Il sait donc donner forme matérielle et sonore au vide.

Ces deux personnages, figures maternelles et paternelles219 par excellence, semblent se relayer auprès du Consul pour se mêler au moment de sa mort tragique ironiquement annoncée par les dissonances220 imprimées à l’hymne américain :

‘Someone near him was playing the fiddle. A patriarchal toothless old Mexican with a thin wiry beard, encouraged ironically from behind by the Chief of Municipality, was sawing away almost in his ear at the Star Spangled Banner. But he was also saying something to him privately. ‘ ¿ Americano ? This bad place for you. Deese hombres, malos, Cacos. Bad people here. Brutos. No bueno for anyone. Comprendo. I am a potter,’ he pursued urgently, his face close to the Consul’s. ‘I take you to my home. I ah wait outside.’ The old man, still playing wildly though rather out of tune, had gone, way was being made for him through the crowd, but his place, somehow between the Consul and the pimp, had been taken by an old woman [...] (UV, 407-408 ; c’est nous qui soulignons) ’

Ainsi, le père, la mère, la femme, l’amante, la prostituée, le fils, le frère, le maquereau ne font plus qu’un dans ce sacrifice de soi que fait sciemment le Consul dans un acte en quelque sorte autophage, signalé par le barman/maquereau, « A Few Fleas », qui dévore un cercueil de massepain.

Ce cercueil nous renvoie au corps qui doit être transporté par express, le corps de l’enfant mort, corps du Consul, corps de l’Indien, du Christ, de l’Autre. On pourrait dire que Geoffrey (« offer ») s’immole sur l’autel des dieux aztèques, et aussi sur celui du xxe siècle pour peut-être renaître ailleurs. Cela pourrait expliquer la présence discrète de cette femme serrant un nourrisson contre elle au moment où tout bascule221. Mais faute de croire en la réincarnation, la renaissance peut se faire autrement, à travers l’écriture de textes qui ne font que ressasser inlassablement, tel le ressac, le texte originaire de Under the Volcano, qui dit l’échec et le ratage de la langue. L’amour d’Yvonne, la femme-enfant-mère peut alors se lire comme « l’expression rêvée d’un amour sans limites » qui n’a pas su se faire entendre ou tout simplement se dire, car il n’est peut-être pas dicible.

En franchissant les limites du dicible et du représentable, Conrad et Lowry se font les « révélateurs » d’un monde au-delà des semblants. Grâce à l’écriture, ils abordent le Réel de la Chose indicible. Or n’est-ce pas ce que tente de faire la psychanalyse ?

Notes
210.
‘ James Joyce, Ulysses, (1922) London, Penguin Books, 1986, p. 50.’
211.
‘ “Oomb, allwombing tomb.”, ibid., p. 40. ’
212.
‘ André Green, « La mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Minuit, pp. 222-254.’
213.
‘ Evelyne Grossman, Artaud/Joyce Le Corps et le Texte, Paris, Nathan, 1996, p. 169, c’est nous qui soulignons.’
214.
‘ Alfred Kubin, Notre mère à tous la Terre, plume, encre lithographique et lavis sur papier cadastre, 22,5 x 23 cm. Galerie Würthle, Vienne. Voir annexe 2, p. 392. ’
215.
‘ Gustave Klimt, Espoir I, (1903), huile sur toile, 181 x 67 cm. Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa. Voir annexe 3, p. 393. ’
216.
‘ Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Bordas, 1985, p. 176.’
217.
‘ C. T. Watts (éd), Joseph Conrad’s Letters to R. B. Cunnighame Graham, London, Cambridge University Press, 1969.’
218.
‘ E. Grossman, op. cit., p. 169.’
219.
‘ ”A patriarchal toothless old Mexican” (UV, 407)’
220.
‘ “[...] still playing wildly though rather out of tune [...]” (UV, 408)’
221.
‘ “A woman clutched her baby to her, terrified. ‘You no wrider.’ The Chief caught him by the throat.” (UV, 411)’