1. Une déchirure qui fait un reste

L’écriture de Lowry met assez clairement en scène la structure de l’inconscient freudien, sous la forme de la vision que le Consul a de son âme (« a ravaged town », UV, 188) ; ce qui fait immédiatement penser à l’exemple fictif de Rome (ou de toute ville ayant une histoire enfouie dans des strates de décombres), que propose Freud dans Malaise dans la Culture. De celle-ci émergeraient certains faits, dans certaines conditions propices au surgissement telle que l’anamorphose comme le suggère Freud239. Freud conclut qu’il est impossible de visualiser la vie animique :

‘Si nous voulons présenter spatialement la succession historique, cela ne peut se produire que par une juxtaposition dans l’espace ; un seul et même espace ne supporte pas d’être rempli de deux façons. Notre tentative semble être un jeu futile ; elle n’a qu’une justification ; elle nous montre à quel point nous sommes loin de maîtriser par une présentation visuelle les particularités de la vie animique240. ’

Or c’est pourtant ce que tentent de faire Conrad et Lowry en écrivant. Y parviennent-ils? La réponse est oui, enfin presque, car il y a toujours un reste, quelque chose qu’il faut laisser tomber.

Ce reste, nous l’appellerons déchet, un déchet d’un statut un peu particulier puisqu’il est une « ruine métonymique » de l’objet de jouissance. Ainsi en va-t-il des défenses d’ivoire qui ne sont autres que des « déchets, restes d’un geste de coupure, d’une castration opérée sur la gueule d’un animal exotique »241. Une fois transformées, c’est-à-dire taillées, sculptées, ciselées et polies, en d’autres termes, valorisées, elles deviennent de petits objets de luxe décoratifs dont le caractère futile et superflu indique leur statut d’ « image de (a) arraché à la gueule d’un autre originel imaginaire porteur d’un “petit-plus-de-jouir” pour le “bien-être” de la civilisation. »242.

Ces déchets, bien que valorisés, laissent resurgir le fantasme originaire, car la matière, la sub-stance, (os, oris en latin désigne l’origine) est toujours là ; les dominos que manipule le comptable à bord de la Nellie sont bel et bien en os/ivoire : « The accountant had brought out already a box of dominoes, and was toying architecturally with the bones. » (HOD, 28). Que faut-il y voir si ce n’est une ruine métonymique de la mort, elle-même relayée par les crânes fichés sur les pieux de la palissade à l’entrée du poste avancé de Kurtz ?

Cette scène d’introduction occupe, en effet une place de choix dans la narration. Elle ouvre le récit, et donne lieu non pas à une partie de dominos, mais à un regard collectif (« placid staring ») dont la fixité n’est pas sans évoquer la mort :

‘For some reason or other we did not begin that game of dominoes. We felt meditative, and fit for nothing but placid staring. (HOD, 28)’

Suivra le récit de Marlow dont le caractère autobiographique n’est pas à démontrer, Conrad ne dissimulant pas ses sources d’écriture, du moins pour ce qui est de « l’ossature » de sa fiction. L’aspect autobiographique nous intéresse ici parce qu’il permet d’interpréter ou plutôt de décrypter dans cette scène, somme toute mineure en apparence, un commentaire de l’écrivain sur l’écriture.

Suite à la remarque du narrateur-Marlow (« For some reason or other », HOD 28), nous nous sommes demandé si la partie de dominos manquée ne cachait pas autre chose de plus inquiétant. En effet, au terme de multiples lectures, linéaires et fragmentées, de Heart of Darkness, nous voyons apparaître comme par anamorphose un équivalent de l’os de seiche/crâne qui flotte au centre du tableau de Hans Holbein243. Les dominos (« bones ») avec lesquels joue le comptable (« toying architecturally ») seraient alors à lire comme les mots, les signifiants, avec lesquels joue l’écrivain construisant son récit chancelant et toujours inachevé. La référence morbide, quant à elle, nous ramène aussi à l’écriture en tant que meurtre de la chose : « ce qui a été écrit a remplacé ce qui a été vécu » rappelait Marguerite Duras244. Liliane Louvel ajoute, et nous nous joindrons à elle dans sa conclusion :

‘Ecrire ou peindre c’est peut-être comme l’a fait Freddie Montgomery, tuer le vivant qui distrait de la contemplation, faire le deuil du vécu, en laissant derrière les traces de la mélancolie. Travail du deuil qui s’échoue dans l’oeuvre. Là où le lecteur ou le spectateur les retrouvent. Alors il n’y a plus qu’à repartir245.’

Souvenons-nous aussi que le Dieu Thot était à la fois dieu de la mort et de l’écriture246. La partie de dominos, qui se joue sur un voilier à quai sur la Tamise, figure peut-être le deuil de la carrière maritime de Conrad, ou encore son passage de la navigation et de la maîtrise phallique à l’écriture, à cette jouissance autre qui échappe à la maîtrise. En renonçant à la maîtrise phallique qu’implique le métier de capitaine, Conrad n’a-t-il pas franchi le pas lui permettant de faire de l’art à partir du butin (« spoil ») ramené de ses pérégrinations maritimes ? S’agit-il d’un deuil se perpétuant dans l’acte d’écriture et offrant à l’artiste la possibilité de repartir, de revisiter ses souvenirs, et finalement de renaître à lui-même ? C’est peut-être là que se retrouvent écriture et psychanalyse, dans la reconstruction de l’histoire du sujet en écrivant, comme l’analysant le fait en parlant. Cette « petite mort » drapée d’un voile de mélancolie aux plis diaphanes entretient des liens étroits avec le travail d’écriture, à travers la métaphore filée de l’étoffe dont Barthes a fait remarquer la texture : « a gauzy and radiant fabric [...] draping the low shores in diaphanous folds. » (HOD, 28). Or il s’agit bien de la mort, et de celle de l’astre solaire qui plus est :

‘[...] the very mist on the Essex marshes was like a gauzy and radiant fabric, hung from the wooded rises inland, and draping the low shores in diaphanous folds. Only the gloom to the west, brooding over the upper reaches, became more sombre every minute, as if angered by the approach of the sun.’ ‘And at last, in its curved and imperceptible fall, the sun sank low, and from glowing white changed to a dull red without rays and without heat, as if about to go out suddenly, stricken to death by the touch of that gloom brooding over a crowd of men. (HOD, 28 ; c’est nous qui soulignons)’

Notons la répétition du privatif /out/ accompagné de signifiants de la chute et de l’absence de vie comme « dull », et le rythme même de la phrase qui semble s’essouffler après le coup fatal (« stricken to death ») dans une succession de brèves assorties du son [u:] : « that gloom brooding over a crowd of men. » (HOD, 28). S’agit-il de la mort de l’écriture ou de la « mort de l’auteur » inhérente à tout acte d’écriture créative selon Roland Barthes? Telle est peut-être la véritable question que pose Conrad dans ce texte énigmatique.

La même question semble se poser, de façon plus explicite, dans Nostromo lorsque Decoud finit d’écrire la lettre destinée à sa soeur (et au lecteur, un peu perdu dans la chronologie fragmentée et lacunaire de la narration) :

‘With the writing of the last line there came upon Decoud a moment of sudden and complete oblivion. He swayed over the table as if struck by a bullet. (N, 221 ; c’est nous qui soulignons)’

Ceci témoigne de l’importance de la question pour Conrad, car le couple mort-écriture, une fois identifié dans la narration, est aussi prégnant que le motif de dévoration dont nous avons pu constater la ténacité.

Notes
239.
‘ « [...] il suffirait peut-être à l’observateur de changer la direction de son regard ou la place qu’il occupe pour faire surgir l’une ou l’autre de ces vues. », S. Freud, Le Malaise..., op. cit., p. 12.’
240.
‘ S. Freud, ibid., p. 12.’
241.
‘ Josiane Paccaud-Huguet, « Du discours des maîtres à la langue de l’artiste : “An outpost of Progress” de Joseph Conrad. », op. cit., p. 106.’
242.
Ibid., p. 106.’
243.
The Ambassadors (1533), voir à ce sujet l’article de Reynold Humphries qui fait remarquer la ressemblance entre Kurtz et le vampire du film de Friedrich W. Murnau, Nosferatu : « [...] tous les deux sont très grands, excessivement maigres et chauves. La façon dont Kurtz se caresse la tête chauve assimile celle-ci à un crâne, d’autant qu’elle rappelle l’ivoire qui, dans sa forme exploitée commercialement, est du bois mort. Cela évoque le tableau de Hans Holbein, The Ambassadors : à partir du moment où on l’observe d’un certain point de vue, l’objet obscur qui insiste au premier plan s’avère être un crâne. La mort au milieu de la vie, pour ainsi dire, et il ne faut pas oublier que le vampire, lui aussi, fait partie des morts vivants, donc d’un mythe universel qui, comme le vampire lui-même a survécu au temps. » (Reynold Humphries, « Conrad avec Freud et Lacan. Les enjeux de la représentation dans Heart of Darkness », Joseph Conrad 1, La Fiction et l’Autre, Paris - Caen, éd. Josiane Paccaud-Huguet, Lettres Modernes, Minard, 1998, p. 14) ’
244.
‘ Entretien avec Pierre Dumayet sur Arte (05/03/96). Citée par Liliane Louvel, L’OEil du Texte, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1998, p. 372-73.’
245.
‘ Liliane Louvel, ibid., p. 373.’
246.
‘ « La leçon de Platon, c’est que le dualisme permet, avant tout, d’échapper à l’usure. Qu’advient-il, dès lors, de l’usure dans un monde éclaté, habité par un sujet au « je » désormais « fêlé », selon l’heureuse formule de Deleuze ? Puisqu’il n’y a plus d’Idées, au sens platonicien, il n’y a plus que des choses mortelles, vouées à la disparition. « Orphelin », désormais, d’un logos impuissant parce qu’assassiné, l’individu n’est plus que le lieu où s’inscrit une écriture vouée à l’errance du temps. Porosité combien vulnérable ! Thot, le dieu de l’écriture n’est-il pas aussi le dieu de la mort? Tel est, en raccourci, le malheur qui semble peser sur toute la pensée contemporaine. cf. J. Derrida, La Dissémination, p. 104. » (Murielle Gagnebin, Fascination de la Laideur, op. cit., p. 151)’