2. Une éloquence toute aurale

Le lien entre écriture et oralité est emblématisé par un des noms hébreux de la Bible, mikra qui signifie « lecture » et désigne pourtant bien ce que l’Occident appelle « Les Ecritures »247. D’autre part, le drapé diaphane qui voile le paysage londonien est probablement à mettre en parallèle avec l’éloquence dans laquelle se drape Kurtz : « a shadow darker than the shadow of the night, and draped nobly in the folds of a gorgeous eloquence » (HOD, 116). Cet aspect à la fois spectral et éloquent de Kurtz (« this eloquent phantom », HOD, 120) fait de lui un fantôme d’éloquence, ce qui n’a pas échappé à James Westman, le metteur en scène de Heart of Darkness. La transposition cinématographique de Westman met en scène un Kurtz littéralement drapé dans une sorte de tulle qui fait étrangement penser au tableau de Francis Bacon représentant non sans ironie le Pape Innocent X (huile, 1953). Le personnage de Bacon apparaît, bouche grande ouverte, vêtu de la robe papale, assis derrière ce qui semble être les plis d’un voilage semi-transparent et qui est à lire comme les barreaux d’une cage, image typique de l’esthétique expressionniste claustrophobe248. Nous nous livrerons à une brève triangulation entre Kurtz, Innocent X de Bacon et le vampire de Murnau249.

Les trois personnages sont des sortes de morts vivants marqués par la dévoration de façon plus ou moins directe et explicite. L’identité de ces trois personnages est clairement centrée autour du vide de cette bouche ouverte, source béante de l’énonciation, du cri. Murielle Gagnebin commente le tableau de Bacon en faisant remarquer «  un réseau de filaments rouges ou blancs » absorbant le sujet ligoté dont elle interprète la posture douloureuse et angoissée à l’extrême, comme « engagé dans un duel contre un partenaire invisible, dont chaque passe d’arme est une entaille, d’où s’écoule un fil vermillon »250. Le combat livré contre un ennemi invisible, ses propres démons, la Chose freudienne,  ou encore l’Autre lacanien, fait penser à Kurtz, tandis que le « fil vermillon » de Bacon évoque le vampire prisonnier de son besoin de chair fraîche. Bien entendu, le spectre du cannibalisme est omniprésent dans ce trio infernal comptant parmi ses membres, un Pape, nommé Innocent de surcroît et auquel nous pourrions ajouter le Pape mourant (« Es inevitable la muerte del Papa ») qui effraye tant le Consul. Le rapport à l’énonciation suit les filaments blancs et rouges du tableau de Bacon que Murielle Gagnebin interprète comme un grillage de bave et de sang abject :

‘Le personnage est, de la sorte, irrémédiablement prisonnier d’un curieux labyrinthe : séquestré dans le cube, le rectangle ou l’ove d’un grillage abject, tissé de bave ou de sang.251

De la même façon, l’éloquence de Kurtz peut se visualiser comme une sorte de halo diaphane qui le tient prisonnier : « draped nobly in the folds of a gorgeous eloquence » (HOD, 116). Notons que l’adjectif « gorgeous » qualifiant l’éloquence de Kurtz, redouble la référence à l’oralité dans ce qu’elle a de plus « gore » et horrifiant à travers le phonème /or/ dont nous avons déjà souligné l’étymologie latine252. Celui-ci est d’autant plus frappant qu’il est précédé d’un [g] guttural ce qui ne fait que renforcer l’effet inquiétant d’oralité dévoratrice. Si Kurtz n’est pas pris dans une toile d’araignée à proprement parler, il semble qu’il soit pris au piège de sa propre oralité, dans un entrelacs, un « internet » de signifiants, lequel finit par dévorer Kurtz car il n’accepte pas de laisser un reste. Ainsi le désir de totalité de Kurtz dont le nom veut dire court en allemand — et peut-être aussi par extension, qui n’est « pas tout » — peut ressortir à un phénomène compensatoire qui ne peut être assouvi que par une illusion de totalité et de maîtrise. Notons au passage que si Kurtz est pris dans un internet de signifiants, nos internautes, bien réels ceux-là connaissent également cette même tentation253.

Sur le plan de l’absence de reste, chacun sait que le vampire de son côté, ne laisse pas de reflet/trace dans le miroir comme le veut la tradition. Quant au Pape, l’Eglise catholique lui interdit d’avoir toute descendance254. Cette autre forme de trace que l’homme peut laisser derrière lui, semble aussi être interdite à Kurtz lequel projette cette interdiction en un paraphe exemplaire : « Exterminate all the brutes! ».

La brutalité exprimée par cette exclamation correspond d’une certaine manière au défi de Bacon tel que le définit Júlio Pomar :

‘Couleurs et matières se montrent telles, et cette réalité reste première. Ainsi, le défi de Bacon serait de peindre, de faire de la peinture, de faire voir la peinture, sans se sentir obligé de faire passer un voile sur tout le fatras du genre humain. Dans le détachement. Si possible255. ’

Notons que le propos de Francis Bacon était justement de « peindre la trace laissée par l’existence humaine »256, mettant le spectateur face à la trace picturale, tout comme Conrad cherche à saisir la trace humaine à travers l’écriture. Ironiquement, celle-ci nous fait voir des personnages souvent incapables de laisser une trace de façon délibérée. Ainsi, la fiancée de Kurtz ne laisse pas tomber les larmes qui perlent : « [...] I could see the glitter of her eyes, full of tears — of tears that would not fall. » (HOD, 119). Et ceci, bien qu’elle dise : « something must remain. His words, at least, have not died. » (120). Mais ce désir de faire un reste se révèle aussi être animé d’un désir totalisateur lorsqu’elle ajoute : « I would have treasured every sigh, every word, every sign, every glance. »(120). Dans la répétition du quantifieur « every » lequel désigne la totalité tout en prenant en compte la singularité des éléments qu’il englobe, s’inscrit peut-être une infime possibilité pour la ruine de se frayer un chemin à travers un soupir, un mot, un signe, un regard, une larme, un crachat ... un filet d’ivoire « a trickle of ivory » (48 ), ou de manuscrit « a trickle of MS »257.

Observons le glissement subtil entre l’objet voix qui emblématise l’oralité de Kurtz, et l’objet regard, par la médiation du langage « word », « sign ». Kurtz est pour ainsi dire pris au piège de l’énonciation dont il refuse de faire un reste, une réserve de silence : ainsi il essaie de mettre la main sur la totalité de l’ivoire de son secteur. Mais c’est finalement Marlow qui prend en charge, d’une part, l’ivoire dont nous avons déjà démontré le statut de ruines métonymiques, et d’autre part, le mystérieux rapport de Kurtz paraphé du célèbre post-scriptum totalitaire et totalisateur (« Exterminate all the brutes! »), écho sur le plan narratif du désir d’amasser l’ivoire dans sa totalité mais peut-être aussi de maîtriser le langage.

Il semble que les seules traces que les personnages de Conrad laissent — et nous verrons que cela vaut aussi pour Lowry — ont un rapport étroit avec les flux du corps évoqués par le tableau de Bacon, qui fait aussi penser à la cage que dessinent les montagnes mexicaines dans The Plumed Serpent : « [...] terrible blue-ribbed mountains of Mexico beyond, she seemed swallowed by some grisly skeleton, in the cage of its death-anatomy »258.

Notes
247.
‘ « [...] un des noms de la Bible en hébreu est mikra, “lecture”; si l’hébreu dit “la lecture” pour ce que l’Occident appelle “Les Ecritures”, c’est que la lecture implique une diction, une scansion. » (E. Grossman, op. cit., p. 23)’
248.
‘ « L’écran plastique apparaît, chez les expressionnistes, en général bouché. Tout se passe comme si on s’ingéniait chaque fois, à réduire l’espace au maximum. » (Murielle Gagnebin, op. cit., p. 179) ’ ‘Michel Leiris remarque, toujours à propos de F. Bacon, et plus particulièrement des cadres, qu’il s’agit d’une stratégie d’évidement de l’espace : « un dispositif scénique, lieu aménagé pour que la chose s’y passe » (cité par Maïten Bouisset, « Espace théâtral, espace construit dans l’oeuvre de Francis Bacon », in Artstudio n° 17, spécial Francis Bacon, été 1990 ; c’est nous qui soulignons).’
249.
‘ Voir l’article de Reynold Humphreys, « Conrad avec Freud et Lacan. Les enjeux de la représentation dans Heart of Darkness », in J. Conrad 1, La fiction et l’Autre, op. cit., p. 14.’
250.

« Même s’il occupe le milieu d’un espace, à première vue accueillant, l’individu apparaît comme ligoté. Absorbé par un réseau de filaments rouges ou blancs, il ne peut plus remuer. On le dirait captif de quelque araignée venimeuse, ou encore : engagé dans un duel contre un partenaire invisible, dont chaque passe d’arme est une entaille, d’où s’écoule un fil vermillon.  » (Murielle Gagnebin, op. cit.., p. 181-82 ; c’est nous qui soulignons). Voir annexe 4, p. 394.

251.

Ibid., p. 182.

252.

Os, oris, en latin, veut dire bouche.

253.
‘ L’illusion de maîtrise de la connaissance et de la communication sont l’apanage de ces derniers selon Alain Finkielkraut : « La relation au monde sera privatisée, l’homme numérique régnera sur les programmes : il verra ce qu’il veut, il fera ce qu’il veut de ce qu’il voit [...] Trop médiologue pour se laisser avoir, trop clairvoyant pour en croire ses yeux, le cybernaute incrédule ne reconnaîtra que les faits qui conviennent à sa croyance. La pensée sera à l’abri du donné, et alors même que tous les parcours seront possibles et toutes les options autorisées dans l’univers fluide de l’image et du texte électroniques, toutes les idées découleront de prémisses irréfutables. Chacun aura sa lubie ou son hobby, les individus se regrouperont par marottes et, superbe paradoxe médiologique, c’est à l’époque de la communication planétaire que l’entrecroisement de logiques rigoureusement étanches remplacera le dialogue entre les hommes. » (Une Voix Vient de l’Autre Rive, Paris, Gallimard, 2000, p. 51-52)’
254.
‘ Nous avons développé le thème de l’enfant mort, et à cette occasion avons fait remarquer l’absence d’enfant pour le couple Yvonne - Geoffrey dans Under the Volcano, à ce couple s’ajoute celui de Kurtz et de sa/ses fiancée(s), et dans Nostromo, nous avons les Gould et le(s) couple(s) clandestin(s) Nostromo-Giselle/Linda/la Morena.’
255.
‘ Júlio Pomar, Discours sur la Cécité du Peintre, Essais, Paris, Editions de la Différence, 1985, p. 177.’
256.
‘ Laura Malvano, Encyclopædia Universalis, Article sur Francis Bacon. ’
257.
‘ “With immense effort a thin trickle of MS is produced [...]” (CLJC2, op. cit., p. 129)’
258.
‘ D. H. Lawrence, The Plumed Serpent (1926), London, Penguin Books, 1990, p. 140.’