Deuxième partie 
La conscience déchirée de l’artiste

Littérature et psychanalyse ? Peut-on sérieusement avancer que l’écriture est une cure, comme semble le penser Gilles Deleuze ? Nombre d’écrivains semblent pencher dans cette direction lorsqu’ils disent ainsi que Le Clézio qu’ils écrivent pour ne pas devenir fou222. Conrad, pour sa part, semblait conscient de la contiguïté de la folie et de la création artistique. Alors qu’il écrivait/dictait la dernière partie de Nostromo, il confiait à David Meldrum  :

‘I’ve here a typewriter to whom I am dictating the last part of Nostromo. What the stuff is like God only knows. Half the time I feel on the verge of insanity223.’

La création artistique serait-elle un garde-fou contre la folie ? Ceci rejoint en quelque sorte l’idée de Lacan qui pensait, probablement à juste titre, qu’il ne fallait pas que les artistes fassent de cure analytique, car ils ne produiraient plus rien de bon. L’écriture serait donc bien une « entreprise de santé »224 et se situerait alors à un carrefour entre psychanalyse et folie. Mais contrairement à la psychanalyse, il ne s’agit pas d’un travail d’interprétation, mais d’une création qui permet au sens absent d’émerger, produisant alors un réseau de signifiance qui fera le bonheur du critique. Maurice Blanchot dit au sujet de l’écriture :

‘[...] Ecrire c’est peut-être amener à la surface quelque chose comme du sens absent, accueillir la poussée passive qui n’est pas encore la pensée, étant déjà le désastre de la pensée. [...] D’où la difficulté d’un commentaire d’écriture ; car le commentaire signifie et produit de la signification, ne pouvant supporter un sens absent.225

La psychanalyse, écrit Shoshana Felman, est une « école de soupçon dans la mesure même où elle est, en réalité, une école de lecture »226. Peut-être est-ce là ce qui fait le joint entre psychanalyse et critique littéraire, en tant que lecture et aussi écoute des poussées qui agissent l’écrivain et l’analysant. Voici ce qu’écrit Freud sur le rôle du psychanalyste :

‘L’inconscient du psychanalyste [...] doit se comporter à l’égard de l’inconscient émergeant du malade comme le récepteur téléphonique à l’égard du volet d’appel. De même que le récepteur retransforme en ondes sonores les vibrations téléphoniques qui émanent des ondes sonores, de même l’inconscient du médecin parvient, à l’aide des dérivés de l’inconscient du malade qui parviennent jusqu’à lui, à reconstituer cet inconscient dont émanent les associations fournies227.’

Barthes ajoute : « C’est en effet d’inconscient à inconscient que s’exerce l’écoute psychanalytique [...] »228, et il cite à nouveau Freud dont le propos, bien qu’utopique, convient à l’analyse critique des textes littéraires :

‘[...] Nous ne devons attacher d’importance particulière à rien de ce que nous entendons et il convient que nous prêtions à tout la même attention « flottante » suivant l’expression que j’ai adoptée. [...] En obéissant à ses propres inclinations, le praticien falsifie tout ce qui lui est offert. N’oublions jamais que la signification des choses entendues ne se révèle souvent que plus tard.229

Cette remarque ne peut que mettre le critique dans l’embarras, comment parvenir à tout écouter sans opérer de choix ? Si l’analyste en est peut-être capable, le critique est, nous semble-t-il forcé de faire des choix, ce qui, toutefois n’exclut pas de tendre vers cette « attention flottante » telle que Barthes la reformule avec le concours de Serge Leclaire :

‘L’originalité de l’écoute psychanalytique tient à ceci : elle est ce mouvement de va-et-vient qui relie la neutralité et l’engagement, la suspension d’orientation et la théorie : « La rigueur du désir inconscient, la logique du désir ne se dévoilent qu’à celui qui respecte simultanément ces deux exigences, apparemment contradictoires, de l’ordre et de la singularité » (S. Leclaire). De ce déplacement (qui n’est pas sans rappeler le mouvement d’où sort le son) naît pour le psychanalyste quelque chose comme une résonance lui permettant de « tendre l’oreille » vers l’essentiel : l’essentiel étant de ne pas manquer (et faire manquer au patient) « l’accès à l’insistance singulière et combien sensible d’un élément majeur de son inconscient ». Ce qui est ainsi désigné comme un élément majeur qui se donne à l’écoute du psychanalyste est un terme, un mot, un ensemble de lettres renvoyant à un mouvement du corps : un signifiant 230. ’

Nous tenterons de voir comment s’articulent ces notions d’acoustique au sein de l’écriture de Conrad et Lowry, et tout comme le psychanalyste, nous apprendrons :

‘[...] à « parler » la langue qu’est l’inconscient [...] tout comme l’enfant, plongé dans le bain de la langue, saisit les sons, les syllabes, les consonances, les mots et apprend à parler. L’écoute est ce jeu d’attrape des signifiants par lequel l’infans devient être parlant.231  ’

Nous nous risquerons aussi à sonder les textes pour établir si la psychanalyse et la critique littéraire partagent le même propos, c’est-à-dire « reconstruire l’histoire du sujet dans sa parole. 232 » ce qui mettrait le critique dans la posture de l’analyste : « [...] une posture tendue vers les origines pour autant que ces origines ne sont pas considérées comme historiques.233 ». A nouveau, nous voyons poindre à l’horizon le spectre du fantasme originaire auquel nous aurons maintes occasions de revenir.

Notes
222.
‘ Réponse à Bernard Pivot qui lui demandait pourquoi il écrivait, Bouillon de Culture, 1999. ’
223.
CLJC 3, p. 128-29. ’
224.
‘ Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 14.’
225.
‘ Maurice Blanchot, L’Ecriture du Désastre, op. cit., p. 71.’
226.
S. Felman, op. cit., p. 329.’
227.
‘ Conseils aux médecins, in La Technique Psychanalytique, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 66, cité par Roland Barthes, op. cit., p. 223.’
228.
‘ R. Barthes, ibid., p. 223.’
229.
Ibid., p. 224.’
230.
Ibid., p. 225 ; c’est nous qui soulignons.’
231.
Ibid., p. 226-27.’
232.
Ibid., p. 226.’
233.
Ibid., p. 226.’