7. La dimension spectrale et picturale de l’écriture de Conrad

Si le renversement des rôles induit par la narration chez Conrad ne semble pas se dire dans le cri de Munch, il éclate au grand jour dans les oeuvres de F. Bacon auquel correspond un autre cri conradien célèbre, celui de Kurtz.

Ce dernier semble effectivement plus proche du cri jailli de la peinture de Bacon avec sa bouche mythique et, elle aussi, pleine de dents294. Bacon avait-il lu Heart of Darkness ? Cela est bien possible, mais, à notre connaissance, aucune étude critique n’a évoqué cette possibilité. Il semblerait en revanche que Bacon ait été influencé par diverses sources cinématographiques et photographiques295. Outre l’influence d’Eisenstein, il nous a semblé pertinent pour notre propos de relever l’influence de coupures de presse (des restes notoires) à partir desquelles Bacon travaillait. Parmi elles nous trouvons des personnages dont la réputation n’est plus à faire, il s’agit de Himmler et Goebbels296 traînant derrière eux le spectre de la Shoah. Nous ne pouvons que supposer une éventuelle influence de Conrad sur Bacon, même s’il est plus que probable que l’autodidacte qu’était Bacon ait lu Conrad, et de ce fait ait enregistré dans la boîte noire de l’inconscient, l’image de Kurtz, tant la similitude est grande. D’un cri l’autre (...), nous remontons le cours de l’histoire et aboutissons au cri du Consul qui retentit publiquement en 1947, après avoir résonné à la manière de l’écho entre les parois rocheuses pendant presque vingt ans dans la tête de Lowry297, trois ans après l’exposition fracassante de Bacon à Londres (1944) où les Crucifixions 298 font scandale. Ces deux artistes que tout semble réunir, se sont peut-être bel et bien manqués.

En faisant un rapide parcours de leurs biographies respectives, nous constatons, qu’ils ont tout deux quitté le nid familial conservateur très jeunes299, ont séjourné très brièvement en Allemagne à la même époque (1928, Lowry à Berlin, et Bacon à Bonn), et reviennent en Angleterre en 1929. Ils ont vingt ans, Bacon s’installe à Londres, et Lowry entre au Collège St Catherine à Cambridge. En 1933, alors qu’Hitler accède au pouvoir en Allemagne, le premier roman de Lowry, Ultramarine, est publié en Angleterre et Bacon commence à travailler sur ses crucifixions ainsi que sur les Heads qui réapparaîtront de façon magistrale dans Portrait d’Innocent X (1954), le « Pape-charogne », trois ans avant la mort de Lowry. Il semble incroyable que les deux artistes, buveurs invétérés, habités par l’image de l’artiste maudit baudelairien et d’autres démons communs, ne se soient pas rencontrés. Lowry, qui croyait aux coïncidences, et Bacon, qui croyait au hasard se seraient-ils manqués car ils étaient trop semblables ? La notoriété dont ils ont tout deux joui, à partir de 1944 pour Bacon et 1947 pour Lowry, laisse penser que ces deux artistes ne pouvaient pas s’ignorer. Mais ce qui importe est qu’ils ont bien tenté de dire le cri de l’humanité, de « l’homme des origines » tel que Philippe Sollers définit « l’homme de Bacon » :

‘[...] sans éthique, sans religion, celui qui resurgit, malgré des siècles de civilisation, à la direction d’un camp de concentration hitlérien, ou serbo-bosniaque, ou hutu...300. ’

Philippe Sollers poursuit son analyse de Bacon en des termes qui pourraient s’appliquer à Lowry ainsi qu’à Conrad :

‘Aucun doute, il s’est produit quelque chose d’épouvantable, d’innommable. Nous le savons, nous en parlons mécaniquement à côté : les familles, les religions, les marchés financiers sont là pour nous détourner de cette présence noire.301

Tous trois disent bien l’horreur du Réel, la Shoah en étant la mise en acte à l’échelle des masses, qui a caractérisé le xxe siècle. Retenons aussi que Lowry et Bacon font partie de cette génération sacrifiée qui est née juste avant la première guerre mondiale. Leur enfance n’a pu qu’être marquée par ce conflit mondial, leur jeunesse s’est passée tant bien que mal entre les deux guerres. Aucun n’a participé au deuxième conflit mondial, du moins pas en combattant sur le terrain, mais il est possible de voir leurs productions respectives comme des bombes métaphoriques302 mettant en pièces une humanité empêtrée dans ses oripeaux303 dont Conrad, Lowry et Bacon font sauter la dorure, mettant à jour la peau, l’os, la chair, voire même la viande304.

Quant à Conrad, né en 1857 dans une Pologne sous domination Russe, et contraint à l’exil avec ses parents en Sibérie, il a pour sa part une expérience directe et concrète de l’horreur ; et c’est peut-être ce souvenir de déchirure enfoui en lui qui l’a poussé à écrire de la sorte, en mettant en pièces les semblants des « pretty fictions » qui masquent l’horreur du Réel. Bacon, dans un entretien avec David Sylvester, a dit la chose suivante qui rejoint ce que nous avons tenté de démontrer à propos de Conrad et de Lowry :

‘Et je pense quelques fois, quand on dit que mes oeuvres ont un aspect violent, que j’ai peut-être été de temps en temps capable d’écarter les écrans derrière lesquels nous vivons305. ’

L’impact des oeuvres de Bacon est tel que ses toiles trouent littéralement les murs où elles sont exposées. Bacon expliquait ce phénomène en disant qu’il créait « des images qui sont des concentrations de la réalité. Elles sont souvent jugées horribles parce qu’elles touchent directement le système nerveux »306. L’abject de l’objet, de la Chose est là, dans ces cris horrifiés pour certains et horrifiants pour d’autres. Ainsi, horrifié est le cri de Munch, horrifié aussi celui du Consul :

‘Suddenly he screamed, and it was as though this scream were being tossed from one tree to another, as its echoes returned, then, as though the trees themselves were crowding nearer, huddled together, closing over him, pitying... ’ ‘Somebody threw a dead dog after him down the ravine. (UV, 416)’

tandis que Kurtz et Innocent X se rejoignent dans un même cri d’horreur horrifiant. L’horreur partie de l’intérieur reste, tout en se disant, prisonnière à l’intérieur du corps évidé dont l’enveloppe génère des ondes de choc d’une violence inouïe. La position assise d’Innocent X, comme « rivé », voire « riveté »307 à la chaise papale, rappelle le brancard sur lequel est transporté Kurtz308, et dit l’impossibilité de s’en libérer. C’est aussi ce qui transparaît au travers des structures métalliques qui encadrent et enferment généralement les sujets de Bacon. La critique a abondamment souligné l’univers claustrophobe propre à l’expressionnisme, que nous retrouvons chez Lowry ainsi que chez Conrad.

Nous abordons là un autre aspect central, bien que concernant la périphérie diégétique et narrative, des oeuvres de Conrad et de Lowry. Avec les notions de périphérie et de centre, nous tenons deux termes essentiels de l’esthétique de la fiction de Conrad, termes énoncés explicitement au cours de l’ouverture de Heart of Darkness :

‘The yarns of seamen have a direct simplicity, the whole meaning of which lies within the shell of a cracked nut. But Marlow was not typical (in his propensity to spin yarns be excepted), and to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine. (HOD, 30)’

Il semble que Lowry ait lui aussi adopté ces principes esthétiques et éthiques en s’intéressant davantage à ce qui gravite autour du noyau, aux cercles et lignes d’onde qui courent dans le texte qu’au noyau lui-même, parce que celui-ci est vide. La vérité, pour Conrad et Lowry, se trouve dans la périphérie, diffuse et diaphane, palpable et insaisissable, audible et indicible. Elle laisse des traces, mais ne se livre pas toute.

Notes
294.

La bouche dévoratrice est un élément récurrent dans la peinture de Bacon, voici quelques extraits d’une brillante analyse de son art vu sous l’angle de la dévoration et de l’horreur qui caractérisent sa première exposition dont fait partie le célèbre triptyque de 1944 : « Ni “vis”, visage, ni face, ni figure, ni tête, ni physionomie, ces appendices serpentins montés sur des ventres sont d’abord et ne sont que des bouches. Plus précisément : des bouches ouvertes sur la double rangée terrible des dents. Ce “visage” là, c’est du côté de l’os latin qu’il faut le chercher, la bouche sans doute, mais par métonymie, ce qui, dans la tête, désigne cela qui nous fait proférer des vocables, qui fait que, en tant qu’hommes, nous sommes d’abord des paroles, os confusum dit Pline, mais aussi cette forme singulière de la verbalisation qui est ce qui s’exprime à travers la bouche d’ombre, les oracles. La bouche en tant qu’os, ce vide où orifice et oralité se confondent, c’est ce qui, dans la “tête”, fait saillie, vient en avant, museau, gueule, proue, proéminence, ce qui s’impose avec horreur à notre vue — ante os, “sous les yeux de”, dit Cicéron — toujours, en tout cas l’expression paroxystique d’une expression de terreur ou d’envoûtement dont nous serions la proie — os iratorum — traits singuliers de ceux qui sont en colère dit toujours Cicéron, qui dit enfin os Gorgonis pour désigner le masque de Méduse... » (Jean Clair, « Visages des dieux : visage de l’homme à propos des Crucifixions de Francis Bacon », Arts Studio 17, Spécial Francis Bacon, été 1990, p. 34-35)

295.

« On a de longue date repéré dans les premières oeuvres de Bacon — celles qui ont révélé sa spécificité — entre autres la série des “Cris” ou Heads (1948-49), l’influence, sinon la copie, d’une image cinématographique célèbre, universellement connue sous la forme du photogramme fixe : la bouche ouverte de la nourrice du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein — emblème de la douleur, de l’horreur, de l’oppression pour toute une génération de l’après-guerre, comme certains détails de Guernica cristallisent une aversion de la guerre. » (Michel Frizot, « La Photographie, hors-champ de la peinture », Arts Studio 17, Spécial Francis Bacon, été 1990, p. 101)

296.
‘ « Il est fascinant de constater combien les sources de Bacon furent variées et souvent inattendues. Pour avoir une idée immédiate de leur étendue, il suffit de considérer les illustrations et photographies de toutes sortes que l’artiste a réunies sur les murs de son atelier. On y voit Himmler et Goebbels, le Portrait d’Innocent X de Vélasquez, des hippopotames, le Christ portant la Croix de Grunewald, un homme avec un singe et une foule s’enfuyant dans tous les sens pendant la révolution Russe. » (Michael Peppiatt, « Bacon aux sources », Arts Studio 17, Spécial Francis Bacon, été 1990, p. 129). Voir annexe 16, p. 406.’
297.
‘ En 1929, Lowry écrivait un poème intitulé Dark path. Nous verrons par la suite de quelle façon ce poème contient en germe Under the Volcano. Pour l’instant, nous nous attacherons à la dernière strophe du poème, et constaterons qu’elle met en scène la mort du Consul dans un immense cri d’horreur : « Yet, burning, burning, burning Lord,/ Know how this path must likewise come / Through multitudinous discord / The awful and the long way home. » ( CLML 1, p. 67, lettre n°22 ; adressée à Conrad Aiken, Mars/Avril 1929. Voir aussi, Kathleen Scherf, The Collected Poetry of Malcolm Lowry, Vancouver, University of British Columbia Press, 1992, p. 41)’
298.

Voir annexes 8, 9, 10, pp. 398-400.

299.
‘ Le père de Lowry était courtier en coton à Liverpool et celui de Bacon, ancien Commandant de l’Armée britannique, élevait des chevaux de course en Irlande.’
300.
‘ Philippe Sollers, Les Passions de Francis Bacon, Gallimard, collection « monographies », 1996. ’
301.
Ibid.’
302.
‘ « L’art, on l’oublie trop souvent dans l’animation culturelle ambiante, est d’abord une guerre ». Ibid.’
303.
‘ L’étymologie du mot donnée par le dictionnaire Petit Robert, (oripel, xiième ; de l’ancien français orie « doré », et peau ) est intéressante à plus d’un titre. Les différents sens du terme ont en commun la notion de fausses apparences, qu’il s’agisse de « lame de laiton ou de cuivre très mince ayant l’apparence de l’or », de « faux or ou de faux argent » ornant un habit, de « faux éclat, apparence brillante et trompeuse » ou encore de « vêtements voyants, vieux habits dont un reste de clinquant fait ressortir l’usure ». ’
304.
‘ Nous pensons ici aux quartiers de viande qui occupent le premier plan de nombreuses oeuvres de Bacon, et en particulier le tableau intitulé Painting (1946). Voir annexe 11, p. 401. ’ ‘F. Bacon voyait le corps comme une carcasse enrobée de viande sanguinolente : « Si je vais chez le boucher, je trouve surprenant de ne pas être à la place de l’animal », disait Bacon. (David Sylvester, L’Art de l’Impossible, entretiens avec Francis Bacon, traduit de l’anglais par Michel Leiris éd. A. Skira, Genève, 1976)’
305.
Ibid.’
306.
Ibid.’
307.
‘ De son côté, Marlow désespère de trouver des rivets pour réparer le vapeur dont il a la charge, or tout est là, sauf les rivets, ce qui permet de faire tenir l’ensemble en place et qui évite le morcellement : « What I really wanted was rivets, by heaven! Rivets. To get on with the work — to stop the hole. Rivets I wanted. There were cases of them down at the coast — cases — piled up — burst — split! You kicked a loose rivet at every second step in that station yard on the hillside. Rivets had rolled into the grove of death. You could fill your pockets with rivets for the trouble of stooping down — and there wasn’t one rivet to be found where it was wanted. We had plates that would do, but nothing to fasten them with. » (HOD, 58)’
308.
‘ Marlow voit Kurtz pour la première fois : « I saw the man on the stretcher sit up, lank and with an uplifted arm, above the shoulders of the bearers. » (HOD, 99)’