Le cri de Hirsch qui précède le crachat est sans doute à rapprocher de celui du peintre Norvégien Edvard Munch, contemporain de Conrad, et qui en 1895, peignait Le Cri (Skrieken, en norvégien). Or le substantif norvégien est parlant : il renferme le signifiant de l’horreur « skrek ». Il s’agit bien d’un cri d’horreur qui contamine tout l’espace de la peinture par un système de lignes, d’ondes et de vagues visuelles et quasi sonores, tant l’impact de cette oeuvre est fort. Le cri de Munch est un cri horrifié qui traverse, voire déchire la nature et le corps parlant272, ainsi que le laisse entendre le texte du peintre accompagnant le tableau :
‘[...] My friends walked on and I was left inCe cri horrifié de l’homme déchiré du xxe siècle naissant ou renaissant, correspond exactement au corps-cri écartelé de Hirsch :
‘He screamed with uplifted eyebrows and a wide-open mouth — incredibly wide, black, enormous, full of teeth — comical. (N, 375). ’La similitude entre l’oeuvre picturale de Munch et l’oeuvre scripturale de Conrad est ici saisissante, à ceci près qu’il n’y a rien de comique dans le tableau de Munch. Sous la dimension comique dénotée de façon ironique par l’adjectif « comical » mis en apposition, éclate le grotesque, lequel correspond probablement à cet effet comique déclenché par le reste (ici métaphorisé par le cri, comme reste de la parole) dont parle Jean Baudrillard274.
Il se pourrait aussi que le comique, déclencheur du rire, apparaisse ici sous une forme inversée ou du moins paradoxale, comme la première forme de communication de l’enfant avant la parole275. Le bourreau Sotillo serait alors transformé dans la douleur extrême de Hirsch en une figure familière, voire même maternelle, lui prodiguant des soins, des caresses pour satisfaire son désir ... de mort, en passe justement d’être satisfait par la main de Sotillo auquel le crachat de Hirsch arrache symboliquement le phallus. La cravache, substitut métaphorique de bois peut-être et assurément de cuir276, est maintenue en suspension : « Sotillo had seized the riding-whip, and stood with his arm lifted up. » (N, 376). Puis le fouet tombe (« The uplifted whip fell », N, 376) au moment où le crachat atteint le visage de Sotillo qui, comme s’il avait été touché par un venin mortel, se met à se transformer, se distordre en une succession de masques difformes. Or le masque, dit Lacan, « se constitue dans l’insatisfaction, et par l’intermédiaire de la demande refusée.277 ». C’est, nous semble-t-il, ce qui se passe ici, et nous poursuivrons cette analyse en collant au texte de Lacan qui, à la question « Mais alors, qu’est-ce qui en résulterait ? », répond « C’est qu’il y aurait en somme autant de masques que de formes d’insatisfaction278 ». Ceci permet de mieux comprendre la série de masques qui défile au rythme des changements d’attitude et des interrogations que Sotillo doit à présent s’adresser personnellement :
‘The report and the concussion of the shots seemed to throw him at once from ungovernable rage into idiotic stupor. He stood with drooping jaw and stony eyes. What had he done? He was basely appalled at his impulsive act, sealing for ever these lips from which so much was to be extorted. What could he say? How could he explain? Ideas of headlong flight somewhere, anywhere, passed through his mind; even the craven and absurd notion of hiding under the table occurred to his cowardice. [...] (N, 376 ; c’est nous qui soulignons)’La dimension régressive de la scène éclate au grand jour lorsque Sotillo songe à se cacher sous la table, objet qui peut se lire comme la matrice, le « womb/tomb » de la mère et aussi comme le lieu de l’Autre innommable que Sotillo ne peut désigner qu’en termes vagues : « somewhere, anywhere, [...] » (376).
Les masques continuent leur course folle sur le visage de Sotillo qui devient « une mosaïque mouvante d’identifications 279 » que son sombrero dissimule partiellement :
‘Sinister, impressive, his sombrero pulled right down upon his eyebrows, he marched first through the door in such disorder of mind that he forgot utterly to provide for Dr Monygham’s possible return. » (N, 376) ’Cependant, faisant chuter le phallus de Sotillo, Hirsch s’est libéré, s’est affirmé comme détenteur du phallus symbolique dont la poussée se dit par le jet de salive. De la sorte, il entre dans l’aire du signifiant en déchaînant la barre posée sur l’Autre en ce point extrême du désir280. La diégèse dit ce déchaînement de la barre dans les changements d’expression du visage de Sotillo, tandis que la narration aussi se déchaîne en une succession de formes interrogatives en style indirect libre. Mais la tempête est de courte durée, tout rentre dans l’ordre alors que Sotillo fait taire du regard toute manifestation :
‘His truculent glance turned slowly here and there, checked the noise where it fell ; and the stiff body of the late Señor Hirsch, merchant, after swaying imperceptibly, made a half turn, and came to a rest in the midst of awed murmurs and uneasy shuffling. (N, 376 ; c’est nous qui soulignons)’Aussi paradoxal et surprenant que cela puisse paraître, il nous semble à présent que le crachat de Hirsch peut se lire comme un acte d’amour infini, et ceci à double titre : il doit donner ce qu’il n’a pas (une information), tandis que par le crachat, il donne un phallus qu’il n’a pas, à un être qui ne l’est pas281.
Il semble que Munch et Conrad aient tenté de dire la même horreur installée au coeur de l’homme. Il n’est pas impossible que Conrad ait été influencé par Munch tant la ressemblance est frappante, mais à une différence prêt et qui est de taille ; Hirsch est affublé d’une bouche pleine de dents (« full of teeth ») comme s’il y avait une sorte de mimésis entre le bourreau et la victime, car cet attribut était jusqu’à présent spécifique à Sotillo : « ‘a man of many teeth — “hombre de muchos dientes”. Sí, señor. [...]’ » (N, 372). L’effet de miroir se retrouve dans la relation sadique où, selon Lacan « Le sadisme rejette dans l’Autre la douleur d’exister282 ». En estrapadant Hirsch, pour lui arracher la « vérité »283 de la bouche, Sotillo actualise sa propre déchirure, sa propre douleur d’exister, en passant à l’acte à la manière des psychopathes qui font subir à leurs victimes des sévices apparentés à des violences physiques ou psychologiques qui sont restées refoulées, et qu’ils sont incapables de dire de façon symbolique284. Ainsi le cri de Hirsch est-il peut-être encore plus horrifiant que celui du peintre norvégien car il contient en germe la figure de la victime comme bourreau potentiel285.
voir à ce sujet les saisissants dessins de propagande par lesquels les Allemands de l’entre-deux guerres se figurent eux-mêmes tels qu’ils réduiront les prisonniers des camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale. (1933 La Mémoire du Siècle. Hitler prend le pouvoir, Georges Goriely, Bruxelles, Ed. Complexe, 1985 ). Voir annexes 6 et 7, pp. 396-397.