Chapitre II
L’Enigme : entre rébus et rebut ?

1. Une trace de « rien qui fut d’avant 

Nous tenterons d’aborder les points obscurs les plus signifiants qui parsèment les oeuvres de Conrad et de Lowry, répandant autour d’eux une sorte de halo de correspondances et de résonances. Que ces points énigmatiques soient de lumière, de peinture, d’encre de chair ou de sang, ils font à chaque fois trou dans la narration. Nous aborderons la question de la trace et de son énigme en commençant par la trace de sang que Decoud laisse sur le plat-bord du canot, à la hauteur du banc de nage :

‘He looked for some scratch, for some mark, for some sign. All he discovered was a brown stain on the gunwale abreast of the thwart. (N, 409 ; c’est nous qui soulignons)’

Nous remarquerons la progression depuis la matérialité de la trace quasi animale et archaïque (« scratch »), en passant par la marque (« mark ») plus délibérée et articulée pour aboutir au signe (« sign »), le signifiant qui apparaît sur le plat-bord, lequel fait bord avec l’Autre du Golfo Placido. En effet, Decoud bascule par-dessus bord :

‘His eyes looked at it while he fell forward and hung with his breast on the gunwhale and the fingers of his right hand hooked under the thwart. They looked —  (N, 415). ’

Decoud bascule et laisse une tache de sang, énigme à deux volets sur le plat-bord, s’accrochant au bord de nage.

Ceci veut-il dire que l’énigme du sens, du signe, du signifiant réside dans cette zone liminaire, la « thin, thin line » de Stephen dans A Portrait of the Artist as a Young Man de Joyce ? Cette ligne borde un silence, et ce faisant, elle fait entendre le silence tout comme l’absence fait voir l’objet manquant, les quatre lingots manquants autour desquels tournoient les termes de l’énigme telle que la formule Nostromo :

‘There they were. One, two, three. Yes, four gone. Taken away. Four ingots. But who? Decoud? Nobody else. And why? For what purpose? For what cursed fancy? Let him explain. Four ingots carried off in a boat, andblood! ’ ‘In the face of the open gulf, the sun, clear, unclouded, unaltered, plunged into the waters in a grave and untroubled mystery of self-immolation consummated far from all mortal eyes, with an infinite majesty of silence and peace. Four ingots short!and blood! (N, 411 ; c’est nous qui soulignons)’

L’énigme tient en quelques mots réunis dans une sorte de formule à géométrie variable, soulignée dans le passage cité et se terminant de façon identique par une césure syntaxique assortie d’un tiret, équivalent typographique qui matérialise la coupure et s’ouvre sur le sang ainsi métaphoriquement libéré : «  — and blood! ». Est-il possible de lire ce fragment comme un surgissement dans la brèche entre l’absence, représentée par les quatre lingots manquants, et la présence, signifiée par la tache de sang ? Ou encore, faut-il se souvenir des paroles de Decoud qui rappelle à Antonia le peu de cas que fait Montero de la vérité ainsi que des vies humaines lorsqu’il dit : « He will wash out that sacred truth in blood. In my blood! » (N, 173) ? Ne dit-il pas là le risque encouru par le langage qui sera immolé sur l’autel de la vérité historique, celle qui tel un Moloch ou un Minotaure réclame son tribut de victimes : les mots, et ceux qui en connaissent le sens et l’usage ?