Conrad pousse le paradoxe jusqu’à donner un air de vie à l’ombre de Hirsch : « In the emptiness of the room the burly shadow of head and shoulders on the wall had an air of life. » (N, 377). Or, ne pourrait-on pas lire cette ombre comme une « ruine métonymique » ou un reste du corps de Hirsch ? Nous reprendrons ici le rapprochement avec la peinture de Francis Bacon. En effet, il est à présent frappant que le corps désarticulé de Hirsch soit très proche de certains personnages de Bacon qui aimait distordre les corps. quant à Kurtz, il trouve un équivalent pictural moderne avec Innocent X (1953). Le corps morcelé nous apparaît dans les deux cas dans toute sa matérialité. Il fonctionne comme une énigme destinée à Nostromo et Monygham ainsi qu’au spectateur des peintures de Bacon et finalement au lecteur :
‘The light of the two candles burning before the perpendicular and breathless immobility of the late Señor Hirsch threw a gleam afar over land and water, like a signal in the night. He remained to startle Nostromo by his presence, and to puzzle Dr Monygham by the mystery of his atrocious end. (N, 378)’Il semblerait que l’énigme du corps, « the gruesome enigma of the tortured and murdered Hirsch » (N, 367), fonctionne de façon inversée, à l’image du phare qui, au lieu de renseigner, pose la question de la vérité et de la mort en ce point liminaire qu’est dans le roman de Lowry le phare/Farolito, « point d’éblouissement au bord de l’abîme »260. Or le support de l’énigme, est le corps de celui qui sait sans savoir, corps de l’écrivain à travers lequel se dit le savoir de « rien qui fut d’avant »261.
Tel un pantin désarticulé, ou encore « l’acteur-marionnette du théâtre balinais »262 qui fascinait Artaud, le corps « désaccordé »263 de Hirsch nous fait signe
‘dans une série de jeux de dissonance et de résonance : « corps-musique, corps rythme, corps impersonnel et qui parle, en-deçà de la langue articulée, une autre langue. Ce corps-langue, il faudrait l’appeler, selon le mot de Hölderlin, un discord 264. » ’Le fait qu’il se balance au bout d’une corde ne fait que renforcer l’aspect « dés-a-(c)cordé » du corps de Hirsch.
Ce désaccord est en quelque sorte en totale harmonie, si l’on peut dire, avec le personnage dont le nom lui-même écorche l’ouïe d’une consonne chuintante [G], déchirante, précédée du [h] aspiré. La seule voyelle autour de laquelle s’articulent les consonnes est un [N] qui, graphiquement (i), peut se lire comme la barre, le trait qui fait limite et sens ou encore bord et trace. La large prédominance des consonnes dans ce nom marqué par l’altérité va de pair avec le défaut de phonation265 dont est affublé Hirsch, le marchand de peaux de bovins (« ox hides »). Ainsi, dès le départ, Hirsch est placé sous le signe de l’altérité. Il est l’autre culturel (comme l’Indien dans Under the Volcano, ou le pilote dans Heart of Darkness ), l’homme de la limite qui vient de franchir la barre rocheuse de la Cordillera. Ou encore celui qui fait le commerce de peaux, de ce qui est détaché du corps mort. Hirsch, l’homme de la peur, celui qui connaît la réalité de la mort, de la séparation et de la perte266, finit, comble de l’ironie, au bout d’une corde dont il a peut-être fourni la matière première. Effectivement, la corde de Hirsch est faite non pas de chanvre mais de peau (« hide rope »)267. Ceci rappelle ce qui est détaché du corps et peut-être aussi caché comme semble l’indiquer l’homophone et homonyme anglais « hide » qui désigne à la fois la peau une fois détachée du corps de l’animal et l’action de se cacher.
Cette corde se met à vibrer268 sous les coups de fouet de Sotillo (l’une frappe, l’autre résonne) auxquels font écho les cris de Hirsch. Et ceux-ci semblent se répandre dans l’espace de Sulaco comme une onde de choc ou onde sonore, ou encore même une onde visuelle, un spectre269 :
‘Hirsch went on screaming all alone behind the half-closed jealousies while the sunshine, reflected from the water of the harbour, made an ever-running ripple of light high up on the wall. He screamed with uplifted eyebrows and a wide-open mouth —incredibly wide, black, enormous, full of teeth —comical.’ ‘In the still burning air of the windless afternoon he made the waves of his agony travel as far as the O.S.N. Company’s offices. (N, 375 ; c’est nous qui soulignons)’La corde retenant le corps en suspens de Hirsch entre alors en vibration sous les coups de Sotillo : « The rope vibrated leisurely to the blow, like the long string of a pendulum starting from a rest. ». Et, fait étrange, à cet instant, la vibration ne se transmet pas au corps. Contrairement aux fois précédentes où elle s’était répandue jusqu’aux cordes vocales pour donner naissance à un cri infini abolissant toute notion de limite entre dedans et dehors, sujet et objet270. C’est précisément à ce moment que jaillit le crachat qui va faire un reste sur le masque hurlant et difforme de Sotillo :
‘And as Sotillo, staying his raised hand, waiting for him to speak, with the sudden flash of a grin and a straining forward of the wrenched shoulders, he spat violently into his face. (N, 376)’Par ce crachat, déchet du corps parlant, ou encore du « parlêtre », incarné ou plutôt désincarné par Hirsch, le lecteur est projeté hors langage271.