6. Le style : la coupure qui relie 

Nous tenterons une ultime interprétation de ce cri associé au corps désarticulé en nous appuyant sur un texte d’Artaud dont les termes nous ont fait penser à Hirsch, et ainsi entr’apercevoir une autre lecture possible de la scène :

‘Le mal que le style que nous cherchons nous fait dans les épaules et dans les dents. Je ne sais pas si ce n’est pas à force de chercher mon style et mon verbe propre que j’ai perdu toutes mes dents286. ’

La douleur aux épaules fait immédiatement penser à l’estrapade qui s’articule autour des épaules désarticulées de Hirsch287, tandis que les dents font l’objet de nombreuses remarques dérangeantes tout au long de cette scène de torture, — sans pour autant qu’il y ait torture à ce niveau là. Mais il semblerait que le lecteur, contaminé par les allusions aux dents, qu’il s’agisse du dentiste, de l’homme « de muchos dientes » ou encore de la bouche hurlante pleine de dents de Hirsch, soit sur le point d’imaginer une scène extradiégétique qui nous ramène à l’expérience personnelle de Conrad avec son dentiste à ce moment là288. Mais ce qui nous a plus particulièrement intéressé, au-delà de la douleur aux épaules, c’est le lien qu’Artaud établit avec le style qui selon Lacan est l’objet a, l’objet de la jouissance, l’objet substitutif de l’écrivain :

‘C’est l’objet qui répond à la question sur le style, que nous posons d’entrée de jeu. A cette place que marquait l’homme pour Buffon, nous appelons la chute de cet objet, révélante de ce qu’elle l’isole, à la fois comme la cause du désir où le sujet s’éclipse, et comme soutenant le sujet entre vérité et savoir289. ’

Le sujet se trouve suspendu entre vérité et savoir, or c’est ce moment de suspension qui intéresse l’écrivain. Ceci se manifeste chez Conrad par des scènes où les sujets vacillent, entraînant avec eux les semblants dont se vêt la fiction et laissant voir la lumière se diffracter en une lueur spectrale reflétant les gouttes d’eau en suspension dans le voile brumeux qui entoure la narration de Heart of Darkness. Vue sous cet angle, la mort du pilote de Marlow est, elle aussi, une « willing suspension of disbelief »290, un moment d’épiphanie où le sujet va rejoindre l’Autre en franchissant la limite. Le crachat est une véritable sortie de soi, ou encore une sortie du langage291 qui dit la Chose. Nous ferons un détour par un texte de J. M. Coetzee qui met en scène ce franchissement de la limite. Dans Age of Iron, le système totalitaire d’apartheid est mis en adéquation avec le cancer qui ronge la protagoniste dans une violence qui va au-delà du langage et des mots. Or c’est un personnage tout à fait hors norme, qui est chargé d’effectuer cette sortie puisqu’il s’agit d’un clochard noir qui crache à la figure de la femme blanche malade  :

‘He did something that shocked me. With a straight look, the first direct look he has given me, he spat a gob of spit, thick, yellow, streaked with brown from the coffee, on to the concrete beside my foot. Then he thrust the mug at me and sauntered off.’ ‘ The thing itself, I thought, shaken : the thing itself brought out between us. Spat not upon me but before me where I could see it, inspect it, think about it. His word, his kind of word, from his own mouth, warm at the instant when it left him. A word, undeniable, from a language before language. First the look and then the spitting. What kind of look? A look without respect, from a man to a woman old enough to be his mother. Here : take your coffee292.’

C’est bien « à la mère » que le sans abri crache et aime dans une langue d’avant le langage, une langue archaïque « from a language before language. » où l’on voit encore la langue en tant qu’organe envoyer le crachat dans toute sa « motérialité »293. Or, c’est du même type d’archaïsme qu’il s’agit dans les peintures de Francis Bacon.

Notes
286.
‘ Antonin Artaud, OEuvres Complètes, Paris, Gallimard, tome XV, p. 40.’
287.
‘ “ — the shoulders projecting forward[...]” (N, 359)’
288.
‘ E. Grossman ajoute que « le dictame, ce produit fécal de la diction, est à son tour une force de fermentation où la langue à l’infini se décompose et germine. Mais aussi le dictame, rattaché à ses origines rabelaisiennes, est un baume qui guérit les blessures ; comme le style, dans une relance indéfinie de l’entaille et du lien, il coupe et relie, il déchire la texture du discours et y découvre d’autres maillages. », op. cit., 100.’
289.
‘ Il s’agit de la conclusion de l’ouverture des Ecrits de Lacan, p. 10.’
290.

T.S. Coleridge.

291.
‘ A. Topia parle de « dépossession du langage » dans une « situation-limite » et d’un crachat que l’on peut comprendre comme « le mot que Sotillo lui-même ne trouvera pas pour nommer l’innommable qu’est Hirsch » : « Le crachat et les coups de revolver me semblent être alors deux formes extrêmes de langage, unique forme de communication peut-être dans cette situation-limite où tout échange verbal est devenu impossible. [...] Un langage du bruit assourdissant contre un langage du corps irréductible. », op. cit., p. 113.’
292.
‘ J. M. Coetzee, Age of Iron, London, Penguin Books, 1990, p. 7 ; c’est nous qui soulignons.’
293.
‘ Terme de J. Lacan.’